« Il n’y a de différence entre notre époque et l’époque messianique que la fin de la tyrannie des empires. »
Schmuel, Talmud de Babylone, Sanhédrin, 99a
Vertiges de l’identité
Plus que d’autres, la métapolitique de Heidegger est fondée sur une ontologie identitaire qui recouvre une mystique de l’Être-(Patrie). Elle s’inscrit ainsi, de façon certes originale, dans le courant général des exécrations d’une modernité qui déracinerait tous et chacun. Ce thème, jadis banal dans des mouvements comme l’Action française, est repris aujourd’hui par des partis populistes divers, de droite comme de gauche, pour s’opposer à une Europe jugée désincarnée et une mondialisation rejetée comme occidentalisée. Plus généralement encore, la pensée déconstructive favorise l’essentialisation des différences pour créer toutes sortes de « communautés », fondées sur les pratiques sexuelles, alimentaires, religieuses, etc. La pop culture consumériste renforce encore ces communautarismes pour constituer ses cibles commerciales : tout produit, tout réseau social, tout jeu vidéo vous affecte à une « communauté ».
Comme en miroir, la reconquête d’une identité jugée aliénée fait aussi l’ordinaire des revendications postcoloniales. S’appuyant sur le souvenir des crimes des colonisations européennes, elles entendent restituer, dans une sorte de rivalité mimétique, des identités religieuses, nationales, voire ethniques et raciales.
Détaillons à présent les effets de ces politiques de l’identité, non seulement par leur prégnance chez les philosophes heideggériens mais dans bien des courants qui se définissent par leur hostilité à un Occident fantasmé, y compris des groupes islamistes.
L’Apocalypse et Saladin
Dès ses premiers commencements chez Joachim de Flore, l’apocalyptisme moderne est d’emblée une lecture théologique du politique, tout événement historique étant interprété comme accomplissement de la prophétie apocalyptique. Dans son Expositio in Apocalypsim [1], Joachim de Flore interprète ainsi la victoire de Saladin sur les Croisés, qui eut lieu alors même qu’il finissait son livre : « La sixième tête du Dragon, c’est celui dont il est parlé dans Daniel : “Un autre roi paraîtra après eux et il sera plus puissant que les premiers” (Daniel, VII, 24). La sixième tête a pris son essor avec ce roi des Turcs nommé Saladin qui naguère [1187] a soumis la cité sainte [Jérusalem] » (1982, p. 144) ; et Joachim conclut alors que les rois apocalyptiques sont là « pour ériger le blasphème de Mahomet » (1982, p. 133).
Comme les modernes théologiens politiques qui en dérivent, Joachim va du sens anagogique traitant des fins dernières à un sens historique immédiat et politiquement orienté : la troisième croisade, commandée notamment par Frédéric Barberousse, allait partir deux ans après la prise de Jérusalem par Saladin. L’idée d’une troisième étape de l’histoire du salut semble ainsi liée d’emblée à l’interprétation théologique de l’histoire politique. Il va alors à l’inverse de l’allégorèse patristique qui allait du sens historique des écritures au sens anagogique et, dans cette inversion, réside la nouveauté d’une herméneutique des derniers temps : les fins dernières expliquent directement les événements historiques présents, sans qu’il soit même besoin des Écritures puisque l’histoire, sous la dictée de l’Être providentiel, semble écrire d’elle-même sa propre fin. Tout devient signe – et, après le chapitre Winke (signes, indices) des Beiträge (GA 60), l’avant-dernier tome des Cahiers noirs s’intitulera également Winke. Le monde est le texte mensonger d’un complot machiné par la publicité (l’Öffentlichkeit enjuivée) mais par bonheur un Penseur est là pour interpréter les signes épars du grand Événement qui s’approche. Avant d’être condamné au bûcher, Fra Dolcino de Novare en appelait déjà à l’empereur Frédéric Barberousse, chef du Ier Reich, deux fois excommunié, pour réformer radicalement le monde [2]. Comme plus tard Hitler pour Carl Schmitt, Frédéric Barberousse devenait ainsi l’opérateur de l’histoire du salut. Mais la temporalité du prophétisme nazi est bien spécifique : il trouve sa particularité dans l’interprétation apocalyptique de l’histoire immédiate, voire de l’actualité.
On pourrait se demander si l’apocalyptique moderne, dont Joachim est le fondateur reconnu, ne serait pas une figuration théologique d’un conflit entre la chrétienté et l’islam. C’est du moins ce que laissent supposer les porte-parole de Daech qui, comme naguère Heidegger, assimilent le christianisme et le judaïsme mais pour abominer ensemble « les sionistes et les croisés ». Toutefois, le messianisme apocalyptique ne respecte guère les frontières et, dualiste par principe, ne reconnaît que deux camps fort extensibles : ainsi, en Irak comme au Yémen, des djihadistes sunnites et chiites peuvent-ils s’affronter sans merci.
1. Heidegger chez les islamistes
Convergences
Si le rapport de l’heideggérisme avec le christianisme est bien documenté, il n’en va pas de même pour le rapport avec l’islam, ni a fortiori l’islamisme. En 1934, en lui envoyant son livre sur la Gnose, Jonas félicitait Spengler pour le deuxième tome du Déclin de l’Occident, notamment la partie consacrée à l’islam, modèle enviable, selon Spengler, de la pensée magique, et Spengler lui répondit « vous seul m’avez compris ». Certes, Spengler était plus mussolinien qu’hitlérien, mais les nazis ont souvent apprécié l’islam ou, du moins, l’islamisme, pour son aura flatteuse d’antisémitisme. Ludwig Clauss, par exemple, s’était converti, appréciant une théologie politique jugée exempte de toute influence judéo-chrétienne. Himmler, lui aussi fasciné par l’islam, forma une division SS de Bosniaques musulmans.
Cependant, la question de l’islamisme divise encore l’extrême droite. On a vu pendant la guerre de l’ex-Yougoslavie des groupes néonazis se diviser pour combattre les uns du côté serbe (avec le soutien russe), les autres du côté bosniaque (avec le soutien saoudien). Toutefois, des compromis avec l’islamisme sont possibles, par le biais d’ennemis communs : de la Turquie à l’Égypte, à l’Arabie et à l’Iran, des classiques comme Mein Kampf ou le Protocole des Sages de Sion sont des succès de librairie et font souvent autorité en matière d’histoire. Islamisme et heideggérisme contemporain partagent les mêmes ennemis : l’Occident, la modernité, la démocratie. À quoi Heidegger et secondairement Derrida ajoutent la culture. C’est aussi la dénonciation commune de l’Occident et de la science qui a fait de Heidegger une source d’inspiration : tant chez les chiites comme Hossein Nasr, élève de Henry Corbin, que des sunnites de la génération suivante comme Ziauddin Sardar, qui ajoute une touche prononcée de postmodernité, voire de transmodernité et de postcolonialisme [3]. Il s’agit notamment, pour ce qui concerne la science, de la rejeter comme occidentale, pour récuser notamment le darwinisme. Et, surtout, pour promouvoir une « science du cœur » selon Tariq Ramadan, cette science sacrée qu’il enseignait dans une chaire oxonienne prestigieuse ouvertement financée par le Qatar [4].
Le sunnisme
Abdul Rahman Badawi, philosophe égyptien, premier traducteur de Heidegger, le reconnaissant comme le fondateur de l’existentialisme, en a fait aussi l’initiateur du courant « libre (hurra) » opposé au courant « lié (muqayyida) » à une confession juive ou chrétienne. Il est donc « libre » et reste compatible avec l’islam [5].
Si la réception académique dans les pays arabes renouvelle les ambiguïtés feutrées de la réception occidentale, une réception islamiste se précise avec des auteurs comme Ibrahim Vadillo, qui affirme que seuls les musulmans peuvent vraiment comprendre Heidegger [6].
D’autres connexions restent à explorer. Dans son panthéon, Douguine place René Guénon juste après Heidegger. Or Guénon, refondateur de l’église gnostique de France, se convertit à une forme de l’islam ésotérique et s’installe au Caire en 1930 où il prend le nom de Cheikh Abd al-Wahîd Yahya pour annoncer la destruction de l’Occident. Il compte parmi les sources de Sayyid Qutb, idéologue des Frères musulmans, théoricien du djihadisme moderne et, à ce titre, inspirateur revendiqué par Oussama ben Laden et son successeur Al Zawahiri. Qutb, il est vrai, ne développe pas une pensée apocalyptique et se contente de situer en Ouzbékistan l’ultime combat cosmique. La fin de temps reste un aspect secondaire ou marginal chez les Frères, tant sont prioritaires à leurs yeux la réislamisation des musulmans (sortie de la Jahiliya) et la prise du pouvoir, conforme au principe de la hakamiyya : Allah est le seul souverain.
On sait le régime qatari favorable aux Frères musulmans ; et Tariq Ramadan, petit-fils de leur fondateur, et propagandiste intellectuel de ce mouvement, se réfère volontiers à Heidegger et Nietzsche pour critiquer la rationalité, qu’il juge occidentale.
Sur la chaîne qatarie Al Jazeera, Žižek, dont la contribution ouvre Deconstructing Zionism, devint le commentateur attitré des révolutions arabes [7] pour les mettre en garde contre les démocraties occidentales – et la démocratie élective, fort peu appréciée dans le Golfe. Dans un hommage à Derrida, Zabala y met aussi en garde contre ceux qui « croient encore à des idées nostalgiques et dangereuses comme l’“objectivité”, la “réalité”, la “vérité”, les “valeurs” comme préconditions de la démocratie », car il s’agit de « la recherche d’affirmations fanatiques et absolues » [8]. En effet, le fanatisme absolutiste des démocrates doit-il être dénoncé dans les médias qataris. En revanche, les djihadistes sunnites peuvent passer pour des libérateurs, et Vattimo, dès 2005, comparait « aux maquisards de la Résistance » Al Zarkawi, alors leader d’Al Qaïda en Irak, noyau fondateur de Daech [9].
Le chiisme et l’Iran
C’est dans le chiisme politique que Heidegger a eu le plus d’écho. Certes, dans Deconstructing Zionism, Vattimo approuve obligeamment Ahmadinejad, mais il garde le silence sur l’heideggérisme officieux en Iran. Or Henry Corbin, spécialiste des courants ésotériques de l’islam, notamment chiites, fut, avant même Beaufret, le premier traducteur de Heidegger en France, dès 1938, avant de faire école à Téhéran. Disciple et traducteur de Corbin, le philosophe iranien Ahmad Fardid a forgé la notion d’« intoxication par l’Occident » (« Gharbzadegi » en persan, littéralement « Ouestoxication »). Cette notion fut reprise par Ali Shariati, idéologue majeur du régime. Pour Fardid, il faut dénoncer la machination judéo-maçonnique inspirée de l’« obscurcissement du monde » selon Heidegger, pour rejeter comme allogènes les droits de l’homme, la démocratie, la tolérance et prôner le retour à l’« authentique Moi oriental ». Ce retour justifie un antisémitisme appuyé sur une théorie traditionnelle du complot qui a fait école chez des auteurs comme Zabih Behruz et Hosayn Malek. Ainsi Heidegger est-il devenu une référence chez certains islamistes aujourd’hui au pouvoir.
À partir de Heidegger, Fardid et ses élèves ont en effet élaboré une triple justification politique de la théocratie iranienne :
a) en adaptant un antisémitisme qui n’était pas de tradition en Iran ;
b) en assimilant le Seyn heideggérien [la vérité de l’Être] au Mahdi [Messie] ;
c) en transposant enfin la théorie de la Führung au Velâyat-e-faqih, littéralement le gouvernement par le Docte, qui instaure l’ayatollah Khomeiny en Guide de la Révolution (Valiy-e faqih), chef suprême de l’armée et des Gardiens de la Révolution que commandait Ahmadinejad, formé à l’école de Fardid.
Dès la prise du pouvoir par Khomeiny, Fardid et Ahmadinejad militaient au Bureau de renforcement de l’unité entre universités et séminaires de théologie (Daftar-e Tahkim-e Vahdat-e Hozeh va Daneshgah), chargé de mettre au pas l’Université et de liquider les marxistes et les démocrates, notamment en 1980 dans ce que l’on appelait officiellement la Révolution culturelle islamique.
Le messianisme justifie ce dispositif politique, comme le souligne Meir Javedanfar :
« Fardid soutint la demande des révolutionnaires pour un système de Velâyat-e-faqih (ou gouvernement par le savant islamique), dans lequel le guide suprême est considéré comme le représentant de Dieu pour tous les Chiites. Cette conception concordait avec la conviction de Fardid en l’importance d’un leader fort, ou, comme Heidegger l’aurait dit, d’un “Führer”. […] L’antisémitisme d’Ahmadinejad est inséparable de sa grande vision apocalyptique, influencée par Fardid, et qui a comme son moment culminant le retour du messie chiite, le Mahdi. Selon cette vision, le retour du Mahdi débarrasserait le monde de tous les gouvernements et idéologies “corrompus”, tels que le sionisme. » [10]
Dans cette perspective, la fin de l’histoire humaine périme évidemment tout humanisme, car nous entrons dans le règne divin : Fardid estimait « en accord avec Heidegger », que « l’humanité avait connu un âge de l’histoire quand Dieu était absent, mais que maintenant la Vérité se révèle et l’homme devient Dieu – ce qui périme l’humanisme comme idolâtrie (taghut) de l’homme » [11]. En conséquence, Fardid soutint le massacre de trente mille prisonniers politiques en 1988 et l’ayatollah Mesbah Yazdi comparait crânement son rôle auprès d’Ahmadinejad à celui de Leo Strauss auprès de l’administration Bush [12].
Regains heideggériens
Sur la question de l’islam, la révélation de l’antisémitisme du Maître semble avoir fait récemment lever un certain silence. Le Bulletin heideggérien publia par exemple en 2015 une étude de Kata Moser [13] sur la réception arabe de Heidegger, qui va croissant, tout d’abord dans les milieux académiques. L’islam devient en outre un champ d’intérêt pour les penseurs heideggériens, comme en témoignent divers articles et colloques [14].
Dès lors, des convergences se précisent. Di Cesare déplore par exemple le « naufrage laïque » puisque la laïcité « ne fonctionne pas dans un monde globalisé », considère qu’« ont été démentis ceux qui ont pris la sécularisation pour un processus irréversible », met en cause la « raison des Lumières » qui aurait fait du « ”dialogue interreligieux” une affaire d’élites » et favoriserait « l’islamophobie non moins que l’antisémitisme » (Corriere della Sera, 15 décembre 2015). Outre qu’il n’y a aucune symétrie entre islamophobie et antisémitisme, le discours sur l’impossible sécularisation reprend le principal thème schmittien de Taubes.
2. Sur l’interprétation postcoloniale du terrorisme islamiste
Pour la pensée déconstructive, notamment dans son domaine postcolonial [15], le fanatisme des djihadistes n’a pas de cause interne à la religion, ne doit rien aux théoriciens et prédicateurs envoyés dans le monde entier, de Londres à Manille, par des tyrannies qui s’opposent à tout mouvement démocratique et veulent étendre leur influence.
L’explication déconstructive est politique, bien qu’elle élude les causes politiques au sein du monde arabe ou persan : l’islamisme dépendrait bien au contraire d’une unique cause externe, car il est soit un produit de l’impérialisme occidental, soit une réaction à cet impérialisme. Le philosophe Slavoj Žižek soutient ainsi que le radicalisme islamique exprime « la rage des victimes de la mondialisation capitaliste » [16].
En quoi le professeur tunisien, le djihadiste ouzbek, le converti wallon ou normand sont-ils au même titre enragés et non manipulés ? Ne seraient-ils pas aussi victimes d’une forme d’islamisme [17] qui les engage au crime et peut les envoyer à la mort ? Cette position de principe, nous allons le voir, colore et gauchit toute interprétation des attentats islamistes, au risque de réviser l’histoire à mesure qu’elle s’écrit.
La faute au camion
Les attentats revendiqués par des formations islamistes n’ont pas manqué d’attirer la réflexion de philosophes importants comme Judith Butler et Jean-Luc Nancy.
Leurs réactions toutefois multiplient les ambiguïtés sur la qualification des crimes et le statut des victimes.
Quatre jours après l’attentat du 14 juillet 2016 à Nice, le philosophe Jean-Luc Nancy publiait dans Libération un bref article intitulé « Un camion lancé… », alors passé presque inaperçu, mais qui n’a rien perdu de son intérêt. En voici le début : « Un camion lancé pour écraser des enfants – entre autres – donne une image insoutenable du nihilisme. Le nihilisme lui-même nomme un aboutissement : celui de notre histoire et de notre civilisation. Qu’il s’empare de simulacres religieux ou bien d’égarements psychotiques, qu’il se veuille fou de Dieu ou de transhumanisme, il trouve à se distiller et à empoisonner partout et chez tous ceux que peuvent fasciner les puissances d’anéantir. / Il ne suffit pas de lui déclarer la guerre. Il faut nous en prendre à nous-mêmes, à notre entreprise universelle de puissance jamais assouvie. Il faut arraisonner et démonter les camions fous de nos supposés progrès, de nos fantasmes de domination et de notre obésité marchande. » [18]
Le lecteur ne saura pas qui conduisait le camion (Mohamed Lahouaiej Bouhlel, un Franco-Tunisien de trente et un ans) : « lancé » comme si le conducteur avait sauté en marche, il devient un « camion fou » qui échappe à tout contrôle. L’auteur ne dit pas qui a revendiqué l’attentat (Daech) ; ni que l’attentat a fait quatre-vingt-six morts et quatre cent cinquante blessés, sans compter les personnes souffrant de syndrome post-traumatique (parmi lesquelles une quinzaine d’enfants alors encore à naître et qui ont été affectés par le stress de leur mère). Les victimes ne sont pas détaillées : il n’est cependant pas indifférent que trente-sept soient des étrangers appartenant à dix-neuf nationalités ; ni qu’une trentaine d’entre elles soient issues de l’immigration maghrébine – la première victime fut une grand-mère musulmane, Fatima Charrihi.
Le fait même du crime n’est pas qualifié (le mot attentat est absent de l’article), son agent reste effacé, comme l’organisation qui revendique ce crime de masse, dont l’éventail même des victimes évoque un crime contre l’humanité. La symbolique, pourtant soigneusement choisie, échappe : le 14 juillet, il s’agissait évidemment d’atteindre la démocratie, tout aussi honnie par Daech que tournée en dérision par Jean-Luc Nancy [19].
S’attarder sur ces détails serait indigne d’un philosophe comme Jean-Luc Nancy. Toutefois, leur preste escamotage s’apparente à une forme discrète de négationnisme et permet une inversion des responsabilités : le coupable du crime ayant ainsi disparu, Nancy en produit sur-le-champ un autre, le « nihilisme » – un concept critiqué notamment par Heidegger, penseur nazi dont il est un spécialiste prestigieux [20].
Qui est nihiliste ? Non les tueurs, mais les victimes attestées et potentielles : « Il faut nous en prendre à nous-mêmes ». Pour y voir plus clair, cherchons qui est donc ce nous, dans « notre histoire », « notre civilisation », « notre entreprise universelle de puissance », « nos supposés progrès », « nos fantasmes de domination », « notre obésité marchande ». À ce ventre ultime, on aura reconnu l’Occident ploutocrate et postcolonial [21]. Heidegger considérait le nihilisme comme le destin de l’histoire occidentale et prétendait, nous l’avons vu, que les juifs s’étaient exterminés eux-mêmes.
Ici le nihilisme entraîne l’autodestruction de l’Occident : pour Nancy, il s’anéantit lui-même et il en est le seul responsable, sans qu’il soit même besoin d’évoquer l’aide enthousiaste et désintéressée des djihadistes.
Critique de la modernité
Dans la pensée mythique, les objets agissent d’eux-mêmes et peuvent à tout moment devenir des personnages. Le conte merveilleux de Jean-Luc Nancy se poursuivait en incriminant les camions et plus généralement les machines : « Il ne suffit pas de hausser le ton : il faut aussi penser ce qu’exister peut vouloir dire d’autre que faire rouler des camions, des machines et des entreprises. Un homme politique, une femme politique aujourd’hui ne peut plus éviter de parler du sens de notre monde. Et pas seulement en récitant la devise de la République française. Car chacun de ces mots est écrasé par les camions, les machines et les entreprises », (loc. cit., mes italiques).
Faudrait-il comprendre que la liberté est écrasée par les camions, l’égalité par les machines et la fraternité par les entreprises ? C’est du moins l’industrie qui est visée et Renault se substitue à Daech. L’exemple vient d’en haut. Heidegger lui-même avait procédé ainsi, dans la conférence privée de 1949 où il évoquait « la fabrication de cadavres dans les chambres à gaz et les camps d’extermination » comme un effet de la technique mondialisée et l’assimilait à l’« industrie alimentaire motorisée » (supra, chap. III). Il avait été précédé en cela par le médecin SS Friedrich Entress, qui décrivait avec un humour caractéristique l’assassinat de masse « sur un tapis roulant ».
Or l’extermination ne fut en rien industrielle. Elle commença par la Shoah par balles ; ensuite, le plus grand nombre des détenus moururent de maladie, d’épuisement, de faim ; et même dans les camps d’extermination, les moyens techniques restaient frustes, comme en ont témoigné les survivants des Sonderkommandos. Peu importe, l’assimilation de la destruction des vivants à la production de cadavres, l’inversion de l’antique parallèle entre la guerre et l’agriculture parurent si profondes que les heideggériens érigent jusqu’à nos jours leur Maître en penseur de l’extermination. Nimbé de son prestige, Jean-Luc Nancy a publié une postface à un article de Robert Antelme, témoin majeur des camps, intitulé Vengeance ? [22]. Il la conclut ainsi : « Nous devons être capables de discerner les effets sournois de la victoire sur les fascismes » (p. 45) ; « Nous avons connu depuis 1945 bien d’autres prétendues figures du Mal [que l’Allemagne], nous avons vu se reformer un esprit de croisade où le désir de vengeance se flatte d’agir au nom des valeurs de la démocratie, du droit et de l’humanisme » (p. 44). Ainsi, la date de 1945 n’est-elle pas celle d’une libération mais d’une catastrophe rampante qui délégitime Nuremberg, la justice internationale, le rétablissement de la démocratie et des droits de l’homme, tous « effets sournois de la victoire sur les fascismes ».
3. La faute à l’Occident
L’Occident reste cependant une essentialisation confuse qui a pris une consistance médiatique avec Le Déclin de l’Occident, d’Oswald Spengler (1918-1922), ouvrage de référence pour toutes les extrêmes droites européennes et, à présent, pour divers déclinistes [23]. Bien que l’Occident soit aujourd’hui la cible de tous les auteurs majeurs de la pensée déconstructive et postcoloniale, ce protagoniste épouvantable, cette essentialisation massive ne va aucunement de soi. On ne sait s’il s’étend de Buenos Aires jusqu’à Vladivostok ; ni qui le représenterait : Robespierre ou de Maistre, Marx ou Napoléon III, Lénine ou Mussolini, Judith Butler ou Simone Veil… L’Occident n’explique rien, pas plus d’ailleurs que l’Orient [24] .
Cette essentialisation massive ne peut que justifier un rejet global et gomme évidemment toutes les contradictions. Relisons sur ce point Heidegger : « Le titre d’“Occident” est un concept historique qui renvoie à l’histoire et à la culture de l’Europe actuelle, qui se lève avec les Grecs et surtout les Romains, et qui est déterminée essentiellement et portée par le christianisme juif. » [25] L’Occident jadis défini comme chrétien et juif est devenu aujourd’hui, dans le discours islamiste, la patrie « des sionistes et des croisés ». L’essentiel reste aujourd’hui que l’Occident demeure la cible commune de Daech – et, plus généralement, des islamistes, mais aussi des philosophes déconstructeurs – et que l’on puisse imputer les attentats aux victimes. Trois jours après l’article de Jean-Luc Nancy, l’imam niçois Abdelkader Sadouni déclarait à Il Giornale.it : « S’il y a des attentats, c’est la faute de la laïcité des Français. » [26]
Faudra-t-il cependant bientôt craindre les effets sournois d’une victoire sur l’islamisme ? Jean-Luc Nancy le dira certainement. Il affirmait déjà dans L’Humanité que le terrorisme islamique n’est qu’une réponse à la mondialisation : « Comment ne pas remarquer qu’il [le fondamentalisme religieux] aura répondu à ce qu’on peut désigner comme le fondamentalisme économique inauguré avec la fin du partage bipolaire et l’extension d’une “globalisation” » (20 novembre 2015). L’Occident serait ainsi devenu mondial et le fondamentalisme comme idéologie religieuse ne serait que la réponse au fondamentalisme économique. Faudrait-il regretter pour autant le « partage bipolaire », voire en préparer un nouveau entre les peuples opprimés et les « sionistes et croisés » ? La « réponse » islamiste qu’évoque Nancy n’élude pas la complicité de l’Occident puisque les islamistes trafiquent avec lui pour acheter leurs armes à ses industries lourdes : « D’où vient l’argent de Daech, Al-Qaïda, Boko Haram… […] Ici se trouvent des zones très obscures. Quelles places occupent les grandes puissances économiques dans ces zones, quels rôles jouent-elles ? Je ne dis pas qu’elles payent Daech, c’est plus subtil et plus compliqué que ça. […] Maintenant il y a un vrai trafic d’armes, et pour cela il faut des trafiquants, et donc des industries lourdes, que l’on trouve en France, en Allemagne ou dans des pays similaires. Il y a dans la mondialisation une circulation d’argent et d’armes qui donne les moyens d’une violence inconnue jusqu’ici. D’où l’explosion actuelle. » [27]
Il ne faut rien attendre de l’État de droit, dont l’évanescence serait indirectement responsable des attentats : « L’État dit “de droit” représente de manière paradoxale la forme à la fois nécessaire et tendanciellement exsangue d’une politique privée d’horizon et de consistance. Notre humanisme productiviste et naturaliste se dissout lui-même et ouvre la porte aux démons inhumains, surhumains, trop humains… » (Nancy, L’Humanité, loc. cit.). Ces prétendus démons semblent selon Nancy annoncer un tournant historique, une énergie nouvelle propre à sauver le monde du capitalisme occidental : « Des contours, des tonalités, des dispositions se sont mis en place ; rien de fixe ni de définitif, bien sûr, rien sur quoi se referme un couvercle d’histoire du genre du “siècle” mais tout de même une configuration ou du moins la forme d’un tournant, l’énergie d’une inflexion, voire d’une impulsion. La force dont est chargée la soirée du 13 novembre 2015 à Paris relève de cette énergie. C’est aussi pourquoi elle semble engager aussitôt la perspective soit d’un tournant décisif, soit de l’amorce d’une nouvelle génération […] nous ne sommes pas simplement devant le déchaînement soudain d’une barbarie tombée d’on ne sait quel ciel. Nous sommes devant un état de l’histoire, de notre histoire – celle de cet “Occident” devenu la machine mondiale affolée d’elle-même. » [28]
Ainsi, la violence criminelle, désignée par l’allusive mention de « la soirée du 13 novembre » devient-elle une énergie prometteuse qui marque l’émergence d’une « nouvelle génération » et un tournant de notre histoire.
Cette même soirée suscita un article de Judith Butler, philosophe de Berkeley internationalement connue comme initiatrice de la « théorie du genre » et figure respectée des études postcoloniales [29]. Paru en anglais dans Verso, il fut traduit le 19 novembre 2017 dans Libération, sous le titre « Une liberté attaquée par l’ennemi et restreinte par l’État ».
Après avoir trouvé l’attentat « choquant » (shocking), Butler jette doublement le doute sur la revendication par Daech. D’une part, « les experts étaient certains de savoir qui était l’ennemi avant même que l’EIIL ne revendique les attentats » : cela accréditerait comme au 11 Septembre la thèse d’un complot. D’autre part, le communiqué parle de « perversité », ce qui ne serait pas étranger au langage islamique : « Qu’ils aient choisi pour cible un concert de rock – un endroit idéal pour un massacre, en fait – a été expliqué : ce lieu accueillait l’“idolâtrie” et “une fête de perversité”. Je me demande comment ils connaissent le terme “perversité”. On dirait qu’ils ont des lectures étrangères à leur domaine de spécialité (field). »
La professeure Butler aura sans doute par inadvertance négligé les sourates 3, 5, 6, 9 (notamment versets 49-54), 32 et 59 du Coran, où la perversité est sainement condamnée, comme il se doit dans les religions qui se respectent.
Au même moment, Hani Ramadan, cadre des Frères musulmans à l’échelle internationale (et par ailleurs petit-fils du fondateur Hassan El-Banna) publiait sur le site de La Tribune de Genève un communiqué appelant, au nom du Centre islamique de Genève, à « déterminer qui sont les véritables coupables et commanditaires de ces crimes odieux » [30]. Son frère Tariq déclarera ensuite que les attentats du 13 novembre sont « un prétexte pour déclarer la guerre à la Syrie », guerre qui aurait été « préparée par la France bien avant » [31].
Les véritables auteurs du massacre restent ainsi dans l’ombre, mais Butler dénonce clairement l’État français : il est dirigé par un bouffon (buffoon), il proclame l’état d’urgence et porte atteinte aux libertés [32], il mène une « guerre nationaliste contre les migrants » [33]. Enfin Butler dépasse le nationalisme français pour mettre les victimes en concurrence : « Le deuil semble strictement limité au cadre national. Les près de cinquante morts de la veille à Beyrouth sont à peine évoqués, et l’on passe sous silence les cent onze tués en Palestine au cours des dernières semaines, ou les victimes à Ankara. » [34]
La mise en accusation de l’Occident et des États occidentaux, la mise en doute des commanditaires des attentats, tout cela exerce une pression sur l’opinion et peut même influencer la qualification des crimes.
4. La révolution postmoderne
Le tournant « révolutionnaire » de l’islamisme fut diversement annoncé. Dans son livre, L’Islam révolutionnaire, Ilich Ramírez Sánchez, dit Carlos [35], invitait déjà, avec l’ardeur du nouveau converti, les « mouvements antiglobalisation » à rejoindre le combat pour « libérer le monde de l’exploitation impérialiste et la Palestine de l’occupation sioniste ». L’islamisme serait alors de gauche et Judith Butler expliquait en 2006 qu’« il est extrêmement important de considérer le Hamas et le Hezbollah comme des mouvements sociaux progressistes, qui se situent à gauche et font partie d’une gauche mondiale » [36]. Ils feraient même partie de la cause révolutionnaire internationale : « La postmodernité du fondamentalisme se reconnaît à son refus de la modernité comme arme de l’hégémonie euroaméricaine – à cet égard, le fondamentalisme islamique représente bien un exemple paradigmatique. » [37]
Cette révolution antimoderne rappelle fort la « révolution conservatrice » dans l’Allemagne de Weimar. Par cette formule euphémique, Armin Mohler désignait le mouvement de pensée qui a préparé l’instauration d’un État total justifié par une obscure théologie politique [38] et radicalement opposé aux valeurs de la modernité que sont la démocratie, les droits de l’homme, l’autonomie des citoyens, l’égalité entre hommes et femmes, l’État de droit.
Aujourd’hui, l’Iran khomeiniste aurait montré la voie de cette révolution : « Dans la mesure où la révolution iranienne a exprimé un profond rejet du marché mondial, elle pourrait être considérée comme la première révolution postmoderne. » [39] Outre que l’Iran fait partie du marché mondial et ne cesse de dénoncer les restrictions d’accès, rappelons que l’Iran Times célèbre chaque jour les accords commerciaux internationaux de l’Iran. Peu importe, on a compris que la révolution postmoderne qui est ici donnée en exemple paradigmatique est l’instauration d’une théocratie, qu’elle soit chiite ou sunnite, comme le califat selon Daech.
Dans cette métapolitique, les assassins peuvent devenir des héros (ou martyrs), et la répression des démocrates, des journalistes indépendants ou des défenseurs des droits de l’homme illustre une révolution anti-impérialiste « paradigmatique ». Ce double régime de vérité a été reconnu par Foucault dès l’instauration sanglante de la République islamique : l’Iran n’a pas « le même régime de vérité que nous » [40].
L’état d’exception crée sa propre vérité, c’était déjà le thème heideggérien de son séminaire sur L’Essence de la vérité en 1933. Il reste que, dans ce régime de vérité, les démocrates et les laïques sont impitoyablement réprimés [41] ; et sur le terrain, en Syrie, les groupes djihadistes de différentes obédiences n’ont rien de plus pressé que de combattre les résistants laïques ou simplement démocrates.
Une telle orientation « révolutionnaire » a trouvé en France divers échos, notamment après les premiers attentats de 2015 contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher, qui visaient tout à la fois la laïcité et le judaïsme. Il faudrait revenir sur l’ouvrage d’Emmanuel Todd, Qui est Charlie ? [42], qui traite du catholicisme « zombie » (sic), non de l’islamisme… Pour sa part, Alain Badiou, dans le racinien Notre mal vient de plus loin, penser les tueries du 13 novembre, crédite les criminels d’un « héroïsme sacrificiel » [43]. Badiou s’en prend lui aussi au nihilisme, « subjectivité populaire qui est générée et suscitée par le capitalisme mondialisé » [44], puisque « c’est la fascisation qui islamise et non l’islam qui fascise ». Passons enfin sur Onfray, dont des entretiens ont été repris dans des vidéos de Daech, comme cette déclaration au Point du 15 novembre 2015, soit deux jours après les attentats du 13 novembre, sous le titre « La France doit cesser sa politique islamophobe » : « Si nous continuons à mener cette politique agressive à l’endroit des pays musulmans, ils continueront à riposter comme ils le font. La France devrait cesser cette politique islamophobe alignée sur les États-Unis. » [45]
À propos de ces penseurs, Boualem Sansal a parlé d’« idiots utiles », mais, pour fondée qu’elle paraisse, cette formule discourtoise de tradition léniniste néglige que leurs propos sont parfaitement concertés et même adroits si l’on en juge par leur diffusion. De fait, nos penseurs radicaux partagent avec les islamistes les mêmes ennemis, l’Occident fantasmé, la démocratie, les droits de l’homme, la justice internationale, la rationalité. Tous redoutent que l’État de droit ne désarme et ne dissipe leurs théologies politiques, qu’elles s’appuient sur Sayyid Qutb ou Hassan Al Banna, Martin Heidegger ou Carl Schmitt.
Un bon nombre de philosophes radicaux, de Nancy à Vattimo, Agamben, Žižek, Badiou récusent l’État de droit en invoquant Heidegger – qui, avant même la publication de ses écrits les plus antisémites et ouvertement hitlériens, s’attira le suffrage de divers islamistes, de Abdul Rahman Al Badawi à Ibrahim Vadillo. Ahmad Fardid en Iran s’en revendiqua pour créer une école de pensée dont est issu Mahmoud Ahmadinejad [46]. Au demeurant, les théoriciens de Daech, malgré les références occasionnelles à des penseurs d’époque mérovingienne, maîtrisent parfaitement la rhétorique postcoloniale et la mettent à profit pour recruter. S’ils sont évidemment réservés à l’égard de la théorie du genre, ils mettent sur le même plan action humanitaire, croisades et génocides, comme naguère Derrida dressant dans Le Monolinguisme de l’autre [47] la liste des méfaits secondaires de la « pulsion coloniale » en énumérant « missions religieuses, bonnes œuvres philanthropiques ou humanitaires, conquêtes de marché, expéditions militaires ou génocides ». En quoi cependant nos penseurs radicaux seraient-ils aujourd’hui utiles aux islamistes ? Le but des attentats n’est pas seulement de s’en prendre à des symboles comme Charlie Hebdo, l’Hyper Cacher, le Musée juif de Bruxelles, la fête du 14 juillet à Nice. Au-delà de la sidération de la violence, il s’agit pour les islamistes de désorienter l’opinion, d’empêcher la réflexion, d’inverser les rôles des victimes et des bourreaux. En aggravant la confusion, en l’approfondissant stratégiquement, en poursuivant la violence par d’autres moyens, nos idéologues pourraient prétendre ainsi à la mission historique de supplétifs.
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