« À la première réflexion raciste paf ! j’ai allongé le mec ! »
XY : J’aimerais bien qu’on traite différentes questions qui sont liées aux politiques identitaires, à la question de l’identité telle qu’elle est vue dans les milieux de gauches ou d’extrême-gauche, mais aussi telle qu’elle est vue chez des gens qui ne sont pas forcément des militants politiques. Donc on pourrait commencer par une première chose évidente : c’est qu’aujourd’hui en France, on utilise pour catégoriser les gens dans la population des termes de type ethno-racial, c’est-à-dire « c’est un Beur », « c’est un Rebeu », « c’est un Juif », « c’est un Musulman », « c’est un Français », « c’est un Gaulois »… Et donc, comme vous êtes plus jeunes que moi, ce langage est normal pour vous, c’est le langage de tous les jours, ça n’a rien de nouveau. Donc j’aimerais savoir comment vous vivez ces mots par rapport à votre propre situation, votre milieu familial, vos copains. Et puis, après, quels rôles politiques ont ces mots, cette façon de catégoriser la population en fonction d’une appartenance ethnique ou ethnico-religieuse. Par exemple, toi tu étais où à l’école en France ?
Karim : J’étais à Argenteuil.
XY : Bon, et tes copains te traitaient comment ?
Karim : Dans un premier temps, je ne me rendais pas compte. J’avais beaucoup de copains blancs, français et il n’y avait aucun souci. Et puis, au collège, il y avait moins de mixité sociale et ethnique, il y avait beaucoup plus d’Arabes, de Noirs du quartier, assez d’immigrés, quoi. Là, bon, j’ai perçu qu’il y avait pas mal de copains rebeus qui ne traînaient qu’entre eux. Et c’est à ce moment-là que je me suis rendu compte que, moi, j’avais des copains blancs. Alors eux, je sentais que ça les intriguait un peu…
XY : Et est-ce que tes parents t’ont averti de ce qu’on appelle aujourd’hui, très joliment, la différence ?
Karim : Ça je le savais dès le début parce que moi je suis arrivé en France à 4 ans, je venais d’Algérie. Étant petit, je n’étais pas à l’aise sur le fait qu’on puisse me percevoir comme différent.
Aurélien : Et tes parents parlaient français, entre eux.
Karim : Oui. Mes parents avaient déjà vécu en France avant, mais ils sont revenus au moment de la montée de l’intégrisme, de la guerre civile. Je sais que petit, il y avait un peu du racisme, je ne me sentais pas à l’aise, mais c’était plus en tant qu’immigré…
XY : …mais tes parents ne t’ont pas mis en garde ? Ils ne t’ont pas dit : « Réponds si ton te dit ’’sale arabe’’ ! » ?
Karim : On n’en parlait pas, mais ils avaient peur qu’on soit discriminés, je pense. Je me souviens d’une anecdote. On part au cinéma avec mes parents, j’avais six ou sept ans, et dans la file il y a un petit de mon âge, d’origine française. Et on discute un peu et il me sort « Ouais, les Arabes ils puent ! ». Je me disais : « Merde, qu’est-ce qu’il raconte ? » Il était avec son père, mais nos parents ne se regardaient pas. Ça m’a agacé, je l’ai poussé un peu, et mon père me fait « Chut ! Tais-toi. Laisse. ». Et ils ne se sont pas échangé un regard ou un mot avec le père de l’autre. C’était entendu. J’avais beau insister, il ne faisait rien. Je pense que mon père avait aussi un malaise par rapport à ça… Il ne voulait pas qu’on rentre dans la psychose, c’était plus implicite. Bon, ça arrivera, mais profil bas…
XY : Parce que moi [XY est métis], mon beau-père, à la première réflexion raciste, il m’a pris dans un coin : « Je vais t’apprendre la boxe ! ». Et à la réflexion suivante, paf ! J’ai allongé le mec. Je lui ai cassé les dents, ça s’est vite réglé. Tes parents ne t’ont pas dit : « Il faut que tu te défendes » ?
Karim : ... on n’en a jamais trop parlé…
XY : Et aucun adulte autour ne t’a parlé de ces situations-là ?
Karim : L’attitude de défense, c’était plutôt : « Bon, ça ne me touche pas »… On sait qui on est, on a une dignité et il y aura toujours des cons. C’était implicite. Je pense qu’ils savaient que très vite on le sentirait.
Aurélien : Il faut dire que tes parents sont quasiment des réfugiés d’Algérie… Le rapport au pays d’accueil n’est pas le même…
Karim : Oui, il y a le rapport au pays qui n’est pas le même… et il y avait eu la guerre d’Algérie… Je savais que la France, c’était l’ancien ennemi… Un truc pas simple, pas clair… Mais c’était plutôt instinctif : « En France, bon, on aime pas les Algériens »…
« J’ai vu d’autres choses : plutôt des mecs qui insultaient des Blancs ou des trucs comme ça »
XY : Et quand tu as grandi, au collège, avec tes copains, vous en discutiez, collectivement, des moyens de vous défendre avec les mots ou avec les poings ?
Karim : Non, mais au collège heu… Je vais plutôt prendre les choses en sens inverse… Parce que moi, c’était pas ça, au collège…
XY : Tu rasais les murs ?!
Karim : Une anecdote qui est révélatrice, et moi-même ça m’avait choqué… Moi, je n’avais pas de souci, à l’école, j’y arrivais plutôt bien : Ma mère était instit, alors je rentrais le soir et s’il n’y avait pas de devoir, elle me disait : « Ah ouais ? Il n’y a pas de devoir ? Eh bien tu vas bosser ! »… Elle tenait vraiment pas à ce qu’on me dise « Ah ouais, t’es un Arabe, t’es con ». Donc on a toujours été dans les premiers de la classe. Et c’était à la baguette… Donc il n’y avait vraiment aucun complexe de moins y arriver, ou autre… Au point que par exemple, en primaire, il y a un petit, un Arabe du quartier qui me regarde dans la cour et qui me dit « C’est vrai que t’es intelligent ? ». Je ne comprenais pas du tout ce qu’il me racontait, là… Bon, donc, au collège, pour te dire les rapports qu’il y avait par exemple entre Noirs et Arabes, pour prendre des termes descriptifs, phénoménologiques… Moi j’avais des copains blancs, de la classe moyenne, très sympa, sans souci, etc. Mais je voyais qu’avec les mecs de la cité, ils ne se mélangeaient pas : il y avait un côté hermétique, mais c’était plus du côté rebeu… Et un jour je descends les escaliers du bahut et il y avait des gars du quartier qui se marraient en crachant sur les gens du haut de l’escalier, en se moquant… Je les vois, je les regarde pour passer, et ils me disent « Non, vas-y, toi c’est bon ». Bon, on était du même quartier, mais il y avait aussi clairement la dimension « T’es rebeu, toi, c’est bon »… Et là je me suis dit « Ah merde »… Je n’étais pas du tout dans ce rapport-là avec les Blancs…
XY : Et est-ce que à un moment tu as réfléchi à ces mots-là « blancs », « rebeu »…
Karim : Ce n’était pas des mots qu’on utilisait, à l’époque… C’était en 1995-97…
XY : Pourtant ce vocabulaire-là était déjà bien diffusé, hélas !
Karim : Moi je ne l’utilisais pas. Et moi en tant qu’immigré, il ne fallait pas qu’on me dise que je n’étais pas français. Je ne voulais pas avoir à faire mes preuves ou quoi que ce soit…
XY : … tu te considérais comme français ? Avec plus d’affinités avec certains types de Français…
Karim : … tout en supportant la question « Oui mais tu viens d’où ? », de la part des copains, des profs. Par exemple, j’ai un prof de musique un jour, il me sort « Tes parents sont de quelle origine ? » Je lui dis et il me dit « Ils doivent être fiers de toi, ils t’ont très bien éduqué »… C’était quoi le message ? T’es pas Blanc mais tu ne fous pas la merde, t’es gentil comme un Français ? Ça le dérangeait…
XY : Et à la fac ?
Karim : En fait déjà au lycée, j’ai changé de ville, toujours en banlieue. Mais c’était un lycée très bien classé quant aux résultats du bac, le deuxième. C’était un bon lycée. Et alors là c’était sociologiquement complètement différent du collège : une majorité de Français d’origine, un milieu bien plus aisé. Là je me suis rendu compte qu’on me regardait… Alors je ne sais pas si c’était moi qui accentuais la chose pour revendiquer mon origine, mais je dénotais : j’étais habillé en survet’, basket, comme dans ma cité. Et ce n’était plus perçu de la même façon : là ce n’était plus la norme, j’étais plutôt le « loulou ». Et alors là je me suis mangé des remarques troublantes, même si ce n’était pas du racisme. Je me souviens la prof de grec qui m’engueule : « Mohamed, tais-toi ! ». Bon, mais je ne m’appelle pas Mohamed et mon prénom n’a rien à voir… J’étais le seul Reubeu de ma classe. Ça m’a fait bizarre. Heureusement, il y a un copain qui en venu de voir à la pause et qui m’a dit « Elle a un malaise la prof » et ça m’a fait du bien qu’un Blanc, Français, me dise que je n’avais pas rêvé.
Aurélien : Et c’était du racisme ? Ou est-ce que pour elle tu lui rappelais un Mohamed qui l’avait traumatisé ? C’est courant ce genre de chose… Moi on m’a déjà appelé Julien…
Karim : Difficile à dire. Là il y avait un ton quand même… Pourquoi la seule fois où elle m’a appelé Mohamed, c’est lors d’une engueulade ? Ça faisait un an que j’étais dans la classe. Bon c’est des choses… ou alors tu restes bloqué dessus et tu deviens fou, ou alors tu passes.
XY : Et tu ne t’es jamais battu physiquement pour une remarque raciste ? T’as jamais cogné sur un mec ? T’as jamais molesté quelqu’un ? C’est bizarre parce que moi je me suis battu plusieurs fois… Bon à une époque complètement différente…
Karim : Bon une fois, c’était avec des copains et on gueulait un peu dans la rue en jouant. Et il y a une vieille qui devait se sentir persécutée qui nous a lancé « Retournez dans votre pays ! » Bon, là ça nous a chauffé, en plus c’était dans notre quartier. Bon évidemment, on n’a pas tapé la petite vieille… Mais bon on l’a insulté…
XY : T’as pas de souvenir, au cours élémentaire ou au lycée, ou à la fac, de t’être trouvé dans des situations où il fallait cogner ? Imposer la terreur physique face un mec ou une nana qui tenait un discours raciste ?
Karim : …
XY : …ou d’autres gens autour de toi ?… Parce que toi tu peux ne pas avoir un comportement sanguin ou violent, mais tu peux l’avoir vu autour de toi…
Karim : Ben tu sais en banlieue, tu sais… Non, vraiment. Mais j’ai vu d’autres choses : plutôt des mecs qui insultaient des Blancs… des truc comme ça… « C’est un bouffon »… des attitudes un peu… clanique… ou ethnique…
XY : Et à la fac ?
Karim : Alors à la fac encore moins ! À part au lycée, à la fac, il n’y avait quasiment que des Arabes… On était une majorité alors…
XY : Un copain blanc, enfin portugais, me racontait qu’il était allé dans une université aux États-unis. Et à la cantine, il prend la première table et c’était des noirs. Les mecs lui demandent pourquoi il s’assied là, sans agressivité. Il s’est rendu compte que dans cette université, chaque groupe mangeait à part : la table des Asiatiques, la table des Noirs, etc. Et tu ne l’as pas remarqué, toi, à la fac ? Au resto U ? Les groupes affinitaires ? Parce que ça, ça fait réfléchir !
Aurélien : Non mais là, t’es en France…
Karim : Ici, ça n’existe pas, ça. Ou alors ceux qui se mélangent le moins, c’est les Algériens qui viennent directement d’Algérie, ou les Comoriens… Les « blédards » : ceux qui viennent du bled. Et il y a aussi beaucoup d’associations ethniques : les étudiants algériens et l’union des kabyles, qui ne se mélangent pas entre eux, les étudiants comoriens, tunisiens, etc. Mais ceux qui ont vécu en France, ils sont tous mélangés. Et c’est normal : à l’école on a tous baigné dans l’ambiance antiraciste, c’était une évidence, des choses qu’on discutait même en classe à travers les textes en français, les textes des Lumières ou plus récent, de Cl. Levi-Strauss, etc. Là on voyait des positions philosophiques contre le racisme qui, à moi, me parlaient.
XY : Et t’as pas eu l’impression qu’il y avait un double-discours ? Parce que moi je le vois partout le double discours, chez les gens de gauche ! Même ceux qui militent pour les sans-papiers !
Karim : À la fin de la troisième, pour l’orientation il y avait des choses qui ne se discutaient même pas pour les Reubeus : BEP, CAP… Il y avait ce truc-là…
XY : Justement, c’est ça le racisme institutionnel, c’est celui qui ne se dit pas comme tel ! Ce n’est pas l’apartheid !
Aurélien : Bien sûr, mais il faut faire la part des choses : Est-ce que c’était ces Arabes-ci qui étaient mauvais ou est-ce que tu sous-entends que tous les Arabes étaient considérés comme mauvais ? Il y a une ségrégation sociale extrêmement forte à l’école, et ça recoupe les clivages culturels. Toi, ton orientation, elle n’a pas posé problème…
« C’était du racisme ou de la distinction de classe ? »
XY : Quand tu es dans les supers-bons dans un système basé sur l’excellence scolaire, le racisme institutionnel ne se manifeste pas. Mais quand tu es dans les moyens ou dans les faibles qui pourraient être rattrapés, là en général… Tous les gens qui ont réussi racontent ça. J’étais au salon du livre, et il y avait cinq jeunes écrivains, de je ne sais quelles origines, françaises ou algérienes, et tous racontaient que leurs profs les avaient cassés : « Vous ne ferez jamais rien, vous êtes incapables d’écrire », etc. Et ils travaillaient sur le thème : tout le monde ne peut pas être écrivain, mais beaucoup peuvent l’être, la preuve, moi j’écris mon bouquin, bon, qui vaut ce qu’il vaut, mais je l’ai fait. Et tous racontaient cette rencontre-là avec le système scolaire.
Aurélien : Mais ils étaient de quelles origines ?… C’était du racisme ou de la distinction de classe ? Elle est là la question…
XY : Je n’en sais rien… Mais ça se mélange… Je n’ai pas le souvenir d’avoir eu en face de moi cinq Franco-Africains, ou Franco-Maghrébin, ou autre… Mais l’institution casse les gens qui ne sont pas dans les excellents… Moi avec mon fils, tous les ans jusqu’au bac, j’ai été obligé d’aller voir son prof principal pour lui expliquer comment il fonctionnait. Parce que son premier trimestre n’était jamais très bon, c’est un élève qui intervient beaucoup en classe, et qui paraît brillant, mais les résultats ne suivent pas, etc. Et les profs se plaignaient « Il ne fait rien à la maison ». Moi je leur expliquais : « Il faut ses devoirs quinze jours en avance, parce qu’il est lent, qu’il lui faut du temps et sa progression est lente dans l’année ».
Aurélien : En quoi c’est du racisme de la part de l’institution ?…
XY : Non mais un enfant qui est lent, boum ! Et si en plus il n’a pas de parents pour lui payer des cours particuliers et contester les appréciations sur le carnet scolaire, tout ça, là, le racisme institutionnel, il est parfait !
Sofia : Ce n’est pas du racisme. C’est la norme de l’institution et tu en es exclu si tu ne rentres pas dedans, c’est tout.
XY : Oui mais moi je suis traducteur, mon ex est psychologue, en bien en face de nous, le prof il s’écrase ! Si elle était femme de ménage et moi ouvrier chez Renault, on aurait envoyé notre fils dans le technique !
Aurélien : Bien sûr. Mais quel rapport avec le racisme ?
XY : Eh bien selon que tu es Blanc ou pas Blanc, on ne te tient pas le même discours.
Aurélien : Tu ne nous as pas montré ça.
XY : Oui mais toutes les études montrent que…
Aurélien : … bien sûr, mais là c’est autre chose. On parle d’expériences pratiques : c’est le thème de la discussion. Et là ce que tu nous racontes, c’est que Blanc ou Noir, on te virera selon que tu sois fils d’ouvrier ou fils de prof. Que tu sois Rebeu, Noir ou Blanc, ça change aussi des choses, mais ce n’est pas ce que nous montre. Et je crois que ce n’est pas évident à cerner dans nos expériences, qui sont toujours très ambiguës : je ne nie pas le racisme, je dis qu’aujourd’hui on surinterprète toutes les discriminations en à l’aune de la couleur de la peau, et on oublie ce qu’on appelle le « racisme de classe » — e terme est d’ailleurs hautement significatif : le terme de « race », on l’applique à la classe sociale, comme si c’était le critère premier… Je fais fonction de prof en banlieue et il y a un gamin de ma cité dans mon collège. La mère est une de nos voisines et le gamin est métis : elle est française, il est malien. À l’école il était plutôt moyen. Sa mère le surprotégeait, elle est très dominatrice, surprotectrice. Et ça l’a étouffé, le gamin. Peut-être craignait-elle le racisme au collège et croyait le protéger… Mais bon, le racisme au collège… Comme c’est plus de 90 % de Noirs, de Rebeus, de Turcs, et que les Français de souche il doit y en avoir un par classe, le racisme peut difficilement s’opérer à l’intérieur…
XY : Si ! Le racisme est diffusé dans toute la société ! Il n’y a pas de raison qu’il ne soit pas présent chez les profs !
Aurélien : Évidemment, mais les situations singulières demandent à être interprétées. Je prends un bus de la banlieue nord, que je connais bien, pour aller voir mes parents. Une dame, noire, arrive trop tard alors que le bus est en train de partir. Elle frappe contre la porte en courant et le bus met cinquante mètre pour s’arrêter, le conducteur hésitait, elle aussi. Bref, une scène classique. Les portes s’ouvrent enfin, la dame monte et crie au conducteur « Raciste ! », parce qu’il ne s’était pas arrêté tout de suite… C’est pourtant une scène banale que tu vois constamment, quels que soient les couleurs des uns ou des autres. Là le conducteur était blanc, et la dame noire. Mais imagine l’inverse : la blanche aurait-elle crié « Raciste ! » au conducteur ? C’est très symptomatique d’une surinterprétation des situations.
XY : Si on continue comme ça, on le verra aussi.
Aurélien : Est-ce que c’est du « racisme institutionnel » ? Bien sûr que non. La dame interprétait la scène en instrumentalisant le racisme, mais pour son propre compte ! Ce n’était en rien du racisme de la part du conducteur, et d’ailleurs moi je ne l’ai jamais vu. C’est comme l’histoire de Karim au collège, les gars qui crachent sur ceux qui passent mais pas sur lui : Est-ce qu’ils l’ont épargné parce qu’il était rebeu ou parce que c’était leur pote, tout simplement ? Dans ce dernier cas, moi je l’ai vécu aussi. Ce n’est pas facile de voir et ça l’est de moins en moins. On est dans un état qui est très instable, j’ai l’impression. Et l’interprétation va déterminer la réaction en face… C’est une question difficile… Effectivement, on peut absolument tout interpréter à l’aune du racisme. Et il y a une véritable psychose chez certains Rebeus : on discutait dernièrement avec Karim de l’entretien de Khaled Kelkal [auteurs des attentatds de 1995] qu’on venait de relire et on se disait qu’il était vraiment dans la paranoïa. Tout ce qui lui arrivait était dû au fait qu’il était rebeu. Et ça, c’est de plus en plus facile, tu peux le faire partout.
« Le ressenti raciste je l’ai vécu en arrivant en banlieue »
Sofia : Ça c’est une façon de poser le problème qui est quand même assez récente. Moi je vois, en sixième, je suis entré dans un collège parisien assez réputé et moi, avec mon nom et prénom à consonances arabes, on m’a mis dans une classe avec tous les cas sociaux du quartier et on était quatre ou cinq Arabes. Ma mère est partie voir le principal, mais ça ne lui était pas venu à l’esprit de lui dire que c’était parce que j’étais arabe qu’ils m’avaient mis dans une classe comme ça. C’était plutôt : « Bon comment faire en sorte qu’elle n’en reste pas là, parce qu’on connaît ce type de classe », etc. Elle n’est pas du tout rentrée dans un argumentaire de type discriminatoire. Il se produirait la même chose aujourd’hui, je ne suis pas sûre qu’elle n’aurait pas ce discours-là immédiatement. En quinze-vingt ans, il y a un recours de plus en plus facile au discours ; « C’est des racistes ! ». Je me souviens d’une scène à l’aéroport : mes parents rentraient de Tunisie et dans la file pour les tickets de parking, trois Tunisiens tentent de dépasser Aurélien. Il ne les laisse pas passer et direct la femme se met à dire « Laisse tomber, de toute façon c’est un blanc ! c’est des racistes ! »…
Aurélien : Je leur dis : « Écoutez, je viens chercher une vieille dame tunisienne qui rentre du pays… » Ils me répondent : « Ouais, ouais, c’est ça… On vous connaît, vous ! »…
Sofia : Je suis de la génération d’avant Karim et je vois bien que lorsque mes parents sont arrivés en France, à la fin des années 60, il y avait toute une sociabilité qu’il n’y a plus. Depuis il y a ce repli sur soi, les chaînes câblées qui arrivent, les voisins qui se parlent de moins en moins, etc. Ça fait que mes parents aujourd’hui, même si c’était latent chez eux, il y a un racisme, ou en tous cas une coupure vis-à-vis de la société française qui est assez nette. Récemment, je voulais les faire sortir de chez eux et je suis hallucinée : ils redécouvrent un pays dont ils se sont coupés depuis le début des années 90, la guerre du golfe, etc. Là il y a eu un tournant, avant ils parlaient français, etc. Il y a une évolution dans le temps qui est perceptible. Contrairement à Karim, du fait que je sois une fille, j’ai eu droit au discours « Bon les filles vous sauvez l’honneur, vos mecs sont tous des délinquants, les filles maghrébines, c’est l’excellence ». Et le discours de mon père, c’était plutôt « Méfie-toi des garçons, c’est des Don Juan ». Je n’ai jamais été sensibilisé au racisme de sa part, parce que ça n’existait pas.
XY : Et tu ne l’as jamais subie à l’école, au lycée ?
Sofia : Non. Par provocation, je te dirai que le ressenti raciste, vraiment, je l’ai vécu en arrivant en banlieue… A part quelques petites anecdotes infimes du genre une prof au lycée qui m’a demandé, parce que mes notes avaient baissées de manière catastrophique pour des raisons personnelles, si je faisais le ménage à la maison, si je n’étais pas exploitée, si mes frères ne me commandaient pas trop, etc. Voilà, c’est la plus grosse histoire raciste que j’ai à raconter… Ou alors c’est du « racisme positif », on va dire : je suis nulle en math et une prof me dit « Mais c’est pas possible, vous les Arabes vous êtes tous bons en math, comment ça se fait ? ». C’est tout ce qu’on peut rattacher à quelque chose de culturel… Par contre, je ne me suis jamais sentie aussi arabe que depuis que je suis arrivée en banlieue. J’ai fais toutes mes études à Paris. Tu parlais de la fac, moi j’y suis rentrée en 1993 et ce qui m’a choquée c’était ce qu’on appelait le « banc des ’’picty’’ » (les « typiques »), tout un groupe, des rebeus, qui étaient là rassemblés tandis que moi je fréquentais ma promotion, des Français. Et en discutant avec ces gens-là, on se rendait compte que c’était des gens de la banlieue sud, tandis que la fac était à Paris. Cette division je l’ai sentie. Et c’était sur ce banc que s’organisaient, les mariages, les échanges, les business, etc. Mais moi je n’ai jamais vraiment vécu le ressenti raciste. On ne m’a jamais insulté. Jamais d’insultes racistes. Ou alors des accrochages parce que je suis en couple avec un blanc… Par exemple des voisines qui m’ignorent parce qu’elles ont compris que j’étais avec un Français…
Aurélien : Il faudrait préciser de quel racisme tu parles, là…
Sofia : Je parle du racisme des Arabes envers les Français, ou les athées, ou ceux qui ne font pas ramadan, ou toute sorte d’émancipation par rapport à la religion. Là t’en prends plein la gueule. Alors ça ne va pas être explicite, parce qu’ils n’ont pas encore le courage de leurs opinions, mais ça va être des regards, des remarques, la « hagra », le mépris, etc. Et moi c’est la première fois que je me suis sentie différente, c’est au milieu d’Arabes, dans ce contexte de ghetto ethnique.
XY : La question c’est par rapport à la définition même du mot racisme. Il y a des degrés : il y a les vannes stupides que n’importe qui peut faire et le reste. Je me souviens à RESF, il y a un couple de Marocains qui arrive et la responsable qui leur dit : « Ne vous inquiétez pas, vous ne vous ferez jamais arrêter, vous n’avez pas une tête de marocain ! ». Ils étaient vachement choqués : « Ben si on a des têtes de marocains ! » Et elle, elle insistait : « Mais non, mais non ! ».
Aurélien : Et c’est du racisme, pour toi, ça ?…
XY : Bon, en tous cas ce n’est pas très intelligent…
Sofia : Ça joue sur deux choses, l’ambiguïté des étrangers en France, quelle que soit la génération. Moi ça a commencé à m’énerver dès « SOS-Racisme » : j’étais en seconde, je commençais à me poser des questions politiques, philosophiques… C’était à la fois la revendication à la différence et la revendication à la ressemblance. Il y a une ambiguïté par rapport à ça, on oscille en fonction du contexte… « SOS-racisme », c’était « Tous potes ! », « Touche pas à mon pote ! », etc. Moi je vivais quand même des retours au bled assez difficiles. Les deux mois d’été que j’y passais, j’en prenais plein la gueule : « Tu parles pas bien l’arabe », etc. T’en pends plein la gueule, les Arabes entre eux, c’est pas des potes, et les Arabes pour les immigrés qui rentrent pour l’été, c’est loin d’être des potes. Donc moi j’avais déjà toute cette distance par rapport à ce discours angélique « Non non, il ne faut pas être raciste, tout le monde est gentil, quelle que soit la culture, on est tous sympas », etc. Non. Et quand en plus en tant que femme, tu vis le machisme de l’homme arabe. Et alors là, non ! Ce n’est pas aussi simple…
Karim : En tous cas il n’y a aucun discours qui permette de penser ça. Moi pareil, par rapport à la religion. Mes parents on fuit l’intégrisme algérien, ils ont vécu dans les années 70 en France, avant d’y retourner. Bon, ils ne sont pas religieux, ce n’est pas de bigots, etc. Je suis arrivé en France, et j’y ai rencontré un attachement à la religion qu’on n’avait pas du tout dans la famille. Je voyais par exemple au moment du ramadan, on me demandait systématiquement, tous les ans : « Pourquoi tu ne fais pas le Ramadan ? ».
XY : Quand tu revenais en Algérie ?
Karim : Non, en France. Avec mes copains.
Sofia : Tu es un koufar !
Karim : Je passais à l’époque pour un mec bizarre, alors qu’on venait directement d’Algérie… C’était pas évident durant la période du ramadan…
Sofia : C’est une assignation identitaire.
XY : Oui, mais est-ce qu’il n’y a pas une différence entre les mécanismes d’exclusion et de discrimination plus ou moins officiels de la société dans laquelle tu vis et les mécanismes de défense de ceux qui sont victimes de ces discriminations ? Bon, ce n’est pas pour justifier les crachats, mais quand tu en parlais, ça m’a rappelé quand je sortais avec une copine française, je vendais le journal sur le boulevard St Michel et il avait un Africain qui abordait toutes les filles qui descendaient le boulevard. Et les filles le voyaient à l’avance, elles le rembarraient, ou ne lui répondaient pas, etc. Et puis manque de pot arrive ma copine, alors évidemment le mec faisait son show : « Ah ouais t’es raciste, t’aime pas les Noirs, etc. ». Et alors ma copine arrive et dit :« Ben écoute il est là mon copain ». L’autre me voit : « Ah bon, c’est ton copain ? ». Il n’avait plus son argument. Mais cette lecture-là, ou ces mécanismes de défense-là, ça m’est arrivé dans le métro. Il y avait quatre Maghrébins qui emmerdaient une nana, dont un qui était très con et qui l’accusait de racisme. Je suis allé vers eux et je leur ai dit « Vous savez vour pouvez la violer, ou la tuer, personne ne bougera dans le métro. Mais je peux vous assurer que quand vous serez tout seuls, ces mêmes gens qui n’ont pas bougé ils pourront très bien vous flinguer ou vous balancer sur une rame, donc arrêtez de l’emmerder parce que demain, ça va se retourner contre vous ». Bon il n’a rien compris, il voulait me casser la gueule, mais il a arrêté d’emmerder la fille, j’avais déjà gagné ça. Mais les autres ont compris, ils l’ont maîtrisé et l’incident s’est arrêté tout de suite. Eux aussi, ils emmerdaient une nana seule et si elle ne s’intéressait pas à eux, c’est forcément qu’elle était raciste. Mais il faut que ce soit quelqu’un qui soit des deux côtés à la fois pour les faire sortir de leur discours. Ça ce n’est pas du racisme, c’est de la connerie, c’est du harcèlement. C’est comme entre un Français et une Française, le mec va lui dire : « T’es mal baisée, t’es lesbienne », etc. C’est pareil.
Sofia : Non, c’est du sexisme. Et le racisme, qu’il soit le fait de Français ou d’Arabe, c’est du racisme.
XY : Je veux dire que si un homme est rejeté par une femme, si c’est entre gens de la même nationalité ou de la même apparence physique, la technique du mâle change. Donc pour moi, ce n’est pas pareil, les mécanismes de défense que les gens retournent contre le dominant n’est pas la même chose que le discours du dominant.
Karim : En tous cas, ils alimentent la relation raciste. En réduisant tout à cette grille de lecture, ils polarisent.
« Est-il plus légitime d’être raciste pour un Français ou pour un Arabe ? »
XY : Ceux qui ont produit la grille de lecture des races, ce ne sont pas les dominés, ce sont les dominants.
Aurélien : Pour toi, c’est l’Occident qui a inventé le racisme ?
XY : La théorie des races, les grands théoriciens des races, désolé, mais c’est en Occident qu’ils se trouvent.
Aurélien : L’Occident a scientificisé la haine de l’étranger, puis l’a réfuté tout aussi scientifiquement.
Sofia : Au moment des conquêtes arabes, le statut des étrangers était très clair. Je crois que c’est la première fois dans l’Histoire qu’on a autant codifié le statut des étrangers. C’était sur un sol conquis par les Arabes.
XY : Ce n’était pas une question de race. La question religieuse n’est pas une base de race.
Karim : A l’époque, c’était relatif aux origines.
XY : A partir du IXe siècle, lorsqu’il y a eu la grande époque de la culture arabe, lorsqu’ils ont fait venir d’Inde, de Grèce, etc. du moment que les gens participaient au déchiffrage du Coran, ou pour faire des math, sur la médecine, ils étaient acceptés. Je ne me souviens plus s’il fallait qu’ils se convertissent.
Sofia : Il y avait quand même beaucoup de menaces, voire des menaces de mort pour se convertir dans les régions conquises. Je ne te parle pas des Indiens ramenés aujourd’hui d’Inde en Arabie Saoudite, je te parle des conquêtes jusqu’au IXe siècle, c’était : « Convertis-toi ou meurs ».
XY : Ça c’est normal, les chrétiens ont fait pareil partout.
Sofia : Ce qui m’énerve c’est quand on rentre dans le discours « Qui a le monopole de l’invention du racisme ? ». Ça conduit à la question « Est-il plus légitime d’être raciste pour un Français ou pour un Arabe ? » Dans ce que tu dis, ça m’énerve, j’entends : « Oui, les étrangers ont aussi des réactions racistes mais ça se comprend parce que c’est réactionnel, et surtout ils n’ont pas tout un passé comme les occidentaux avec le nazisme, etc., donc leur racisme est moins dangereux et moins à même à se développer que le racisme occidental » !
XY : Ce n’est pas que c’est moins dangereux. Mais il y a la controverse de Valladolid, où il a fallu je ne sais pas combien d’année…
[Interruption de l’enregistrement]
« Quand est-ce que tu te convertis ? »
Aurélien : Je vais aborder la chose d’un autre côté, en racontant ma vie. Moi, je suis né en banlieue nord, au début des années 70, d’une famille on va dire sociologiquement petite bourgeoise, mes parents travaillant dans le socio-éducatif. Et j’ai vécu dans la culture antiraciste, mais vraiment dans l’idéologie antiraciste. Très vite on m’a appris qu’il n’y avait aucune différence entre les gens, ce que tu disais un peu, au début, Karim. Il y a des choses qui sont différentes mais il n’y a aucune différence essentielle et, au fond, il n’y a rien de différent : « Touche pas à mon pote ! ». Moi, j’ai vécu ces années-là, la petite main jaune, je l’ai portée au collège… La bête noire de la famille c’était Le Pen. La pire des insultes c’était « Le Pen ». Ma mère nous faisait sentir dans nos réactions, ce qui était raciste ou non et tout mon collège que j’ai vécu en banlieue, c’était ça. Donc je ne savais pas ce que c’était qu’un Rebeu, à part qu’il avait un physique de méditerranéen ; il y avait des Antillais, des Africains, des Congolais… Je n’ai jamais discuté des origines avec eux. Mon copain algérien faisait le ramadan, je ne voulais pas en savoir plus. Il m’avait invité à Alger, d’où il venait… Bon je n’y suis pas allé, c’était vers 1990-91… Mais, et je pense qu’on est très nombreux dans cette situation en France, on avait été élevé dans cette négation de la différence, où la différence de l’autre est complètement refusée…
Sofia : Ça, ce sont les années « SOS-racisme », avec leur discours d’uniformisation : « On est tous pareil », etc.
Aurélien : Eh oui, complètement ! C’était le barrage anti-LePen. Et chez moi, à cinq ans c’était anti-LePen ! Après je suis parti dans un lycée agricole en Picardie, et là j’ai découvert le racisme, ou en tout cas le discours… Il n’y avait qu’un seul Arabe dans la classe, il y avait quelques réactions, qui n’étaient pas très fines, qui étaient de la connerie, pas de la méchanceté, même s’il y avait des copains qui étaient un peu fachos…
Sofia : …C’était un milieu rural…
Aurélien : Ah oui : rural… Mais c’était des réactions : des copains qui se faisaient agresser dans les rues d’Amiens, ça provoquait des réactions anti-Arabe très claires. C’est donc là que j’ai découvert ce que c’était que le racisme, ou en tous cas la xénophobie… Même si dans ma famille il y a des cathos aussi, très cathos, qui ont aussi ce genre de discours… Tous ça pour dire que j’ai découvert peu à peu, notamment avec Sofia, l’Autre, c’est-à-dire l’Arabe, celui qui n’est pas comme moi. Alors que la question jusqu’ici était taboue. « D’où tu viens ? » c’était un tabou, je n’ai jamais demandé ça à personne. C’était le tabou républicain : on est tous égaux, donc pareils.
Sofia : C’est marrant ce que tu dis car moi au contraire enfant et adolescente, quand j’avais des copains des copines, la première question que mon père me posait, c’était « C’est un Arabe ? C’est un Noir ? ». Tout de suite ! Moi ça me choquait… La question « D’où tu viens ? » était loin d’être taboue chez nous…
Aurélien : Moi ça n’a jamais été le cas. Dans ma famille on ramenait des copains Rebeus, Renois, la copine de ma sœur était antillaise, puis elle s’est mise avec un juif, et il n’a jamais été question de « D’où tu viens ? ». Et en découvrant les Arabes, j’ai découvert – j’ai mis du temps ! – le racisme arabe, proprement arabe. Pour moi avant, le racisme c’était le blanc : mes parents étaient nécessairement racistes… Je croyais qu’ils l’étaient : je leur ai présenté Sofia et ma mère avait du mal à digérer qu’elle ne mangeait pas de porc par habitude alimentaire, c’est un truc qui avait du mal à passer… Mais de l’autre côté, dans la famille de Sofia c’était vis-à-vis de moi : « Quand est-ce que tu te convertis ? »… De manière sympathique mais insistante… De manière clivée aussi : en admettant que, bon, quand même, ça se fait pas trop — mais en même temps : « Quand est-ce que tu te convertis ? ». La question se posait très clairement pendant quelques années. On en discutait et j’ai toujours refusé. À l’époque je refusais par respect de l’Islam : ces gens-là veulent croire en quelque chose, je vais pas faire semblant, parce que je les respecte.
Sofia : Aussi, au bout d’un moment ça devenait insupportable et on s’est dit : « Allez, je fais le singe comme nombre de français le font et je me convertis en 24h et deviennent ’’musulmans’’ pour avoir la paix avec la belle famille »…
Aurélien : Évidemment, je ne l’ai pas fait. Peu à peu, depuis une bonne dizaine d’années, je me rends compte en tant que « petit blanc » que l’autre est différent : C’est toutes les richesses des différences culturelles, tout ce que les cultures traditionnelles ont gardé qui ont été perdues ici à cause de l’industrialisation, de la privatisation des existences, etc., tout le lien social, tout le bon sens, le langage imagé, etc. Mais je me rends compte aussi du racisme atavique – atavique ! – de ces cultures-là : c’est au Maroc, chez un Marocain qui avait voyagé en Afrique noire que j’ai entendu un propos vraiment et scientifiquement raciste : « Les noirs sont une race inférieure. Le cerveau des noirs n’est pas fait comme le nôtre, c’est prouvé scientifiquement… ». Il me cite un psychologue à la con… C’était quelque chose de très fort chez lui. Au Burkina, je me fais deux copains, je les rassemble à une table, ils font connaissance mais il y a un froid glacial entre eux, parce qu’il y avait un Peul et un Bobo, et les Peuls sont réputés pour être d’une arrogance et d’un racisme extraordinaire. Effectivement j’avais un copain Peul, c’était le cas. Les parents de Sofia sont d’un racisme « naturel », un Noir c’est d’abord et avant tout un Noir, point.
Sofia : Quelqu’un d’inférieur.
Aurélien : Ils ont un appartement à louer. Leur demander : « Est-ce que ça vous dérangerait de le louer à un noir ? », c’est les provoquer : « Pourquoi tu nous insultes ? »
Sofia : Mais la question ne se pose même pas !…
Aurélien : Tu parlais de la controverse de Valladolid… Mais le débat a eu lieu ! L’Occident a tenté, au moins, de rationaliser cette haine de l’étranger, et l’a largement dépassée. Dans les autres cultures la question ne s’est jamais posé : l’Autre, ou on l’asservit, ou il meurt.
« Ce qui définit l’identité dans l’histoire de l’humanité, c’est ta provenance, c’est ton ascendance »
XY : Bon, à mon avis c’est quand même un peu plus compliqué que ça. Mais bon, si tu veux le problème c’est que tu mets sur le même plan, à mon avis des choses qui sont différentes, même si les conséquences sont les mêmes… C’est une discussion classique entre les gens… Avec Lutte Ouvrière par exemple : « Pourquoi vous refusez de dire que le régime de Pinochet est fasciste ? Le régime de Videla , pourquoi vous refusez de dire qu’il est fasciste ? » Au niveau des effets, il n’y en a pas, parce que, que tu vives dans l’Allemagne hitlérienne ou que tu vives sous Videla ou sous Pinochet, si t’es de gauche on te liquide… C’est pas parce que les effets sont les mêmes qu’on peut pas utiliser des concepts différents… Donc effectivement pour moi le régime de Videla ou de Pinochet c’est pas le régime fasciste. C’est pas au nombre de mort, au nombre de torture ou au nombre de camps de concentration que ça se juge, c’est d’autres mécanismes… Comment dire… Que les musulmans aient pratiqué quand ils ont fait des conquêtes, l’esclavage, les massacres, etc., la question qu’ils aient pratiqué des discriminations fondées sur la religion…
Aurélien : … la race.
XY : C’est pas la même chose, cette notion-là n’existait pas à l’époque.
Aurélien : Si si. Un Noir c’est un Noir.
XY : Elle n’existait pas à l’époque pour la bonne raison que la théorie des races, ça n’a pas quinze siècles si tu veux… Que les gens perçoivent la différence, bien sûr qu’ils l’ont toujours perçue, sans qu’il y a ait une théorie scientifique qui s’y attache.
Sofia : Perçue et hiérarchisée…
XY : Pourquoi c’est important la légitimation scientifique ? Parce que finalement c’est le point commun qu’il y a toujours quand on parle de l’oppression raciale et de l’oppression sexuelle : c’est qu’il y toute sorte d’oppression entre les êtres humains, mais il y a des pas qu’on peut franchir ; si t’es pauvre tu peux devenir riche, si t’es du Poitou, tu peux t’adapter… Daniel Auteuil, par exemple, quand il a joué dans les films de Pagnol, tout le monde lui a dit : « C’est merveilleux vous avez l’accent du midi ! ». Et lui répondait : « Ben, oui, je suis du midi, seulement pour réussir dans le cinéma j’ai complètement du barrer ça, j’ai oublié mon accent et tout, et après quand on m’a dit de jouer du Pagnol je n’ai eu aucun problème parce que c’est ça, mon accent… Mon véritable accent, c’est celui-là ! ». Donc il y a des discriminations, des fossés, qu’on peut franchir et d’autres fossés qu’on peut pas franchir : si t’es femme tu peux pas devenir homme, si t’es noir, tu peux pas devenir blanc, si t’es « jaune », entre guillemets, tu ne peux pas devenir blanc. Et c’est là que le discours rationnel scientifique crée chez celui qui y croit ou qui en est victime et qui y croit en même temps, une impossibilité d’être, une frustration extraordinaire. Et pourquoi il y a le nationalisme noir répugnant comme celui de la Nation Of Islam par exemple ? Ou les conneries que racontent les Indigènes de la République qui sont moins racistes au niveau des théories officielles mais qui reposent sur ça ? Mais c’est quoi ça ? Eh bien on retourne le stigmate parce qu’il y a des choses qu’on ne pourra jamais effacer, parce qu’effectivement si mon père était un combattant du FLN qu’a été torturé par l’armée française et que je suis son fils ou sa fille, effectivement, ça je ne pourrais jamais l’effacer… Et donc, il y aura toujours un connard qui me le renverra dans la gueule. Alors que si je suis de Marseille et que je me démerde bien je peux perdre mon accent… Tu vois c’est ça la différence.
Aurélien : Je suis d’accord mais… Est-ce qu’on est d’accord sur la définition du racisme ? C’est d’exclure quelqu’un pour quelque chose pour lequel il ne peut rien : il est mal né.
XY : Il n’y pourra jamais rien. C’est pour ça que pour moi le racisme de classe ça n’a pas de sens parce qu’un prolo peut devenir bourgeois ou patron. Donc il n’y a pas de racisme de classe.
Aurélien : On est d’accord. Mais la culture juive antique d’il y a trois mille ans est authentiquement raciste : Tu n’es pas de mère juive, tu peux te convertir si tu veux, mais tu seras jamais vraiment juif, tu ne feras jamais véritablement partie du peuple élu.
XY : Non, là je suis pas d’accord. D’une part c’est pas comme ça que la religion juive s’est développé. Sinon tu comprendrais pas qu’il y ait des juifs chinois ou des juifs éthiopiens : Ils seraient tous blanc et ce serait une race complètement dégénérée parce qu’ils se marieraient tous entre eux depuis toujours… Et d’autre part, ça c’est l’histoire, parce qu’au niveau de la pratique et des théories il y a des écoles différentes. Par exemple tout ce qu’est le judaïsme réformé, cette connerie de la mère juive, ils n’y croient pas, et quand même la plus grande communauté juive au monde c’est aux États-Unis, c’est là ou le judaïsme réformé est le plus fort. Premièrement. Et deuxièmement l’histoire du « peuple élu », il y a un malentendu : le peuple élu c’est pas du tout un peuple élu au sens ou les gens le croient dans le sens vulgaire, c’est-à-dire que c’est un peuple qui aurait été élu pour connaître un destin exceptionnel. C’est l’inverse, sinon on comprend pas la passivité d’une grande partie des Juifs croyants sous l’Holocauste : c’est le peuple élu pour subir toutes les calamités de la terre et ne rien gagner en échange. Ce n’est même pas un peuple élu pour souffrir pour sauver l’humanité, ça c’est le christianisme, c’est Jésus sur la croix. C’est même pas ça, : c’est pas une élection au sens des meilleurs.
Aurélien : Ce sont les seuls qui ont compris le message de Dieu.
Sofia : C’est une distinction par la victimisation.
XY : Pour les plus traditionalistes d’entre eux oui, mais c’est plus compliqué que ça. C’est d’ailleurs pour ça qu’une partie d’entre eux ont fini par se rallier à l’idée d’un État juif parce que effectivement ils considèrent que ce peuple sera toujours victime de la haine des gens donc tant qu’à faire autant être tous au même endroit et se battre et se défendre contre la haine des gens.
Aurélien : Je me promène dans Sarcelles, je croise une procession juive orthodoxe, sans doute des Louba[vitch]. Je me renseigne auprès de deux ados et leur demande ce qui se passe. Ils me disent qu’ils fêtent leur fondateur, bla bla, des conneries… J’essaie de te montrer que le racisme n’est pas l’intériorisation de la scientificité occidentale… Bref, ils me demandent : « Est-ce que vous êtes juif ? ». Je leur dis que je sais pas. Ils me demandent : « Votre mère, monsieur ? Votre mère, votre mère ! Est-ce qu’elle est juive ? » Je leur dis pour provoquer que ma mère a un caractère juif, mais que je ne sais pas si elle est juive… Ils me disent : « Il faut vous renseigner, monsieur, il y a des registres, etc ».
XY : Il y a même des tests sur le net, mais c’est seulement en anglais : « Est-ce que vous avez des gènes juifs ? Est-ce que vous avez du sang juif ? » T’as ça sur internet, mais bon, il y a toujours des fous…
Aurélien : Non, ce ne sont pas de fous. Le lignage dans l’histoire de l’humanité est au fondement des sociétés depuis l’origine : tu te désignes par ton père, ta mère, tes ancêtres. Ce qui définit l’identité dans l’histoire de l’humanité, c’est ta provenance, c’est ton ascendance — ce n’est pas ce que tu fais, ce n’est pas ce que tu veux être : Ça, c’est occidental.
Sofia : Ceci ne veut pas dire que ça te conduit nécessairement vers une posture xénophobe. Quand tu sais d’où tu viens ça te permet de changer ton rapport avec ta réalité et ton rapport avec ta culture d’origine. C’est le contraire d’un discours déterministe qui dit que connaissant ta filiation tu dois t’y conformer et tu continues l’histoire sans rien changer sans bouger d’un pas par rapport à ton héritage culturel…
« Oui, mais c’est pas dans le Coran ! »
XY : Oui, mais tous les deux [Karim et Sofia] vous vous êtes définis comme arabes [?], donc vous vous définissez bien par rapport à votre père et à votre mère et non par rapport à ton acte de naissance et toi [Aurélien] par rapport à l’essentiel de ta vie que t’as passé en France [?] ; donc vous jouez bien ce jeu de la descendance [?]. Moi, je ne me définis jamais comme américain. Mon père quand il voyait des Noirs Américains qui lui disaient bonjour, il refusait de dire bonjour. Lui, c’était un intégriste universaliste qui disait : « Moi je n’ai rien en commun avec un noir parce qu’il est noir. Les Noirs Américains, ça ne m’intéresse pas a priori comme ça. Ça m’intéresse, j’ai un point commun, mais moi, Noirs Américains, ça ne m’intéresse pas ». Mais la plupart des gens n’ont pas ces réactions-là. Moi, mes cousins germains qui sont le fruit du mariage entre la fille d’une Suédoise et d’un… enfin leur grand-mère est suédoise, leur grand-père est noir américain et leur père est indonésien et leur mère est le fruit de ce mariage entre un noir américain et une Suédoise, et ils sont nés en Indonésie. Ils se considèrent indonésiens musulmans vraiment pour les plus deux plus grands et les trois petits qui sont arrivés beaucoup plus tôt au Danemark, ils se considèrent… n’importe quoi… ils parlent le danois, ils sont parfaitement intégrés, ils ont des potes danois, etc. Les deux plus âgés sont arrivés à l’age de 15 et 16 ans au Danemark… Eh bien leur réaction quand ils sont arrivés au Danemark, ça a été de se dire musulman de chez musulman, de ne fréquenter que des Indonésiens et de se sentir indonésiens, alors que quand tu les vois dans la rue, comme ils sont le fruit d’un grand mélange et qu’ils s’habillent exactement comme les jeunes noirs de Harlem tu penses d’abord… enfin ton réflexe en les voyant eux, c’est des noirs américains, tu ne penses pas que ce sont des métis indonésiens… Mais eux dans leur (inaudible) ils se sont définis un truc à eux : c’est des musulmans indonésiens alors qu’en fait ils ont rien de tout ça, enfin je veux dire ils n’ont rien si on parle du sang, etc. Mais eux ont choisi le parti de leur père, de leur père « papa », pas la mère parce que leur mère, bon… Mais eux ont choisis le parti du père et le parti de la religion, en plus, du père. Parce que le reste de la famille, ils ne sont pas musulmans, il n’y a pas de musulman dans le tas : la grand-mère elle est presbytérienne, le grand-père il était athée, la mère elle est dans une secte bouddho-je-ne-sais-quoi… Eux ils ont choisi le parti du père qui est musulman indonésien et là ils sont partis dans un trip inventaire… Moi je ne sais pas quand est-ce qu’ils vont en sortir… Ils ont commencé à faire chier les petites sœurs à parler avec la mère de : « Est-ce qu’il fallait pas les envoyer en Indonésie pour les faire exciser ? »… Alors qu’elles sont au Danemark ! « Oui on pourrait revenir en Indonésie pour les faire exciser… » Et je me souviens d’une discussion avec la mère qui n’était pas très claire, je lui disais : « Tu sais l’excision, c’est pas le Coran » Elle me répondait : « Écoute, moi j’étais en Indonésie dans des cliniques où ils font des excisions propres, ils n’enlèvent pas le clitoris on enlève juste un petit peu de peau… » Mais l’excision c’est pas dans le Coran ! Mais l’idée de l’excision c’est d’enlever le clitoris pour que la femme n’est plus de plaisir physique ce qui est faux d’ailleurs…
Sofia : Peu importe, la symbolique c’est ça, entre autres.
XY : L’idée c’est de couper la seule source du plaisir sexuelle pour une femme…
Aurélien : Du moins la part masculine.
XY : Mais si t’enlèves un petit peu de peau sur ce clitoris, je ne sais pas comment c’est possible mais admettons, qu’on enlève un petit bout de peau, tu fais quoi ? Tu obéis à quel commandement ? C’est pas dans le Coran, c’est pas dans… C’est de nulle part ! C’est quoi, tu vois, c’est une invention indonésienne ? Tu vois ça doit être pour les bourges, ils ont dû se dire : « On va d’un côté faire un business, faire un peu de fric avec ça, on va enlever un petit peu de peau et puis comme ça on sera des bons musulmans mais on les mutilera pas ces femmes… » Tu vois on est dans la folie complète… Ce qui m’a frappé c’est que ces deux jeunes qui n’ont rien de musulmans, rien de… Ils se sont créés eux-mêmes une identité. Donc tu peux pas partir… Ça c’est des phénomènes spontanés de gens quand ils sont pas forcément en butte à des discriminations, mais ils sont transplantés dans un pays complètement différent… Le Danemark, c’est pas terrible pour les étrangers par certains côtés… Il y a un mouvement politique d’extrême droite très fort, même populiste de droite très fort, et ils n’ont pas pu faire un effort d’adaptation à cette société… Et clac ! Ils se sont inventés un truc qui était plus facile, c’était : « Nous on vient d’Indonésie, on est indonésiens, nous, notre père, il est musulman, allez, clac ! On est musulmans indonésiens ». Moi, je crois que vraiment il faut faire la différence entre des mécanismes de défense culturels même si au niveau des résultats ça peut être pareil… Je veux dire l’Inquisition c’est pas le nazisme, mais bon pour la nana qui brûle comme sorcière sur un bûcher ça ne change rien, se faire liquider dans un camp de concentration, une chambre à gaz ou d’une balle dans la tête, ou brûler sur un bûcher, quelle est la différence ? Il n’y en a pas. Mais ça n’est pas les mêmes mécanismes derrière… Il n’y a pas les mêmes mécanismes.
Sofia : Je ne vois pas en quoi. Ça me choque.
Aurélien : Le racisme tunisien, intrinsèque à la société tunisienne – intrinsèque ! – n’a été imposé ni pas les ottomans, ni par les occidentaux. Ou encore en Afrique noire : discute avec des noirs des relations entre tribus, c’est la haine, mais alors la haine…
XY : Le génocide des Tutsis contre les Hutus… Enfin je me souviens plus de qui a tué l’autre…
Aurélien : Il y a un influence occidentale, très largement, qui a accompagné ça, mais ce n’est pas difficile du tout de voir que dans chaque culture il y a des haines viscérales entre les peuplades basées sur un racisme… Et surtout en période de crise… Les dhimmis dans l’empire arabo-musulmans étaient massacrés régulièrement comme les juifs en Europe. C’est des mécanismes anthropologiques qui sont extrêmement anciens et qui n’ont rien d’occidentaux. Alors qu’aujourd’hui, effectivement, en face de l’occidentalisation du monde, il y ait une réaction de crispation et qu’en plus avec la crise qui a lieu il y ait des fixations identitaires de plus en plus délirantes d’accord. Mais il y a un terreau dans les mentalités de tous les peuples qui est très clairement xénophobe. Très clairement.
Sofia : Et ce terreau-là est plus ou moins activé. Le point commun par exemple, que je vois, moi, avec le nazisme et la situation des islamistes aujourd’hui, c’est la question du ressentiment. C’est sur ce terreau-là qu’est né le nazisme, et qu’on voit se développer chez les Musulmans à travers le monde. Le ressentiment des Allemands d’alors est comparable au ressentiment des islamistes aujourd’hui…
XY : … sauf que le ressentiment des Allemands contre les communistes, les socialistes voir les chrétiens de gauche, ne s’est pas traduits par les mêmes actes et par les mêmes théories que contre les handicapés mentaux, contre les Tziganes ou contre les Juifs. Ça ne laisse pas les mêmes traces…
Sofia : Je suis sûre qu’en fouillant bien dans tout le merdier théorique produit par les islamistes – parce que ce ne sont pas que des fous de la gâchette ; ce sont des gens qui écrivent, qui produisent pas mal de textes etc. – je suis sûre que tu trouveras des théories – même « scientifiques » – qui accompagne le racisme de ces musulmans…
XY : … oui, mais c’est pas dans le Coran !
Sofia : Dans le Coran, tu as une hiérarchisation assez extraordinaire des peuples, tu as les chaldéens, les sabéens, les nazaréens, etc. Et bien sûr au top c’est le musulman !
XY : Oui, mais à cette époque-là… Oui mais… Ça c’est normal… C’est celui qui croit le plus en… Qui est le meilleur pratiquant… Il est au-dessus des autres… Enfin non c’est celui qui est le plus près de Dieu…
Aurélien : ...Non, non, c’est ça : « au-dessus des autres » !
Sofia : En plus c’est la dernière religion révélée… Ce statut de religion du dernier prophète, etc. Pour revenir à la comparaison avec le nazisme, je pense que : un, il y a cette question du ressentiment ; deux, il y a ce rapport de fascination et de haine en même temps des Arabes vis-à-vis de l’Occident, qui est également comparable à ce que ressentaient les Allemands vis-à-vis des Juifs : perçus comme des gens brillants, qui réussissaient, qui possédaient tout, toutes les bijouteries des grandes villes allemande, des banques, etc. …
XY : … oui, mais…
Sofia : … du côté musulman aujourd’hui, donc, il y a aussi cette relation de haine et de fascination par rapport à l’Occident…
XY : … oui, mais…
Sofia : … donc !… Donc, tout ça fait que ces mécanismes que toi, tu trouves quand même relativement différents, moi je suis pas sûr qu’ils soient si différents que ça et qu’ils ne conduisent pas aux mêmes conséquences…
XY : … oui, mais, si tu veux, c’est comme l’exemple que je te donnais tout à l’heure sur la polémique pour savoir si c’est un état fasciste ou une dictature militaire. L’intérêt d’avoir ces concepts c’est pas de dire qu’il y a des fossés forcément, ou c’est pas dire forcément que les… Comment dire ?… Que les effets ne peuvent pas être les mêmes…
Aurélien : Si.
XY : L’intérêt, parce que si on résonne au niveau comme tu disais anthropologique et psychologique… Bon finalement, chez tous les êtres humains il y a des pulsions de haine… Finalement dans les peuples constitués sur une base géographique ayant des liens entre eux, il y a toujours eu des conflits militaires, des conquêtes et tous ça… L’extermination, l’esclavage… n’est pas une invention occidentale, il y en a eu dans toutes les cultures…
Aurélien : Mais l’abolition de l’esclavage, non.
« Si tu tiens compte de la complexité, tu fais de la psychologie, de l’anthropologie ou de l’ethnologie. Pas de la politique »
XY : Une fois qu’on dit ça… Enfin, quand on dit ça on raisonne à un niveau philosophique et anthropologique, qui n’est pas le même que celui de la lutte politique…
Aurélien : Alors, voilà : à quoi ça sert, de reposer toutes ces bases-là ? Ça sert à sortir de l’idéologie gauchiste petite bourgeoise selon laquelle la victime est bien, la victime est bonne en soi, c’est elle qui va libérer le monde. Alors c’est très judéo-chrétien, bref, c’est très marxiste. Pourquoi la classe ouvrière est la classe révolutionnaire par essence ? Parce que c’est la plus exploitée pour…
XY : … non, ce n’est pas la plus exploitée parce que sinon ça serait le lumpen ou ça serait les esclaves. C’est elle parce que c’est celle qui ne possède pas les moyens de production. Il ne faut pas confondre le populisme maoïste chrétien avec le marxisme.
Aurélien : Voilà ! C’est ça qui m’intéresse, moi : c’est ce populisme qui via le marxisme s’est répandu. Il y aurait un sujet de l’histoire qui est exploité, qui est devenue peu-à-peu la victime, puis c’est devenu les femmes, le tiers-monde, et aujourd’hui c’est devenu l’immigré et, si possible, l’immigré qui est sans papier, là c’est le must, c’est-à-dire ce sera le sujet révolutionnaire, c’est Alain Badiou et toutes ses conneries… Sujet qui est bon en soi et qui va libérer les gens de leurs aliénations, de leurs racismes… Alors que reposer toutes ces bases-là, anthropologiques et philosophiques, ça sert à dire qu’il n’y a pas d’individu bon en lui-même. Ça permet de comprendre que la victime, elle peut travailler à son statut de victime, elle peut en jouir, et c’est ce qui se passe aujourd’hui. Elle peut revendiquer uniquement des choses qui lui sont tout à fait propre, à elle, qui n’ont rien d’universalistes, etc. Ça permet de repartir à zéro là-dessus. Mais l’immigré, pour un militant gauchiste, c’est toujours très difficile de ne pas le considérer comme une victime… Il y a une génération, la mienne en partie et peut-être celle d’avant aussi et celle d’après, les plus jeunes, de gauchistes qui se battent pour les immigrés : No Border, « A bas les frontières ! », « Pour les sans-papiers ! », etc. Et au bout d’un moment, s’ils sont cohérents – il n’y en a pas beaucoup, mais il y en a – ils vont à la découverte de ces gens-là, et c’est une découverte… J’ai des copains, par exemple, de mon âge, qui sont partis défendre les Roms à St-Denis, c’était il y a bien dix ans, bien avant toute la pub qu’il y a aujourd’hui. Au bout d’un moment ils ont découvert que les Roms étaient aussi cons que n’importe qui, et que ce qu’ils voulaient c’était le confort, ce qui est tout à fait normal, qu’ils étaient extrêmement racistes, menteurs, de mauvaise foi, bref des gens normaux. Mes copains qu’est-ce qu’ils ont fait ? Ils ont dit : « Ah ben d’accord si les Roms ils sont comme ça, moi ça m’intéresse pas ! », et ils se sont tirés, et depuis ils se sont plus ou moins dépolitisés. Mais des générations entières de gens qui au contact réel de l’étranger se rendent compte que c’est autant des enc… que n’importe qui, qu’ils ne sont pas bons, et donc qui arrêtent, qui à ce moment-là disent : « Excuse-moi, moi j’arrête de lutter pour ça »…
XY : Oui mais, excuse-moi, autant je connais des mouvements qui ont fonctionné sur la mythologie du prolétariat et de la classe ouvrière, il y a même des États qui se sont constitué là-dessus, des dictatures, mais des mouvements politiques de masse qui sont constitués de nationaux, qui sont constitués sur la base de « On va servir les étrangers dans notre société », je n’en connais pas. Quand tu me parles de Badiou, c’est un gars avec un groupuscule de 50 personnes.
Aurélien : Dans une France où l’étranger est considéré comme « bon »… À gauche, l’étranger est une pauvre victime, le PS, toute la gauche, la gauche caviar et…
XY : … Martine Aubry en septembre quand on lui a demandé à la télévision : « Est-ce qu’il y aura des expulsions de sans-papier quand vous serez au pouvoir ? », elle a répondu, cinq minutes après avoir fait l’éloge de RESF, « Bien sûr qu’il y aura des expulsions de sans-papiers, comme il y en eu quand on était au pouvoir ». Donc, la gauche, les représentants et, Dieu sait si j’en connais, des gens de gauche et à RESF même justement, ce qui ne fait pas l’unanimité, c’est justement que tous les étrangers seraient bienvenus en France, et RESF s’est construit sur le fait que tous les étrangers ne sont pas bienvenus en France. Donc je connais vraiment peu de gens qui sont pour l’ouverture totale des frontières et qui militent et qui défendent tous les étrangers. En plus parmi les gens qui militent, bon peut-être pas le premier mois, mais enfin moi ça fait deux ans, je le savais avant mais si je l’avais pas su, tu le découvres très vite qu’il y a des classes sociales dans l’immigration…
Karim : C’est pas que des classes sociales…
XY : Quand je vais à la préfecture avec deux petits cons qui me disent : « Ah, moi dès que j’ai mes papiers chacun des membres de ma famille peut me prêter cent mille euros, je peux ouvrir un commerce », je vois bien la différence avec le coolie chinois qui vit dans un appartement ou le plancher de la salle de bains s’effondre et les étais de la maison sont comme ça [geste qui mime un mur penché] je le vois bien la différence… Celui-là, lui, il ne me dira pas « J’ai cinq oncles ou six oncles qui vont chacun me prêter cent mille euros » ! Quand tu es dans les permanences et que tu entends les Chinois dire, et ça nous arrive à peu près une fois par mois, tous les deux trois mois, des Chinois dire : « Oui, dans cet immeuble, il y a plein d’arabes et d’africains et je ne veux pas être dans le même immeuble ! »… Constamment tu le vois ça, je veux dire… L’angélisme, ce n’est valable que pour les gens qui vivent dans leur XVIe et qui écrivent un roman sur le pauvre immigré ou qui font un film sur le pauvre immigré.
Aurélien : Il y a en beaucoup ! Attends, c’est quand même une idéologie constituée, ça !
XY : D’accord… Mais quand tu milites et que tu rencontres ces individus en chair et en os, c’est exactement comme quand moi quand je suis rentré en France et que j’ai commencé à bosser en usine à 18 ans, tu vois tout de suite que c’est plus compliqué, la classe ouvrière, que, simplement, tous des gens avec une conscience de classe, tous dans le syndicat, tous prêts à faire grève… Enfin je veux dire… Ça c’est un principe de réalité élémentaire !
Karim : Mais quand tu le dis, ça passe mal…
XY : Écoute… Je ne sais pas, moi j’étais à Lutte Ouvrière qui était considéré comme l’organisation la plus ouvriériste de l’extrême gauche, ben… je suis désolé j’ai jamais entendu… À l’extérieur le discours politique effectivement était toujours très positif, mais à l’intérieur, j’ai jamais entendu les ouvriers de l’organisation – bon, les petits bourgeois ils fermaient leur gueule sur ce sujet-là – mais les ouvriers de l’organisation, ils étaient sans pitié pour leur classe, mais alors sans pitié !
Aurélien : Pour leur classe ! Les immigrés eux-mêmes si tu discutes, sont sans pitié avec les autres immigrés. Il n’y a pas plus raciste qu’un immigré…
XY : … oui, oui, mais sans pitié dans le sens : pas d’illusions, pas l’impression que…
Aurélien : Discute. Discute avec n’importe quel militant de gauche et dis-lui : « Ah putain, qu’est-ce qui sont racistes les Arabes ! » – ce qui est une évidence absolue – ça ne passera jamais nulle part. Regarde la discussion qu’on a là : « Ah non, non, ce n’est pas la même chose ! », « Non ! Attention ! Ce sont des gens bien ! »… Quoi ? Bien sûr qu’ils sont racistes les Arabes, les Noirs sont évidemment extrêmement racistes. Ils sont racistes, non pas xénophobes mais racistes : souviens toi : « Leur cerveau n’est pas fait comme le nôtre », etc. Et là tu t’affrontes à un tabou – mais qui est une réalité – qui est de la xénophobie retournée : l’angélisme, c’est de la xénophobie retournée.
XY : Ce que tu es en train de dire c’est tous les hommes sont méchants, il y a des bons et des mauvais partout, et tous les gens sont racistes… Une fois qu’on a dit ça…
Aurélien : On peut discuter posément.
XY : Mais ça on le sait… Enfin heu… Tu ne peux pas côtoyer des gens de différentes nationalités sans t’en rendre compte… Bon après…
Aurélien : Qui côtoie réellement des gens de différentes nationalités ? Qui discute réellement ? C’est rare, moi, que je puisse discuter avec un arabe tranquillement sur sa culture et sur la mienne, sans qu’il y ait projections mutuelles, défenses, fixations etc. Discuter tranquillement : moi, je dis ma culture, d’où je viens, je suis français de souche, je peux tout à fait critiquer le catholicisme, le républicanisme, l’anarchisme, les mouvances autogestionnaires, etc. Et toi, est-ce que tu es capable de critiquer ta propre culture et ton peuple, et de là d’où tu viens ? C’est extrêmement rare d’arriver à discuter vraiment, posément. C’est le mythe multiculturel de Belleville…
XY : … oui mais, ça ce n’est pas un problème de couleur de peau, ni de machin…
Aurélien : Non, mais ça se surajoute. Quand tu dis qu’il suffit de discuter avec un immigré : discuter réellement avec un immigré ce n’est pas si simple, c’est pas simple du tout. C’est comme discuter tout court, discuter vraiment de choses importantes dans la vie, de choses qui te tiennent aux tripes, c’est très difficile. Il y a une hypocrisie qui est extrêmement répandue et l’immigré a toutes les raisons de dire que sa culture elle est très bien, qu’il n’y a pas de problèmes. C’est évident. Donc, n’importe quel militant de gauche, tu lui dis que les Arabes sont racistes – les Arabes lucides le disent eux-mêmes, et c’est très sain – c’est le scandale immédiatement. Excuse-moi, mais moi j’appelle ça un tabou. Tu l’écris, tu verras ce que tu te prendras dans la tête.
XY : Parce que toi, ce que tu veux dire c’est pas les Arabes sont racistes, c’est : les êtres humains sont racistes – et là tu enfonces une porte ouverte. Les hommes sont misogynes… On peut en trouver des généralités de ce type-là où tout le monde peut être d’accord.
Sofia : Non. Un gauchiste, tu lui dis que l’être humain est raciste, il te dira « Oui, oui, peut-être… » Mais si tu abordes la question du racisme ou de l’antisémitisme des Arabes, là c’est plus compliqué… Ce sera même très difficile ! Comme ici…
Aurélien : Du moins à gauche, parce qu’à droite, ils sont très lucides là-dessus : Mon oncle pied-noir a toujours été très clair, question racismes. Et pour moi, c’était in-entendable quand j’étais petit : les étrangers étaient gentils, et c’était les Blancs les méchants.
XY. : On va prendre un truc qui nous divise peut-être, à gauche ou à l’extrême-gauche : Si tu commences à dire qu’il y a certains acquis de la psychanalyse ou de la psychologie qui sont importants pour comprendre les attitudes des gens, même les attitudes politiques des gens, tu susciteras la même incompréhension, la même hostilité.
Aurélien : Bien sûr, c’est un autre tabou.
XY : Ce n’est pas simplement parce qu’il y a un tabou, c’est parce que… C’est compliqué les discussions politiques parce qu’on ne peut pas tenir compte de tous les éléments de la complexité humaine… On ne peut pas. On est obligés de faire des choix. Si on veut tenir compte de tous les éléments de la complexité humaine…
Sofia : Ces choix, il faut les faire à partir d’un projet de société. Par exemple la question de l’immigration est abyssale. On a les gauchistes qui disent qu’il faut accueillir tout le monde, et la droite qui a, elle, des critères très clairs et très précis.
Karim : Pour les gauchistes, les étrangers sont tous bons, sont tous gentils.
Sofia : Tu parlais tout-à-l’heure d’un immigré chinois qui ne voulait pas vivre dans un immeuble avec des Noirs et des Arabes. Mais bon, c’est ça la France, c’est la confrontation à l’altérité. Il n’y a pas encore des ghettos partout, il y a encore une certaine mixité culturelle. Accueillir ces Chinois, c’est faire rentrer un raciste authentique sur le sol français. Ce qui est très difficile, c’est de poser des critères.
Aurélien : On n’est pas obligé de poser la question de l’immigration selon ces termes. Tu peux juste dire : il y a un travail politique à faire et la question est : avec qui ? À gauche, on dira : avec les plus dominés. Je pense que c’est complètement faux. Il faut s’allier avec les gens qui ont un projet. Et je crois que cette question de l’identité ne doit pas porter sur l’ascendance, mais sur le projet politique.
Sofia : Si tu vois les mobilisations des années 70, la marche des Beurs, on peut être très critique vis-à-vis de ce mouvement-là, mais dans les années 2000, on a le PIR… Le chemin parcouru est terrifiant. De sujets, d’acteurs sur le sol français, on est passé à…
XY : … on est d’accord ! Mais si on veut mettre en avant la complexité, et tous ses aspects, bon, dans un discours politique, ça ne passe pas. Alors il faut choisir des priorités, sans être totalement ignorants. Concrètement, la première fois que j’étais à une manif de sans-papiers et que j’ai vu qu’il y avait le 3ème collectif avec uniquement des Chinois, les autres avec uniquement des Arabes, encore un autre avec uniquement des Africains, je me suis dit : « Qu’est-ce que c’est que cette manif ? » Ça ne veut pas dire que je ne vais pas y participer, mais si je discute et que je milite avec ces gens-là, j’essaierai, ça va demander des années, de faire en sorte qu’ils fassent le maximum d’actions entre eux. Ce n’est pas un petit groupe qui a des idées universalistes pour simplifier qui va simplifier les choses. Moi ça fait deux ans que je milite avec des Chinois… Bon c’est vrai que leur niveau de maîtrise du français ne me permet pas la même communication qu’avec les militants africains du collectif de sans-papiers. Si je voulais faire des interviews politiques de ces gens-là, je ne sais pas combien d’années il me faudrait. Même les traducteurs chinois scolarisés en France ne sont pas assez politisés pour comprendre certaines questions. Je leur ai expliqué dans une bagarre pour un immeuble qu’il y avait différentes tendances en France et qu’il fallait qu’on joue le PC contre le PS, bon, je lui ai expliqué quinze fois en un an. Et je suis sûr que c’est passé au-dessus de sa tête. Si j’avais été avec des Africains ou des Arabes qui parlent le français, ç’aurait été plus facile. Donc il ne faut pas s’étonner que des gens qui ne parlent pas la même langue et ne maîtrisent pas le français se regroupent entre eux, ça va plus vite. Alors j’ai un copain qui fait un journal de sans-papiers qui me racontait toutes les histoires de hiérarchie entre les Africains tout ça : telle ethnie, tel machin… Tel mec devient porte-parole parce qu’il a une autorité naturelle, reconnue par les autres en dehors de ses capacités, et qui tient à un truc que tu ne peux pas comprendre si tu n’as pas le système de caste, de clan ou je ne sais quoi… Mais tout ça tu ne peux pas l’abolir du jour au lendemain… Si tu veux faire un discours politique, tu ne peux pas tenir compte de toute cette complexité-là. Tu dois te fixer des interprétations plus limitées. Si tu tiens compte de la complexité… Ben… tu fais de la psychologie, de l’anthropologie ou de l’ethnologie. Pas de la politique.
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