1. Les deux grandes innovations du XXe siècle
La première a consisté dans le surgissement d’un régime totalitaire à partir de 1917 en Russie, dont l’analyse lucide demeure hors de portée de la plupart des héritiers de l’aspiration socialiste. Celle-ci, formulée dans les années 1840 comme un nouvel Évangile, s’est nécrosée au fur et à mesure de ses succès politico-militaires. Le processus a culminé dans l’établissement de régimes “soviétiques” sur un tiers des terres émergées pour produire un naufrage historique exceptionnel : ils prétendaient “sortir du capitalisme”, où ils n’étaient guère “entrés”(si tant est que cet “isme” de la théologie marxiste ait un sens) et passer aussitôt à un développement qualitatif nouveau. Ces régimes ont abouti à l’exact contraire des objectifs revendiqués en faisant bien pire que les sociétés qui ont donné naissance aux mécanismes capitalistes : ils furent les plus féroces exploiteurs et les plus terribles tueurs de masse d’ouvriers et de paysans. La plupart des totalitarismes, toujours plus ou moins concurrents, sont nés sur des substrats anthropologiques extra-occidentaux, et dans des aires historiques d’États impériaux à forte structuration bureaucratique. Seules l’Italie et l’Allemagne, terrains de nostalgie impériale dissonante avec leur nature d’État-nation, appartenaient à l’univers occidental, dont elles cherchaient à sortir. Ces deux dernières variantes ont été militairement vaincues et démantelées et ces pays ont tout naturellement retrouvé leur enracinement occidental.
La seconde innovation s’est cristallisée après 1945 sous la forme d’une société de consommation développée depuis les États-Unis où elle avait point dès les années 1920. Cette expansion, particulièrement inattendue dans l’Ancien Monde, a été perçue comme la première approximation effective d’une société d’abondance enfin advenue. Ces dispositifs ont gagné de proche en proche la plus grande partie de l’Occident (c’est-à-dire l’Amérique du nord et les nations européennes reposant sur un substrat catholique ou protestant). Elles ont également pris racine au Japon, en Corée du Sud et dans les pays de diaspora chinoise, toutes sous influence occidentale durant la guerre froide, cette troisième guerre mondiale auto-limitée. Les héritiers du mythe socialiste après avoir rechigné au développement keynésien, en déclarant qu’il allait détourner les ouvriers du “socialisme”, ont fait mine de le récupérer et de prétendre en être à l’origine. De fait, ils interprètent les mesures de pilotage de l’économie comme une idée qu’ils auraient toujours défendue, mais leur tendance simpliste vise crûment à accaparer l’argent où qu’il se trouve, en considérant qu’il y aura sans cesse des gisements de richesse à piller pour faire “tourner” une économie administrée. De fait, alors que les socialistes promettaient une société de rationnement et de pénurie [1], ils ont été littéralement débordés par cette société de consommation, dont les conditions de réalisation demeurent en général ignorées. Il se trouve, pour des raisons géologiques et historiques, que ces conditions s’affaiblissent aujourd’hui. L’accumulation des pollutions, la raréfaction visible des ressources minérales et énergétiques, l’oubli des conditions sociales et culturelles favorisant une capacité de travail acharné et une allocation de ressource efficace par un marché encadré, conjuguent leurs effets pour miner cet avènement exceptionnel.
Si les régimes totalitaires sont finalement apparus comme un enfer sur terre, les sociétés de consommation, surtout vues de loin, ont pris l’allure de paradis fascinants. Après le tournant chinois de 1976-1979, qui voit la mise au rancart des hallucinations maoïstes, puis l’effondrement soviétique de 1991, cette société de consommation en est venue à incarner une aspiration générale sur la planète, mais sous la forme simpliste d’une accumulation automatique de produits, dont on ne se demande jamais quelles en sont les contreparties [2].
Ces deux innovations du XXe siècle demeurent les deux repères fondamentaux de l’histoire en cours.
2. Histoire, déterminisme et flux du temps
Depuis que la discipline historique est née en Grèce ancienne avec Hérodote, l’effort de compréhension et de mémorisation des grands faits humains n’a cessé d’être hanté par l’interrogation sur les enchaînements historiques. Dans les premiers temps, les surprises en ce domaine étaient aisément attribuées à l’intervention d’entités divines, ce qui permettait de ne pas s’appesantir indéfiniment sur les énigmes du destin. Les Grecs de l’Antiquité furent néanmoins intensément conscients qu’il y avait des moments où l’“enchaînement” des événements ne se déduisait pas de ce qui les avait précédés bien que cela reposât sur des décisions humaines. Cet excès d’effet sur la cause rend irréaliste la soif d’explication déterministe qui a hanté la modernité : le XIXe siècle a tenté de tout rapporter à un modèle mécaniste de causalité.
Lorsqu’on prend en compte la multiplicité des processus pouvant interférer avec l’histoire humaine, tels que les tremblements de terre, les évolutions climatiques, les éruptions volcaniques, les effets épidémiques, etc., et les affrontements asymétriques entre civilisations, l’histoire apparaît souvent comme dominée par une succession de glissements de terrain qui surviennent sans crier gare.
Les regroupements humains ne sont pas des objets passifs : la manière dont ils réagissent aux contraintes dépasse l’effet immédiat de celles-ci. C’est pourquoi le cours de l’histoire humaine évoque les processus chaotiques identifiés depuis une quarantaine d’années, notamment en météorologie : leur “sensibilité aux conditions initiales” indique leur immensité capacité à diverger à partir de facteurs infimes. Cela n’annule pas le principe du déterminisme matériel, mais le rend réfractaire aux anticipations, ce qui rend vaines toutes les rêveries de planification de l’histoire humaine.
Le plus surprenant avec l’avalanche qui porte et oriente cette histoire, c’est qu’elle n’est pas systématiquement “imprévisible” : la manière dont elle dévale sa pente est parfois suspendue en effets relativement récurrents. L’histoire de l’Occident a ainsi connu plusieurs longues périodes de ce genre :
- les rapports entre Cités grecques dans l’Antiquité (du VIIIe au IVe siècles avant J.-C.)
- les rapports entre Cités et principautés italiennes de la Renaissance (du XIIe au XVIe siècles)
- l’Europe westphalienne des États-nations, de 1648 à 1914, malgré l’immense séisme révolutionnaire et napoléonien de 1789 à 1815, et les effets gigantesques de la révolution industrielle qui n’a pris son essor qu’après cette période des révolutions émancipatrices.
La période des Royaumes combattants pour la Chine, ou l’époque de la division du monde musulman entre les IXe et XIe siècles en trois califats, présentent des caractéristiques voisines.
Il est significatif que dans ces configurations multipolaires durables, l’action de forces délibérément stabilisatrices ait pu jouer un rôle important : Sparte a eu le souci de l’équilibre de la Grèce ancienne, les rivalités entre la Papauté et l’Empire ont eu le même effet pour l’Italie de la Renaissance (mais de façon involontaire), tandis que l’Europe westphalienne a bénéficié de la pax britannica.
Ces périodes de régularité relative finissent par sortir de leur cadre établi à la suite de bouleversements complets. Ainsi la Guerre du Péloponnèse a eu pour effet de briser le ressort des Cités grecques, qui survécurent pourtant dans leur souveraineté presque un siècle jusqu’à la conquête macédonienne, de même que l’enchaînement des deux guerres mondiales a porté un dommage décisif au dynamisme des nations européennes. Elles ont cependant conservé des capacités d’adaptation jusqu’à leur invasion démographique par des populations venues d’autres civilisations. La reconstruction d’après-guerre en est une illustration exceptionnelle. Leur capacité à intégrer les mécanismes de la société de consommation nés aux États-Unis le démontre également, pour le meilleur comme pour le pire.
Il est assez remarquable que la Grèce ancienne se soit mirée dans une épopée telle que l’Iliade, qui mettait en scène un affrontement symétrique intense, avec des effets destructeurs, tout à fait contraires à la ritualisation des affrontements entre hoplites des Cités qui domina pendant trois siècles l’histoire grecque. L’Iliade fut, avec l’Odyssée, l’un des deux textes formateurs de l’éducation des jeunes Grecs, avant même qu’un texte religieux central ne joue un tel rôle dans d’autres civilisations. Les Grecs furent d’emblée conscients des effets ravageurs que pouvait produire une confrontation symétrique poussée jusqu’à ses limites dans le cadre de la multipolarité hellénique. De telles conséquences destructrices ont bien eu lieu en Sicile, à la suite de l’expédition athénienne manquée contre Syracuse à la fin du Ve siècle. La guerre qui s’ensuivit entre les Cités siciliennes, aggravée par l’intervention des Carthaginois, fut particulièrement ravageuse, en l’absence de toute force modératrice, alors qu’en Grèce même, Sparte refusa aux Thébains la destruction de l’Athènes vaincue et la réduction en esclavage de sa population.
Le monde des Cités grecques a été submergé par la tentative impériale macédonienne dont l’échec ouvrit l’époque des royaumes hellénistiques concurrents, où se multiplièrent néanmoins les fondations urbaines. Cette rivalité entretenue et relativement fertile de royaumes aspirant à l’empire universel, mais incapables de balayer les concurrents, dura jusqu’à leur absorption par la puissance romaine, qui hérita de leurs caractéristiques et perpétua la création de nombreux cadres urbains jusqu’au IIIe siècle de l’ère chrétienne.
3. Précocité des thématiques sur le totalitarisme
Julius Martov, chef de file des Mencheviks internationalistes, constatait dès 1923 qu’on avait affaire avec le bolchevisme à un régime qui se répandait bien au-delà de la zone arriérée de la Russie et que ce “communisme de consommateur” faisait des émules un peu partout. Kautsky, “pape” de la social-démocratie avant 1914, concluait dès 1924 qu’on assistait à l’apparition d’un type de régime absolument inédit. Le terme de “totalitarisme” est apparu dès les années 1920, tant chez ceux qui critiquaient la nouvelle forme de pouvoir, partiellement imitée en Italie, que chez ceux qui revendiquaient cette nouveauté (Mussolini lui-même).
La question qui se posa alors fut celle de la durée de ces régimes, de leur dynamisme et de leur consistance. H. Arendt s’efforça de l’élucider après la Seconde guerre mondiale. Elle fut amenée à souligner l’importance des convergences qualitatives entre régime nazi et régime soviétique. L’apparition du régime maoïste en Chine, au Vietnam et jusqu’au Cambodge, pays de taille fort réduite, contraignit les observateurs contemporains à préciser l’analyse de ce qui était advenu. H. Arendt était partie d’une étude sur “l’impérialisme” (colonial), sans doute sous l’influence de son second mari, un ancien spartakiste marqué par les analyses du début du XXe siècle, qui voulaient voir dans la rencontre supposée de la finance et des opérations coloniales le passage à un nouveau stade (“suprême”) du “démon” capitaliste. La cristallisation à la fin du XIXe siècle de ce terme de “capitalisme”, mot de combat, permettait surtout d’escamoter les dimensions historiques que le marxisme avait manquées.
Contrairement à ce que clament les “antifascistes” (terme intrinsèquement mensonger), les nationaux-socialistes étaient bel et bien hostiles au “capitalisme” et ont puisé dans une tradition intellectuelle allemande qui avait également servi à la “gauche” (il suffit de citer l’économiste Rodbertus, théoricien d’un socialisme d’État sur des bases conservatrices dès 1870, et des sociologues comme Sombart et Weber, qui firent passer dans le langage politique le terme de “capitalisme”).
Aujourd’hui, il est aisé de faire le tri entre les hypothèses. Plus d’un siècle a passé depuis la naissance du premier régime totalitaire, soviétique, qui s’est dissous en 1991, tandis que les entreprises coloniales ont elles-mêmes disparu après la Seconde Guerre mondiale, pour l’essentiel entre 1948 et 1962, avec l’exception portugaise qui survécut jusqu’en 1974. Les empires coloniaux ne furent jamais que des demi-empires qui diffusèrent auprès des populations dominées les leviers d’émancipation et leur donnèrent les moyens d’une explosion démographique jamais vue dans l’histoire humaine. Aucun empire véritable ne commet ce genre d’imprudence. Cet engrenage ne cessa de prévaloir avec la concurrence entre États européens pour le “progrès humain”.
La conviction que les régimes occidentaux dans les territoires métropolitains s’effondreraient s’ils perdaient leurs colonies a même été démentie avec éclat : la disparition du fardeau colonial a, au contraire, facilité leur passage à une société particulièrement prospère. Sauf rares exceptions, les colonies furent en effet chroniquement “déficitaires” et profitèrent surtout à des milieux privés limités, aux dépens de la métropole qui devait prendre en charge les “frais généraux” de ces aventures. Cette charge fut tenable dans la mesure où elle était contemporaine de l’extraordinaire “révolution industrielle”, qui permettait aux pays la connaissant de multiplier leur production, à raison d’une moyenne de 1,5 à 2 % par an, soit d’un facteur multiplicateur de 5,5 à 7 en un siècle. Le moteur de cet effort reposait sur les rivalités de puissance internes à l’Europe : un Royaume-Uni de 8 millions d’habitants parvenait ainsi à tenir tête à une puissance française 4 fois plus peuplée... L’expansion ultra-marine d’États européens par l’atlantique, qui apporta une immense profondeur à l’Occident, fut fondamentalement le résultat d’une nécessité impérieuse : contourner la terrible et millénaire menace existentielle qu’exerçait l’islam contre l’Europe et la méditerranée. Les plaintes actuelles des musulmans pour la courte et partielle “colonisation” qu’ils ont subie dans certaines régions oublie que les Européens furent placés dans une position défensive pendant mille ans, entrecoupée de rares sursauts (reconquista espagnole, croisades, libération progressive et par à-coups des Balkans, etc.) [3].
Un véritable empire repose en interne sur une intégration de l’ensemble des degrés de pouvoir et des chaînes de souveraineté et de domination, depuis le statut d’esclave jusqu’à celui du despote, et en externe sur l’élimination de toute concurrence de puissance dans une zone géopolitique donnée. La colonisation occidentale, synonyme d’abolition de l’esclavage et d’introduction homéopathique de principes républicains dans ses dépendances, allait à l’encontre de toute logique impériale. C’est la raison pour laquelle les thalassocraties européennes ont été structurellement incapables de créer de véritables formes impériales que le substrat anthropologique des zones dominées hors d’Europe aurait pourtant dû favoriser [4]. Les territoires métropolitains de ces puissances constituèrent des républiques, même quand ils maintenaient une façade monarchique (Royaume-Uni, Pays-Bas, etc.). L’intuition initiale d’Hannah Arendt du lien entre empire et totalitarisme n’est pertinente que dans la mesure où les régimes totalitaires sont profondément corrélés aux logiques d’empire territoriaux au sens fort du terme, qui recherchent l’expansion jusqu’au contrôle d’aires géopolitiques entières, par opposition aux Cités, aux nations et aux thalassocraties européennes.
Adorno et ses collègues universitaires de l’École de Francfort persistèrent à rechercher les sources de l’innovation totalitaire dans les racines les plus antiques de l’Occident, fidèles en cela au schéma défini par Heidegger et repris par Luckacs [5], en se gardant bien d’examiner ce qui avait commencé à l’Est de l’Europe et avait trouvé un prolongement considérable dans une grande partie de l’Asie confucéenne. Au fond, il s’agissait déjà pour ces représentants de l’intelligentsia occidentale d’éviter de plonger le regard dans leurs propres présupposés. La “théorie critique” de l’École de Francfort ne fut qu’un euphémisme déguisant ce que ses auteurs qualifiaient explicitement de “théorie marxiste” avant guerre et dont ils ont maquillé l’étiquette après 1945. Leur ambition de constituer un “freudo-marxisme” faisant le pont entre les processus collectifs et les logiques psychologiques n’ont produit, comme d’autres courants parallèles, qu’un marxisme culturel. La compréhension de l’histoire du XXe siècle, si profondément meurtrie par ces régimes totalitaires, leur a échappé parce que le noyau le plus dynamique du monde occidental, États-Unis et Royaume-Uni, a prévalu. Une telle vérité est à peu près indicible pour un membre de l’intelligentsia si désireuse de sortir de l’orbite occidentale. Ces chamanes de l’idéologie aggravent désormais leurs errements en appuyant la “révolte” des élites décrite C. Lasch dès les années 1990 [6], “révolte” qui a désormais atteint le stade d’une sédition institutionnelle par en haut.
4. Le totalitarisme vu par ceux qui le subissaient
Stefan Zweig a laissé dans son autobiographie une description saisissante de l’irruption brutale d’un régime totalitaire dans une situation concrète que rien n’avait préparée à ce désastre :
“Je croyais avoir éprouvé par avance tout ce qui pourrait arriver d’épouvantable si Hitler réalisait son rêve de haine et occupait en triomphateur la ville de Vienne, qui l’avait repoussé jeune homme pauvre et sans succès. Mais comme mon imagination, comme toute imagination humaine, se révéla hésitante, étroite, pitoyable au regard de l’inhumanité qui se déchaîna ce 13 mars 1938, jour où l’Autriche, et avec elle toute l’Europe, fut livrée en proie à la violence nue ! Maintenant, le masque tombait. Les autres États ayant ouvertement montré leur crainte, la brutalité n’avait plus à s’imposer aucune retenue morale, elle n’usait plus — que comptaient l’Angleterre, la France, que comptait le monde ? — du prétexte des « marxistes » qu’il fallait éliminer politiquement. Maintenant, on ne se bornait pas à voler et à piller, mais on laissait libre cours à tous les désirs de vengeance privée. Des professeurs d’université étaient forcés de frotter de leurs mains nues le pavé des rues, de pieux vieillards juifs étaient traînés au temple et contraints par de jeunes braillards à faire des génuflexions et à crier en chœur « Heil Hitler ! ». Dans les rues on attrapait comme des lièvres quantité d’innocents, qu’on menait curer les lieux d’aisances dans les casernes des SA. Tout ce qu’une imagination d’une saleté morbide avait inventé au cours de nombreuses nuits dans une orgie de haine se déchaînait au grand jour. Qu’ils fissent irruption dans les appartements et arrachassent leurs boucles d’oreilles à des femmes tremblantes — de tels excès avaient pu se produire il y a des siècles dans les guerres du Moyen Age, à l’occasion des pillages des villes ; ce qui était nouveau, c’était le plaisir éhonté de tourmenter en public, de martyriser les âmes, d’infliger des humiliations raffinées. Tout cela a été attesté non pas par un témoin isolé, mais par des milliers de personnes qui ont subi ces traitements, et une époque plus tranquille, qui ne sera pas, comme la nôtre, accablée de lassitude morale, lira avec un frisson d’horreur les crimes perpétrés au XXe siècle, dans cette ville de culture, par un seul homme enragé de haine. Car c’est là le triomphe le plus diabolique de Hitler au milieu de ses victoires militaires et politiques : cet homme à lui seul a réussi, par une constante surenchère, à émousser toute notion du droit. Avant cet « ordre nouveau », le meurtre d’un seul homme, sans la sentence d’un tribunal et sans raison apparente, bouleversait le monde, la torture était jugée inconcevable au XXe siècle, on appelait encore clairement les expropriations vol et rapine. Mais maintenant, après toutes les nuits de la Saint-Barthélemy qui se suivent sans interruption, après les tortures à mort infligées journellement dans les cellules des SA et derrière les fils de fer barbelés, que comptent encore une injustice isolée et la souffrance terrestre ? En 1938, après les événements d’Autriche, notre monde s’était déjà accoutumé à l’inhumanité, à l’injustice et à la brutalité comme jamais il ne l’avait fait auparavant pendant des centaines d’années. Tandis qu’autrefois ce qui s’est produit dans cette malheureuse ville de Vienne aurait suffi à faire mettre les criminels au ban de l’humanité, la conscience universelle se tut, en cette année 1938, ou se borna à murmurer un peu, avant d’oublier et de pardonner.
Ces jours où à chaque heure retentissaient dans ma patrie les appels à l’aide, où l’on savait que des amis intimes étaient emmenés, torturés et humiliés, et où, dans l’impuissance, on tremblait pour chacun de ceux que l’on aimait, comptent pour moi parmi les plus épouvantables de ma vie” [7].
Il se trouve que cette description d’une scène de 1938 “ignore” que le même genre d’horreur était devenu le régime ordinaire depuis 20 ans déjà à l’Est de l’Europe, et que dès 1923, Hitler et Luddendorf percevaient la nouveauté de ces leviers de pouvoir, non pour les réprouver, mais pour les utiliser un jour [8].
5. Le totalitarisme sera-t-il limité au XXe siècle ?
Le court XXe siècle (1914-1991) a été dominé dans sa première partie par la cristallisation concurrente de régimes totalitaires. Leur belligérance complice des années 1930 s’est transformée en une alliance cynique en 1939. Cette forfaiture exceptionnelle a infligé une terrible mutilation historique à toute l’Europe. Cette atteinte est aujourd’hui soit ignorée par les discours dominants, soit attribuée à la nature occidentale des sociétés nationales, alors que les deux régimes complices de ce désastre historique visaient en priorité, chacun pour son compte, à la destruction et l’éradication des nations au profit d’un empire mondial (racial pour Hitler, bureaucratique pour Staline). Par une inversion idéologique typique de l’intelligentsia qui a tant participé à ces entreprises, les sociétés qui furent la cible de ces agressions totalitaires sont désormais considérées comme responsables et coupables de cet enchaînement historique. La pression actuelle du régime de Poutine à l’encontre de la Pologne prolonge froidement ce crime historique conjoint. Sans le pacte Hitler-Staline, jamais la Shoah n’aurait pu avoir lieu [9].
Les résidus gauchistes, que tant de leviers de pouvoir et d’influence relaient avec complaisance, sont arc-boutés sur le projet de liquidation des nations. La vacuité de cette perspective est totale : les nations ne doivent être remplacées par... rien. Leur existence si riche historiquement et garante des biens communs doit simplement être éradiquée.
Les héritiers et les compagnons de route de la doxa marxiste-léniniste n’ont jamais cessé de se qualifier d’intellectuels “progressistes” ou “engagés”, adjectifs de guerre civile implicite, dont le second est un marqueur du vocabulaire biaisé de Sartre, ouvertement emprunté à Heidegger. La vulgate de “gauche” qui prévaut depuis l’effondrement soviétique repose sur une posture qui considère après coup tout contemporain de Hitler comme suspect de nazisme dissimulé, à la seule exception de ceux qui furent inféodés à l’Internationale Communiste, principale organisation à avoir pourtant pactisé avec ce personnage durant le premier tiers de la Seconde guerre mondiale. Cette analyse “mystique”, résurgence sournoise du schéma halluciné calé sur le fantasme de “péché originel”, s’est paradoxalement renforcée depuis une trentaine d’années : la surenchère mécanique est leur seul alibi [10]. Les descendants de tous les contemporains de Hitler hériteraient même du péché de colonialisme. Cette accusation converge avec une schizophrénie racialiste qui domine les idéologies de la rupture historique à tout prix [11]. Il y a là un processus de radicalisation cumulative qui prétend broyer la résistance que le matériau historique oppose à ces technocrates de l’histoire. Seuls bénéficieraient d’une indulgence ceux qui se rallieraient aux théories “progressistes” de plus en plus grossières (racisme anti-blanc, néo-féministes défilant avec les théoriciens du viol des femmes non voilées, prééminence de minorités de plus en plus infimes, mais prétendant au titre d’élites absolues, prophètes de l’apocalypse climatique, etc.). L’objectif qui se dessine peu à peu est de réduire les sociétés occidentales à un conglomérat de minorités. Pour ce faire, les majorités autochtones reçoivent un statut juridique d’autant plus inférieur qu’elles sont plus majoritaires. L’attribution des subventions sociales à tout nouvel arrivant équivaut à un impôt différentiel, véritable tribut prélevé au profit de colonisateurs venus d’Afrique ou du lointain Orient. Tout immigrant serait un “migrant”, c’est-à-dire un “réfugié” politique : leur “dissidence” idéalisée n’est pas située dans le passé, mais dans le futur, et contre les pays d’accueil !
Le laxisme, aussi sélectif que déterminé, pratiqué par la faune judiciaire européenne définit un véritable système d’encouragement à la récidive pour les agresseurs des populations occidentales. Une telle dissociation des statuts de fait nourrit le type de logique propre aux empires territoriaux. Tout se passe comme si la population musulmane infiltrée en Europe était considérée par les “élites” fragmentées de l’Occident comme le pilier indispensable du nouveau régime impérial qui se cherche et qui aurait une vocation planétaire. Celles-ci n’imaginent pas un instant que les leviers totalitaires de l’islamisme greffés sur le despotisme musulman routinier visent à remplacer les hiérarchies autochtones.
6. Responsabilité des empires dans les deux guerres mondiales.
Les deux premières guerres mondiales ont été déclenché par les empires périphériques à l’Occident et surtout par l’empire tsariste, puis soviétique. Cette vérité rencontre aujourd’hui encore un silence de granit :
- en 1914, la Russie affecta de lancer une mobilisation “partielle” dans une logique d’escalade qui se voulait graduée. Cet État se rendit aussitôt compte qu’il serait incapable de mobiliser à demi ses troupes et qu’il devait donc procéder à une mobilisation totale, ce qui provoqua l’engrenage guerrier irréversible pour toutes les grandes puissances. Les populations européennes eurent toutes l’impression que leur pays était attaqué et qu’elles devaient le défendre. En dehors de manifestations d’étudiants dans quelques capitales, parler d’hystérie nationale en 1914 est une réécriture de l’histoire qui prolonge la propagande de guerre de l’époque. Il y eut très vite une hystérie guerrière, notamment en Allemagne, mais l’acceptation de la guerre releva fondamentalement d’une réaction de civisme, de celles que les couches dominantes réclament tout en les appréhendant [12].
- en 1939, l’URSS s’allia délibérément à Hitler pour détruire la Pologne et les pays baltes, tout en prétendant signer un “pacte de non-agression”, formule inversée de la réalité : quand deux régimes totalitaires complotent de concert, les doses de mensonge sont démultipliées et le sens des mots achève de se perdre.
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