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7. Le sabordage de la société de consommation
Le XXe siècle a connu, dans sa seconde partie, un sursaut à partir de la constellation des nations occidentales, regroupées autour des États-Unis, face à la menace représentée par l’empire soviétique. Cela leur a permis, après la défaite sans retour du régime national-socialiste et de son affidé fasciste, d’user lentement, par l’endiguement, cet empire qui s’est avéré incapable d’affronter sur le long terme le dynamisme de sociétés “libres”, où tout ce qui n’est pas interdit est permis, à l’inverse d’un régime totalitaire.
Ce succès historique a eu lieu malgré l’esprit de sabordage croissant distillé par la caste des intellocrates occidentaux, de plus en plus arrogante à partir des années 1930 [1]. Ces grands esprits se sont invariablement trompés sur le sens effectif de l’histoire, mais ils ont fièrement déclaré préférer se tromper avec Sartre qu’être lucide avec Raymond Aron ! L’héritage des régimes totalitaires exerce donc ses effets nocifs bien au-delà de leur présence immédiate dans ce XXe siècle, tant du point de vue territorial que temporel. Le sabotage tenace de toute description des particularités caractérisant la “logique interne” du totalitarisme repose sur le vacarme aussi tenace que fielleux des “progressistes”, qui en sont des partisans sournois. Ils n’ont jamais “digéré” le naufrage historique de l’utopie socialiste qu’ils affectent d’ignorer, tout en reprenant sa logique : détruire les structures sociales existantes pour ne les remplacer par rien d’autre qu’un despotisme illimité...
Depuis les années 1980, les réflexes pavloviens du marxisme-léninisme, déguisés en stalino-gauchisme ou en gauchisme culturel, poursuivent imperturbablement leur travail de sape et prétendent converger avec le multiculturalisme anglo-saxon, qui est pourtant déclaré en faillite dans ses terres d’origine, dès lors qu’il a tenté de s’appliquer non seulement aux populations occidentales qui convergeaient dans le creuset américain mais à celles qui provenaient de n’importe quelle civilisation. La faillite de l’hallucination socialiste ne les a en rien découragés ni amenés à faire la paix avec la réalité. Au contraire. Ils se sont au fond repliés sur un objectif qui leur tient lieu d’idéal : il s’agit de détruire les sociétés occidentales, qui ont été nettement moins pires que les tueurs de masse d’ouvriers et de paysans. Tous les alliés qui peuvent contribuer à cet objectif leur convient, de l’islam, qui vise ce résultat depuis 14 siècles, jusqu’aux racialistes. L’artifice consistant à inventer et à voir partout des “fascistes” et des “racistes” les a tous contaminés. Ils insinuent qu’ils ont affaire à des “nazis”, mais ce dernier terme doit rester implicite à l’instar de la propagande soviétique, parce qu’il évoquait d’un peu trop près la nature du “socialisme dans un seul pays” de Staline. Cette méthode est faite d’insinuations rabiques et d’amalgames autoritaires : de “rouge-brun” à “nauséabond”, en passant par l’inénarrable “extrême-droite”. Il ne s’agit jamais de décrire une réalité mais d’émettre des jugements qui se veulent performatifs, afin de rendre “nazis” ou “racistes” ceux qui sont ainsi visés.
La langue de bois, amollie à partir des années 1980 en langue de caoutchouc, a donc trouvé son nouveau terrain dans la traque de “racistes” imaginaires ou minuscules. Elle dénonce ce que ses utilisateurs pratiquent eux-mêmes abondamment. Cette inversion sert d’écran à l’identification de leur comportement effectif, procédé nodal du marxisme-léninisme. Conformément à ce précédent, les protégés racialistes posent aux professionnels de l’antiracisme tout en ambitionnant d’assassiner les “Blancs” et même de les exterminer : “gazer les Blancs”, selon Hafsa Askar, ancienne bureaucrate de l’UNEF passée au nouveau syndicat stalino-gauchiste des “Étudiants”, ou “massacrer les Blancs” selon les aboiements obsessionnels de certains rappeurs qui bénéficient de la complaisance des plus hautes autorités.
Cette double-pensée très étudiée prolonge les mécanismes soviétiques qui assuraient fonder une dénonciation absolue de l’inégalité sociale tout en instituant une forme industrialisée d’esclavage et de massacre, c’est-à-dire une inégalité infinie.
8. Tocqueville et l’égalisation des conditions
Frappé par les événements de la Révolution américaine puis de la Révolution française, Tocqueville constatait que la propension à l’égalisation des conditions (c’est-à-dire l’homogénéisation des statuts personnels et non des niveaux de richesse) s’inscrivait dans un mouvement historique d’ensemble, qu’il qualifiait de “démocratique”. Celui-ci ne se réduisait pas à l’apparition d’un régime dans un ou deux pays, mais constituait une mutation historique qui transcendait les frontières et les traditions. Cette inflexion historique était communicative dans le cadre des pays occidentaux, mais Tocqueville manquait cette restriction qui échappait à tous ses contemporains et demeura nébuleuse jusque dans les années 1950, bien que les ennemis de l’Occident en aient été confusément et rageusement conscients (comme en Russie, chez les “populistes” du XIXe siècle, cette arrière-boutique passionnelle du marxisme-léninisme, dont le mot d’ordre était : “détruire l’Occident pourri”).
Hors d’Occident, l’autonomisation de la figure de l’individu est un embarras et la fondation d’un corps politique souverain de co-auteurs de la loi est absolument exclue, car elle présente un risque d’anomie que les communautés extra-occidentales n’ont jamais su ni affronter, ni mettre en forme, et encore moins rendre fertile. Cette mutation est pour elles synonyme de chaos.
Dans la mesure où le statut de citoyen est en soi un blasphème particulièrement grave aux yeux de l’orthodoxie coranique, l’expression “république islamique” constitue une contradiction dans les termes. Cet intitulé est tout aussi mensonger que chacune des quatre lettres du sigle URSS, qui ne fut ni une “union”, ni une “république”, ni “socialistes” (au sens du XIXe siècle, c’est-à-dire avant l’invention du goulag qui a infléchi le sens de ce terme sans retour), ni “soviétiques”, puisque les organes de délibération spontanés furent tous immédiatement gangrenés par la bureaucratie naissante et réprimés, voire écrasés, quand ils refusèrent de se soumettre aux décrets des commissaires politiques.
La thématique de “citoyen du monde”, qui sert d’alibi à la bien-pensance contemporaine, relève dans le meilleur des cas de l’infantilisme et dans le pire, de l’escroquerie : le corps politique de “citoyens” constitués en entité souveraine à l’échelle planétaire est un fantasme.
Il faut donc revenir sur les motivations des Lumières, les incertitudes du XIXe siècle, et les spécificités des formes de regroupements humains qui s’étagent des Cités aux Nations et aux Empires pour prendre la mesure du XXe siècle. Les prophètes de son dépassement mythique n’en finissent pas de polluer l’histoire. Le progressisme mécanique est un régressisme arrogant, expression obsédante du déni devant ce naufrage. Il repose sur un credo en forme de village Potemkine, qui s’accommode de tous les régimes, sauf de ceux qui présentent encore des libertés concrètes. Jusqu’où ses partisans pourront-ils amplifier ces mensonges désormais aussi dominants que creux ?
9. Prendre la mesure de l’innovation totalitaire
C. Castoriadis, dont la lucidité dès 1947 sur la nature des régimes soviétiques ne peut être mise en doute, a longtemps admis une dimension de la vulgate de la gauche fondamentale qui voulait voir dans le nazisme la forme la plus accomplie de totalitarisme (là encore pesait le préjugé sur la supériorité en tout de l’Occident, , qui aurait été la source du totalitarisme) [2]. Pourtant cet auteur a formulé une série de remarques tout à fait différentes, restées non publiées jusqu’en 2016.
“Ce que Lénine, sans le savoir-vouloir, a créé et installé en Russie, a été le premier État totalitaire moderne tant bien que mal imité par la suite, faiblement par le fascisme, moins faiblement par le nazisme qui est quand même toujours resté inférieur à son modèle. Le terme “État” est ici une concession à la terminologie traditionnelle. L’œuvre de Lénine a été la création d’un parti exerçant le pouvoir comme aucun autre auparavant dans l’histoire, et d’un Parti dominant l’État pour lequel l’État ne devait être qu’un souple instrument : le Parti devait dominer, et a en fait dominé, la société, là même où l’État n’avait, en fait ou en droit, aucun rôle : qu’il s’agisse de répression et d’extermination des opposants vrais ou fictifs, ou qu’il s’agisse de “l’impulsion” — productive, militaire, idéologique —, au Parti a toujours appartenu non seulement la “direction” et l’“orientation”, mais le contrôle le plus détaillé de l’application et même, le plus souvent, l’exécution en fait directe (le responsable du Parti portant pour l’occasion la casquette du fonctionnaire de l’État) de la politique suivie” [3].
Castoriadis se demande même si le concept de “totalitarisme” n’affaiblit pas l’originalité calamiteuse du régime soviétique, qui gît dans sa profonde modification du rôle de l’État : “ce que le totalitarisme communiste stalinien effectue, c’est la destruction de la société civile et la destitution de l’État (...). La société russe a réalisé, on peut dire, la vue la plus “marxiste vulgaire” du rôle et de la nature de l’État : l’État est un simple outil au service de la strate dominante de la société, le Parti” [4].
L’échec militaire est déflagrant pour les régimes totalitaires puisque leur légitimité provisoire, à l’instar des empires, dépend d’une expansion guerrière constante et d’une imbrication des échelles de souveraineté intérieures et extérieures. Ils étaient certains que leur succès dépendrait d’un développement économique capable de dépasser celui des nations occidentales, seules entités devenues capables de “développement”. Le Japon a pu entreprendre un effort parallèle à celui de l’Occident, après la défaite de 1945, mais avec l’assistance américaine.
La Chine, qui avait pour objectif primordial le rejet des entreprises de conquête étrangère, a réussi à opérer un retournement pragmatique dans sa méthode, en se faisant l’atelier du monde à partir de la fin des années 1970. Comprenant qu’elle n’était pas menacée de conquête, et que les opérations de terreur récurrente ne produisaient qu’un immense gâchis, elle a émulé à la manière du Japon de Meiji et de la diaspora chinoise (Singapour, Hong-Kong, Taïwan) les mécanismes capitalistes que le totalitarisme offensif avait cru dépasser d’un coup dans le cadre grisâtre d’une militarisation de l’économie. Cette Chine ne peut ni ne veut renoncer à sa nature d’empire en expansion permanente, comme le montre son projet “ceinture et route” scandaleusement traduit avec complaisance dans certaines langues occidentales par “nouvelles routes de la soie”. Pour l’empire du Milieu, l’ouverture simulée de l’économie chinoise (même sa monnaie n’en est pas une) est une gigantesque NEP parfaitement réversible. Le projet marxiste-léniniste revient à la surface depuis 2013 [5].
Le paradoxe majeur qui pèse sur la situation planétaire tient à l’inexorable diminution globale des ressources énergétiques et minérales, ce qui n’implique pas la fin des projets impériaux, au contraire. Cette attrition générale est la condition de survie des projets impériaux ou “sur-impériaux”, c’est-à-dire planétaires, et implique la stérilisation préalable de la créativité des sociétés occidentales, seules nations effectives.
La destruction des nations est devenue un objectif explicite de l’ONU (sigle dont le sens devenu paradoxal est pourtant : “Organisation des Nations Unies” !), qui donne la priorité aux formations impériales en se référant à la dimension strictement quantitative de la démographie, facteur typique de glissement de terrain historique.
10. La forme empire a franchi le mur de l’industrialisation
Le découpage de certaines grandes périodes historiques incite à poser une coupure qualitative absolue entre elles. Ainsi l’époque néolithique constituerait une innovation soudaine sans maturation préalable. Le fait que tout l’outillage néolithique ait été inventé dans les 20 000 ans qui précèdent par les groupes humains de chasseurs-cueilleurs sédentaires (cela commence au Gravettien et sans doute à l’Aurignacien), est tout juste compris aujourd’hui. Le facteur externe à ces groupes humains qui dépendait de l’existence d’espèces domesticables (végétales ou animales) fit la différence au Proche-Orient, même si la domestication du chien semble avoir commencé avant le néolithique.
Il en va de même de la coupure induite par la “révolution industrielle” qui semblait définir un saut qualitatif absolu de l’histoire humaine. De fait, le totalitarisme s’éclaire si l’on y voit le retour de logiques impériales sur une base industrielle, toujours indigente. L’originalité des nations occidentales fut loin d’être déterminée par l’état de la technique. Les grandes révolutions émancipatrices ont toutes eu lieu avant le bouleversement industriel que l’engrenage des rivalités de puissance a ensuite rendu irréversible.
Contrairement aux thèses de la vulgate sur le nazisme, le totalitarisme n’est pas un signe de modernité paradoxale, mais de régression offensive [6], que les régimes totalitaires ont réussi à ancrer dans l’histoire du XXe siècle à l’encontre des tendances profondes du monde occidental, notamment parce que les logiques qui fondaient cette civilisation capable d’un rayonnement mondial se sont affaiblies. La cause gît dans la première “mondialisation” qui mena à la conflagration de 1914. Cette première “mondialisation” a produit des effets délétères de deux façons : le rayon d’action des mesures compensatrices du chaos capitaliste provenaient des caractéristiques de la sphère nationale. La globalisation qui a débordé de l’Occident a rendu encore plus incontrôlable le processus [7].
Cette évolution constitue une réponse de longue haleine aux révolutions occidentales qui avaient aboli l’Ancien Régime et au surcroît de puissance qui en est résulté. L’Ancien régime reposait déjà, à travers les Ordres, sur des sociétés et non des communautés où l’individu est réduit à une fonction du groupe et où le “droit” concerne les groupes d’appartenance ethnique ou religieuse. Les régimes totalitaires ont d’abord surgi d’ébranlements sociaux immenses, mais ils ont finalement abouti à réinscrire dans l’époque contemporaine l’écrasement systématique des révoltes et des mouvements sociaux, et même de toute évolution autonome dans le corps social. Il s’agit d’une amplification des caractéristiques les plus notables des régimes impériaux, qui ont toujours su utiliser des méthodes implacables pour interdire toute émancipation [8].
Le messianisme soviétique, résultat de la greffe de leviers totalitaires sur l’autocratie tsariste, a inventé une stupéfiante capacité à dissocier les mots de leur sens pour les réduire à une dimension d’affects automatiques. Aujourd’hui, ses héritiers utilisent les accusations de “fascisme”, de “racisme”, ou d’“islamophobie”, en les déconnectant de tout contenu substantiel (l’adjectif “systémique” est révélateur de l’imposture) afin de lancer un signal de répression rabique, à la manière d’un anathème religieux.
11. Le levier de la destruction “industrialisée” des processus démocratiques
Les processus totalitaires ne sont analysables qu’à la condition d’en définir les caractéristiques au-delà de leurs avatars particuliers. Une différence frappante sépare la “démocratie” entendue au sens flou de Tocqueville et “les régimes totalitaires” apparus au XXe siècle : la première correspond à l’instauration de régimes réguliers et durables, en rupture avec les passés absolutistes et leur fétichisme des différences statutaires dans des formations historiques où la tension entre l’individu et le groupe devient légitime et même source d’orientation permanente des opinions et des décisions, tandis que les seconds reposent sur des moments millénaristes provisoires (quelques années pour le Cambodge, une génération pour la Chine maoïste, et jusqu’à deux générations pour le régime soviétique né en 1917, qui a survécu laborieusement après 1953). Ces flambées millénaristes à l’allure d’épidémies mentales finissent par s’épuiser et se replient aujourd’hui vers une routine boîteuse de modèles impériaux au rabais, d’autant plus précaires que seule l’expansion quantitative et géographique illimitée pourrait leur apporter une consistance provisoire. De nos jours, un véritable empire ne serait viable (sur 120-130 ans au plus, soit trois générations, comme l’analysait Ibn Khaldoun) qu’à la condition d’atteindre une dimension planétaire. Même s’il parvenait à n’avoir plus de “marges” extérieures, il nourrirait en son sein des dissidences criminelles, tels les “Turbans Rouges” de la Chine, qui finirent par dissoudre l’empire pour le reconstituer à leur profit [9]. La prolifération des mafias en de nombreux points du monde est le signe que ce type de processus historique est à l’œuvre..
Les régimes soviétiques sont allés jusqu’au bout de leurs aberrations pour constater qu’ils ne faisaient pas le poids devant l’Occident pris comme un tout. Mais aujourd’hui le terrain anthropologique extra-occidental demeure plus que jamais propice à une logique impériale. Et l’Occident lui-même subit une pression multiple en ce sens [10]. Le plus frappant, c’est que ni la Russie ni la Chine n’ont réussi à dépasser le régime totalitaire qui les a emportées. Le développement de leur base industrielle n’étaient pour eux pensable que dans une perspective de puissance et d’expansion, alors qu’en Occident la puissance est une conséquence du fonctionnement de la société, et non la motivation centrale [11].
On affecte de croire que les régimes totalitaires russes et chinois ne furent que de mauvais rêves désormais achevés. Mais ceux-ci se sont épuisés sans avoir été abattus ni par une révolte libératrice ni par une invasion militaire décisive, qui était hors d’atteinte [12]. Dans le cas de l’échec soviétique final, il n’y a eu ni évolution, ni transition, ni révolution. Ses traits les plus consternants se sont évaporés sans insurrection de masse, sous la forme d’un glissement de terrain historique, alors que toutes les oppositions avaient été méthodiquement écrasées. A chaque fois, celles-ci n’avaient pu surgir qu’à la faveur de tolérances venues d’en-haut, tactiques décidées à l’initiative de certaines factions au pouvoir, même si elles ne maîtrisaient pas toujours l’issue.
Le cas chinois, qui bascule à partir de la fin des années 1970 dans une instrumentalisation des mécanismes capitalistes n’a pu connaître une certaine réussite que parce que la Chine s’est trouvée en position de monopsone dans l’offre de main-d’œuvre au niveau mondial [13], ce qui a tout à coup transformé la fragmentation du monde occidental de source de dynamisme paradoxal (Montesquieu avait déjà identifié cet aspect qui soulignait le caractère extérieur de la civilisation occidentale au monde des empires) en facteur d’affaiblissement colossal. Elles ont cru qu’elles conserveraient toujours une longueur d’avance dans l’innovation technique, sans imaginer que les diasporas chinoises, notamment aux États-Unis, serviraient de cheval de Troie : la majorité des salariés de la Silicon Valley sont aujourd’hui d’origine chinoise. Les nations occidentales qui perdurent pourtant, quoi qu’en pensent les idéologues, se sont lancées dans une compétition suicidaire pour offrir leurs services, leurs savoir-faire, leurs brevets, à un État chinois placé soudain au centre du jeu, et qui s’est permis de bafouer toutes les règles qu’il affectait de rallier. Cette erreur stratégique est le fait des couches supérieures occidentales qui ont saisi cette occasion pour se dissocier de tout destin commun avec les populations de leurs nations respectives. Les couches socialement dominantes demeuraient fidèles à leur nation dans le cadre de la seule multipolarité européenne. Dans le cas étasunien, la menace nazie, japonaise, puis soviétique, avait joué le même rôle. Non seulement la fragmentation de la civilisation occidentale s’est donc transformée en facteur de faiblesse, mais la sédition des élites locales a rendu irréversible une fragmentation interne des nations.
La fuite en avant démographique qui caractérise le monde musulman, l’Inde et l’Afrique subsaharienne, associée à la perspective de l’épuisement des ressources énergétiques et minérales et des limites aux prodiges médicaux, etc., formalise le cadre de l’histoire actuelle. La grande mêlée des peuples que Toynbee annonçait dès la fin des années 1940 [14] est là, et la désagrégation interne de toutes les civilisations en est la signature énigmatique [15]. Mais seule la civilisation occidentale se voit trahie de l’intérieur par ses diverses couches dirigeantes, de plus en plus parasitaires et cyniques.
12. L’Occident n’a cessé de bousculer les autres civilisations depuis la résistance victorieuse de la Grèce à l’empire perse.
Les entités extra-occidentales se sont longtemps contentées d’imiter les seuls aspects liés à la source de l’indiscutable efficacité des processus de puissance en Occident, qui ont connu un saut qualitatif à partir de la Renaissance. L’historien A. Toynbee, là encore, avait décrit à quel point cette ambition de mimétisme seulement militaire (comme pour l’empire ottoman) était insuffisante. Les régimes “soviétiques” ont bricolé une solution plus sophistiquée : un volontarisme industriel quantitatif appuyé sur un IVe monothéisme idéologique pour mener une guerre civile permanente, asymétrique, à l’échelle planétaire. Ce dispositif était censé se substituer à toute initiative de la population locale. Il s’agissait d’exproprier l’Occident de ce qui paraissait devoir constituer sa période d’apothéose, le XXe siècle annoncé comme une série prévisible de sauts qualitatifs encore plus remarquables que ceux du XIXe siècle. Le cours de l’histoire a été largement réduit à un terrain strictement technicien, mais c’est bien l’Occident qui en est demeuré l’épicentre, malgré les mutilations qu’il a subies. Le slogan technocratique “le communisme, c’est les soviets plus l’électricité” a montré sa nature aussi factice que monstrueuse. Si cette récupération-expropriation a fait naufrage, l’histoire s’en est néanmoins trouvée dévastée d’une façon totalement inédite.
13. République et empire
Le mouvement d’égalisation des conditions avait d’emblée assumé un aspect transnational dans le cadre occidental des XVIIIe et XIXe siècles, de même que s’étaient propagées toutes les innovations surgies depuis une quelconque partie de l’Occident. Le mouvement de verticalisation absolue sur une base industrielle indigente, qui est la référence nodale du totalitarisme, a été corrélé à l’irruption de grandes révolutions sur des substrats non occidentaux. L’Union soviétique et la Chine maoïste en ont été les représentants les plus notables et les plus meurtriers [16]. La référence marxiste, qui se voulait prolongement et triomphe des luttes ouvrières issues de la révolution industrielle, a visiblement assumé une fonction historique totalement exotique, sur des sociétés largement préindustrielles. Le marxisme a révélé, ce faisant, sa logique profonde : ses failles constitutives, notamment sa conception mécanique et complotiste des processus économiques et de l’État, ont prévalu sur ses objectifs déclarés et ont façonné les régimes qui ont recouvert un tiers des terres émergées au XXe siècle.
Les Cités grecques antiques et les nations modernes ont été les seules formation permettant la cristallisation et l’expansion de régimes républicains, dont la tradition occidentale a été porteuse depuis 28 siècles. La divergence avec la forme impériale est saisissante et constitue la grande fracture des formes étatiques qui exprime la divergences civilisationnelle entre l’Occident et le reste du monde.
La souveraineté, définie explicitement à partir de Jean Bodin, c’est l’affirmation du droit d’un État qui n’est ni impérial ni seigneurial, et qui est né de la cristallisation des républiques et des formes juridiques nouvelles à la fin du Moyen-Age. Cette souveraineté est définie comme la bonne puissance. Elle n’est pas impériale parce qu’elle n’est pas centralement fondée sur la force : ce pouvoir a comme attribut fondamental non la direction de l’armée mais la législation. La nature du pouvoir souverain est essentiellement civile. Il en découle plusieurs conséquences : la première est l’indépendance nationale, la seconde est la pluralité des États, dont les relations se situent sur un plan d’égalité de principe. L’idée fondamentale est que le corps politique a une origine historique. Il apparaît dès lors que la puissance n’est pas une propriété, mais une “fonction publique” et que le pouvoir est un bien commun. Il s’ensuit que l’homme n’est pas un esclave, ni une chose, ni une propriété, mais un sujet, un individu, une liberté. Les monarchies de l’Europe occidentale ont arbitré par la loi au lieu de soumettre par la guerre interne. Toutes les républiques ont cependant entretenu des relations aléatoires avec la tentation impériale au fil des déséquilibres géopolitiques : la réussite occidentale a toujours été menacée, à l’image du petit promontoire du vieux monde qu’est l’Europe géographique [17].
14. Le paradoxe trompeur de la voie particulière allemande
Le cas de l’Allemagne de 1933 à 1945 constitue un paradoxe aveuglant puisque sa proximité géographique avec les autres pays occidentaux a obscurci l’apparition des formes totalitaires dont il était un écho incomplet, pour des raisons momentanées et illusoires de recherche de puissance [18]. Ses sources idéologiques étaient d’ailleurs imbriquées à celles de la “gauche” maximaliste (cf Rodbertus, théoricien du socialisme d’État dès 1870, Sombart à la fin du XIXe siècle, Spengler après la première guerre mondiale, etc.).
La dénonciation frénétique du nazisme, comme s’il pouvait à tout moment ressurgir, permet à tous les héritiers du marxisme-léninisme de faire diversion sur ce qui fut la source et le centre de gravité de leurs sinistres innovations. L’obsession d’une présence persistante et cachée de nazis demeure une hallucination volontaire : tous ces héritiers du Pacte Molotov-Ribbentrop nous disent qu’eux seuls, au fond, ont le droit de s’allier à ce qu’ils baptisent avec fiel ’extrême-droite”. Ce dispositif rhétorique montre à quel point cette dernière est au fond une variété de “gauche”. L’alliance électorale récente à Budapest d’un “centre-gauche” avec le Jobbik, un des derniers partis néo-nazis véritables en Europe, contre les populistes d’Orban, confirme à quel point cette logique souterraine continue de hanter la gauche zombie.
Celle-ci désespère tellement de voir l’histoire diverger des “lois” qu’elle a prétendu plaquer sur elle qu’elle en est venue à manifester une complaisance universelle pour les entreprises islamistes. Cette actualisation routinière et moléculaire d’une alliance du type Hitler-Staline est régulièrement détrompée dans ses attentes. Mais l’aile marchante de la gauche, qui ne peut survivre qu’en injectant des doses croissantes de délires idéologiques, a toujours aspiré à s’allier aux forces les plus ravageuses. Ses militants appellent parfois cela le “rupturisme” ! Ils sont convaincus, dans leur vertige para-religieux de technocrate de l’histoire, de pouvoir en maîtriser les conséquences, malgré tous les naufrages historiques que de telles aventures ont provoqués. La complicité criminelle avec l’islamisme prolonge cette “cohérence” dans le désastre depuis Marx. Il s’agit d’assurer que l’histoire n’avancerait que par son pire côté, le “dépassement” ne pouvant avoir lieu que sur le terrain de la catastrophe, espérée comme l’ombre portée de la révolution miraculeuse attendue.
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