C’est un vrai village comme autrefois : maisons de pierre, portes de bois, pavés dans la rue, fontaine sur la place. Les joints ont été refaits entre chaque moellon, car ils n’avaient pas l’air assez grossiers, les pavés sont disposés avec une irrégularité précise et l’auberge arbore son nom sur un panneau de bois mal dégrossi. Le magasin près de la fontaine vend du super-rural : vaisselle avec défauts, verres ébréchés, couteaux au manche de bois soigneusement pas soigné, lingeries de grands-mères où les accrocs sont bien apparents.
L’habitant même, quelquefois, est plus vrai que nature. Des offices de tourisme ont lancé dans les rues de leurs villages la mode du costume traditionnel. En tout cas, pendant que les Parisiens sont là…
Mais il faut que ça se voie ! Si par hasard le visiteur ne se rendait pas compte à quel point il est dans l’authentique rural ? Il vaut mieux donner un petit coup de pouce ! Pour mieux avoir l’air de… Ce qui émanait des pierres et des rues, au temps des anciens villages est la marchandise que l’on veut vendre. Hélas, elle n’apparaît pas sur commande. Pour l’avoir forcée, on obtient du factice, mettant en œuvre un processus dont la compréhension fine est essentielle pour l’intelligence du problème de la protection de la nature.
Contentons-nous de remarquer que dans le triste cas évoqué précédemment, il est assez facile de résumer ce qui ne va pas : on veut faire intentionnellement ce qui est du domaine de automatique. Volontairement ce qui est de l’ordre du spontané ; délibérément ce qui relève du naturel.
La Volonté comme anti-nature nous ramène à cette idée constante que ce qui coule de source, ce qui passe sans effort, ce qui surgit émotionnellement a une allure bien à soi. Et ne peut pas être commandé…
Il est intéressant de rapprocher ce processus de l’épineuse question de l’animation des villes nouvelles. On essaie de décider l’existence d’une série d’interactions qui dans les villes spontanées se sont construites quasiment au hasard au cours des siècles. Rien de voulu dans les flux des déplacements, dans les lieux de rencontre, les concentrations d’activité. Mais l’œuvre automatique, « naturelle », de processus sociaux, économiques et psychologiques. Vouloir les décréter, les planifier, c’est toujours faire du pseudo. Et peut-être que lorsque ces endroits deviennent vraiment des villes (si cela arrive) c’est malgré, contre, les efforts faits. Par-dessus et au-delà, si des processus à déroulement spontané y trouvent ici ou là un point d’ancrage.
Et puis regardons-nous, nous-même. Il nous arrive certainement, quelquefois, de vouloir fonctionner comme une ville nouvelle ou un village restauré.
Par exemple, si nous décidons volontairement que nous voulons manifester une émotion. Entre la mimique naturelle, les gestes spontanés et l’attitude que nous aurons alors, le gouffre qui sépare l’authentique du faux induira chez l’interlocuteur un malaise, une défiance, une incompréhension. On sent le faux naturel qui est toujours du naturel volontaire, chose impossible puisque par définition nous avons tendance à définir la nature comme ce qui échappe à la volonté.
Ce dont nous sommes en train de parler correspond à une notion de base de la psychiatrie moderne, appelée « double contrainte » où « double lien » (en anglais double bind).
Mise au point par l’anthropologue Grégory Bateson, elle a été développée et appliquée par l’école psychiatrique californienne de Palo-Alto. Et elle éclaire d’un jour extraordinaire nos affaires de conservation de la nature. Bien qu’elle n’ait pas été faite pour cela [1].
Alors, attention, accrochez-vous, ce n’est pas simple ! Mais quand on a compris, il est impossible de le regretter ! De toute façon il sera trop tard. Le monde n’aura plus la même couleur…
Quel est le message que nous transmettent ces lieux fabriqués pour se donner des airs ?
Celui qu’on leur a insufflé jusqu’à la moelle pour qu’ils soient ce qu’ils sont. Il est facile à traduire et court à exprimer :
« Soyez spontanés. »
Ce message constitue un exemple de la fameuse double contrainte qui se définit comme un ordre auquel on ne peut ni obéir, ni désobéir.
D’habitude on reçoit beaucoup d’injonctions qui nous plaisent ou non. Mais dans les deux cas on peut se situer par rapport à elles. On peut leur dire oui ou non.
Ce qui est rigoureusement impossible avec une double contrainte. On ne peut ni obéir, ni désobéir.
On ne peut rien faire !
Sauf se rouler par terre.
Ce qui arrive très souvent.
Vous ne me croyez pas ? Alors essayons, en nous souvenant que la notion que nous expérimentons est la clef du problème de la nature dans notre société.
Étant donné l’ordre : « Soyez spontanés. »
Essai n° 1 : Obéissance
On me dit d’être spontané. Plein de bonne volonté je dis oui. La spontanéité c’est ce qui se déclenche automatiquement. Sans ma volonté ! Cela va déjà être difficile pour moi de décider d’être spontané. Je risque le factice du village vrai faux rural. Mais surtout si je suis spontané, c’est en obéissant à un ordre, et l’obéissance à un ordre est le contraire de la spontanéité. Dans ce cas si je suis spontané, c’est la volonté d’un autre qui agit, alors que le naturel spontané suppose l’autonomie de la pulsion émotive. Donc en obéissant je désobéis. Si je suis spontané c’est l’effet d’un ordre. Et l’effet d’un ordre est par définition non spontané.
Essai n° 2 : Désobéissance
On me dit d’être spontané. Je dis non. J’échappe aussi à l’ordre et je retrouve mon autonomie, donc ma spontanéité. En refusant, j’ai réalisé l’injonction qui m’était faite. J’ai agi spontanément. Donc en désobéissant, j’obéis.
C’est dur ?
Cela vaut la peine de continuer sur ce chemin. Le message qui donne une double contrainte induit toujours des paradoxes et des indécidables.
En voici un autre signalé par les auteurs de la théorie.
Vous roulez sur la route et vous voyez un panneau qui dit :
« Ignorez ce signe » ou « Il est interdit de lire ce panneau ».
Essai n° 1 : Obéissance
Totalement impossible d’obéir, puisque pour obéir il faut recevoir le message et pour ça il faut d’abord le lire, et c’est précisément ce qui est interdit.
Essai n° 2 : Désbéissance
C’est-à-dire lire le panneau. C’est facile. C’est même automatique.
Mais pour avoir désobéi et avoir pris connaissance de l’injonction, il faut se conformer à celle-ci, puisque la simple présence d’un panneau routier officiel implique que l’automobiliste obéisse. Donc la désobéissance qui consiste à lire le panneau et à prendre connaissance du message implique qu’on lui obéisse en tant que signe du code de la route, et donc qu’on n’en prenne pas connaissance puisque c’est ce qu’il demande.
J’entends d’ici les réflexions ! Et si cet exemple est particulièrement tordu, il n’en a pas moins été photographié sur une autoroute américaine.
Et la nature ?
Patience. La perception de la double contrainte est un entraînement. Un apprentissage. Quantité d’entre elles jouent dans la communication quotidienne avec des effets désastreux. Mieux même, tout notre rapport avec la nature est actuellement bâti dessus.
Le double lien est donc inextricable. La phrase affirme quelque chose sur elle-même. Celui qui la reçoit ne peut rien faire de convenable. Il n’y a rien d’adapté. Il est condamné s’il le fait, et condamné s’il ne le fait pas.
Combien de fabricants de double contrainte pourrait-on repérer si on faisait plus attention aux petites phrases du genre : « Elle (ou il) veut tout et le contraire de tout », « Quand on lui donne noir, il veut blanc, et inversement », « Elle n’est jamais contente… » Le processus a été utilisé pour rendre fous de pauvres chiens. Ils sont dressés à reconnaître un cercle d’une ellipse et la bonne réponse donne droit à manger de bonnes choses.
Un jour on met le chien en double contrainte. Simplement en lui montrant un cercle qui est presque une ellipse. On pourrait dire tout aussi bien une ellipse qui est presque un cercle. La différence étant en dessous du seuil possible de discrimination, l’animal est dans une situation où il ne peut agir ni dans un sens ni dans un autre, ce qui est le trait fondamental rencontré dans le dilemme obéir ou désobéir.
Il n’y a que trois réactions possibles :
- baver en se roulant par terre,
- mordre tout ce qu’il y a à sa portée,
- se replier dans le silence, la dépression et l’immobilité.
C’est avec un œil neuf qu’on peut maintenant regarder la pancarte de bois soigneusement tarabiscotée pour avoir l’air de ne pas l’être. Qui pour ressembler à une écorce non préparée, a été follement (c’est le cas de le dire) apprêtée en double contrainte du « soyez spontané ».
Comme tout message symbolique, celui-ci passera dans l’inconscient. Avec les mêmes dégâts que chez le chien. L’émotivité du visiteur ne saura jamais si elle doit partir dans le sens du spontané ou du fabriqué, du naturel ou de l’artificiel, du souple ou du raide, du dominé ou de l’authentique, du vrai ou du faux…
Gommer les distinctions fondamentales, coincer les émotions en position paralytique, voilà aussi le but (involontaire je l’espère) d’une autre de nos délirantes inventions : le terrain d’aventure. Aller n’importe où, sans plan, c’est bien là le rêve de l’aventurier. Découvrir au hasard, être surpris, affronter la nouveauté, telle est la motivation de l’explorateur, qu’il soit confirmé ou en culotte courte.
Un terrain c’est un lieu réservé, clos, planifié, prévu. Prévoir l’aventure ! Quel scandale mais surtout quelle belle double contrainte !
Qu’importe si l’enfant ne sait pas ce qu’il va découvrir. Il sait, même confusément, qu’il est dans un terrain d’aventure, c’est-à-dire que c’est pour faire semblant, que des adultes ont fabriqué l’aventure qui est par essence du non-fabriqué. Il sait qu’il ne peut y avoir de vraie surprise, qu’on ne peut trouver que ce qui y a été mis. .
Mais la puissance du jeu entraîne à se laisser faire un peu. À imaginer. L’enfant ne peut ni refuser, ni ne pas refuser. Et le touriste adulte à qui on propose l’aventure sans risque, l’aventure sans imprévu, l’aventure-confort au moins minimum, l’aventure très confortable mais avec Indiens assurés, navigue dans le même no man’s land émotif où le toc a l’éclat du diamant et réciproquement. On peut même très involontairement tomber dans ce processus. La volonté d’authenticité est un souci louable, par exemple dans l’animation des sorties dans la nature, la sauvegarde des monuments ou la tradition folklorique. Sauf que vouloir l’authentique, si on n’y prend pas garde, peut verser facilement dans l’édification de magnifiques doubles-liens. L’authentique ne se décrète pas. Il vient. Des profondeurs. Du mouvement naturel de la pensée et de l’émotion ! Le vouloir, c’est déjà lui couper les ailes.
Je me souviens avec terreur d’une animatrice proposant le contact sensible avec le milieu. Et qui pour ce faire demandait, ou plus exactement suggérait par l’ensemble de son style que cela pouvait être fait volontairement. Alors que l’expérience prouve que le chevalier doit s’endormir aux portes du château, que la volonté doit lâcher prise !
Et quand elle-même décidait de montrer son impression poétique de la nature, quelle catastrophe ! Des implications presque infinies se font jour quand on a appris à repérer de si singuliers phénomènes…
Mais avant d’aller plus avant, il faut enfin par un petit résumé, allumer résolument notre lanterne, même si ce qu’on va voir risque de n’être pas spécialement rassurant :
- Toute société, tout individu a tendance à définir la nature comme étant ce qui ne dépend pas de notre volonté.
- La protection de la nature est une intervention volontaire pour préserver des milieux.
- Ce qui est reconnu comme nature par la sensibilité est de l’ordre du spontané, de la non-intervention.
- La protection est interventionniste, tout le contraire du spontané.
Donc la protection tue la nature, en ce sens qu’elle élimine l’ambiance de l’involontaire, essence du concept de nature. L’idée de base qui préside aux meilleures intentions vis-à-vis de la nature dans nos sociétés est une fantastique double contrainte : c’est littéralement une idée folle. Avec de redoutables conséquences…