Cornelius Castoriadis : Histoire d’une recherche (2/2)

vendredi 15 novembre 2024
par  LieuxCommuns

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Le spiritualisme absolu et le scientisme totalitaire

« Hormis la mathématique, où la question se pose de façon différente, et la pure description, où elle ne se pose pas, toute vérité scientifique est une erreur en sursis. Et pourtant, elle n’est pas que cela. Qu’est-elle donc, et que cherchons-nous au savoir ? Faut-il dire que, comme tout désir, celui-ci est aussi condamné à toujours se méprendre sur son objet, à l’ignorer et donc à le manquer ? Cet amour verrait-il, comme l’autre, ce qu’il acquiert lui couler irrésistiblement entre les doigts ? Mais comment penser que l’objet de l’activité rationnelle excellente est essentiellement un imaginaire ? Si oui, ne serions-nous pas irrémédiablement pris dans un cercle de fer ? Comment pourrions-nous jamais le déterrer sinon en poursuivant cette même activité rationnelle, qu’il continuerait par hypothèse à sur déterminer ? Si la prise de possession de la nature par le savoir est un phantasme, comment la prise de possession du savoir par le savoir ne le serait-elle pas ? Ce n’est que dans un autre rêve, celui d’un sujet absolu et d’une réflexivité pure, que l’on peut sortir de ce cercle ; rêve certes incohérent pour la logique vigile et qui n’obéit, comme il se doit, que celle du désir, rêve que rêvent ensemble sans le savoir le spiritualisme absolu et le scientisme totalitaire. » [1]

P. N. : Ainsi, les deux seules positions grâce auxquelles on peut s’imaginer, justement, que l’on sort du Labyrinthe après y être entré c’est, dites-vous, le spiritualisme absolu et le scientisme totalitaire…

C. C. : Ce qui revient au même, parce que – et ça c’est absolument clair quand on lit les prétendus matérialistes ou encore maintenant quand on lit le livre, par ailleurs très informatif, de monsieur Jean-Pierre Changeux sur L’homme neuronal– on voit bien que cette prétention d’un savoir positif, assuré et totalisable sinon déjà totalisé, s’appuie sur l’idée que, en droit et d’une manière ultime, la matière est tout à fait transparente pour la raison. Que la matière soit tout à fait transparente pour la raison, ce n’est rien d’autre que la position du spiritualisme absolu. Je crois que, tout à l’heure, je me posais la question « qu’est-ce que c’est que ce Labyrinthe de la pensée ? » – eh bien, peut-être que ce texte l’illustre un peu : précisément, à partir du moment où je sais qu’il n’y a pas de garanties en soi de mon savoir, à partir du moment où je sais que le savoir humain est, lui aussi, une création imaginaire…

Sur la notion de réalité et de connaissance

P. N. : … vous allez très loin : vous dites, à la limite, nous le verrons tout à l’heure dans un autre passage, qu’il n’y a pas de réel…

C. C. : Non, je ne dis pas qu’il n’y a pas de réel… Alors là, je ne sais pas si on le verra tout à l’heure, mais il vaut mieux, pour ne pas effrayer les gens, dire tout de suite ce que j’en pense et ça illustrera encore cette idée du Labyrinthe. Il y a deux thèses, par exemple, quand on parle de la connaissance, finalement : d’un côté on dit que notre connaissance correspond au réel et, à la limite, en est un pur reflet – thèse bien connue grâce, entre autres, à la vulgarisation de la vulgate marxiste – et une autre thèse disant, non, dans notre savoir, c’est la conscience, le sujet connaissant, qu’il s’agisse de la conscience ou qu’il s’agisse, d’ailleurs, d’une société ou d’une époque, peu importe…

P. N. : … d’uneépistémè, pour parler comme Michel Foucault…

C. C. : … c’est cela, qui construit et au-delà de cela il n’y arien.Or, précisément, les deux thèses sont évidemment intenables. Parce que pour qu’il y ait connaissance, il faut quand même une structure, une organisation minimale de celui qui connaît, même un miroir a une organisation : il suffit de prendre un miroir sphérique pour avoir une autre image, sauf que là les lois de transformation sont réglées et triviales, donc un miroir a, lui aussi, une structure. Et de l’autre côté, si on prend le constructivisme absolu, tel qu’il est d’ailleurs, en un sens, déjà plus ou moins chez Kant, d’une certaine manière, on se pose tout de suite la question : pourquoi diable toutes les constructions ne sont pas équivalentes ? Comment pouvons-nous préférer une construction à une autre ? Et les réponses pragmatiques et autres, bon, ce n’est pas le moment de les discuter, s’avèrent totalement à côté de la question. On en arrive à cette conclusion que dans tout produit de notre connaissance, dans tout ce que nous arrivons à connaître, il y a une dimension qui vient de nous, au sens le plus large du terme, et qui est ce que j’appelle desschèmes imaginaires fondamentaux,qui sont structurants du monde de la connaissance, mais qu’il y a, quand même, quelque chose, quand il s’agit du savoir, qui est le référent de ce savoir, et que ce référent, d’une manière ou d’une autre, est toujours là, c’est-à-dire que notre savoir essaye toujours de se régler sur ce référent.

P. N. : Il faut souligner l’enjeu de toute cette discussion entre, disons, le réalisme et l’idéalisme : l’idée même d’une philosophie de la création implique que l’on ait une position à l’égard de ce réel. S’il y a un réel, s’il y a une nature et que le savoir est la connaissance de ce réel et de cette nature, il n’y a pas de création ; il peut y avoir une progression dans la connaissance du réel, du fait de bonds en avant faits par la connaissance mais, ultimement, la connaissance ne crée pas son objet : elle le trouve. Vous vous tenez sur la crête, entre ces deux extrêmes ou entre ces deux abîmes, peut-être ?

C. C. : Oui, parce que je crois que [la connaissance] trouve quelque chose, mais elle ne peut le trouver qu’en créant. Elle ne peut le trouver qu’en imaginant des choses, c’est-à-dire en posant de nouvelles grandes images dont la différence par rapport aux mauvaises images ou aux petites images c’est que, elle, elle touche à quelque chose. Pour prendre un exemple que je cite très fréquemment : il y a un grand schème imaginaire dans la théorie newtonienne du monde, dans la théorie de la gravitation. Ce schème imaginaire, cette image de Newton comme quoi marées, pomme et étoile obéissent tous aux mêmes règles, cette façon de visualiser l’univers, de le visualiser intellectuellement, cette intuition intellectuelle comme bouts de matières qui s’attirent dans un espace homogène, etc. tout cela est un grand schème imaginaire et il se trouve que – et j’insiste sur ce terme aristotélicien : il se trouve que – ce schème recouvre une part immense des phénomènes naturels. Or nous savons aujourd’hui que, contrairement à ce que racontent les scientifiques progressistes et ce que croient les neuf dixièmes des physiciens, la théorie newtonienne est purement un simplement fausse, si le terme a un sens. C’est-à-dire que la théorie de la relativité n’est pas une « meilleure approximation » : elle est ipso facto une réfutation de la théorie newtonienne dans sa prétention de représenter la réalité. Et pourtant il y a toute une strate de la réalité à laquelle le schéma newtonien correspond. Il faut avoir besoin de faire des choses très subtiles pour laisser de côté les équations newtoniennes et prendre les équations de la relativité générale.

P. N. : Donc en ce sens, il y a une objectivité.

C. C. : Il y a une certaine objectivité dans ce domaine de la science exacte, attention.

P. N. : Justement, certains de nos auditeurs attentifs auront remarqué que nous avons commencé le passage que nous avons lu par un petit membre de phrase très important où vous dites : « Hormis la mathématique, où la question se pose de façon différente, et la pure description, où elle ne se pose pas, toute vérité scientifique est une erreur en sursis » – hormis la mathématique et la description…

C. C. : Là encore on pourrait ergoter, mais enfin si on passe sur des difficultés du second ordre concernant le langage dans lequel on décrit, etc., le fait de dire « à tel moment le soleil a été éclipsé par la lune, dans les pays entre telle et telle latitude… », ça c’est une pure et simple description, elle ne présuppose qu’un accord sur les termes qu’on utilise…

P. N. : … elle le présuppose quand même…

C. C. : … elle présuppose cet accord, bien entendu, et ce langage, bien entendu, lui-même, est travaillé par des catégories logiques et par des schèmes imaginaires, ça c’est évident.

La création artistique

P. N : Alors pour sortir, en un sens, du Labyrinthe, car cette promenade n’est pas désespérée, nous allons, et les auditeurs vont bientôt comprendre pourquoi, encore une fois écouter de la musique…

P. N : Beethoven, sonate n°32 de l’opus 111, magnifique sonate pour piano… Si nous écoutons de la musique, c’est parce que dans le cas de la musique, comme dans le cas de l’art et comme dans certains autres cas que nous examinerons plus tard, mais c’est particulièrement clair et aisé à comprendre en partant d’un exemple artistique, il y a création sans rien avant et, néanmoins, il n’y a pas de négativité parce que tout ce que nous avons dit jusqu’à présent au sujet du Labyrinthe, au sujet du scepticisme et au sujet de la sophistique, c’est ce que Platon lui-même disait au sujet des sophistes : à savoir que si tout est si l’homme est la mesure de toute chose et si tout est relatif, eh bien tout est néant. Alors que dans le cas de la création artistique, tout est relatif, effectivement, rien n’est fondé en raison et, néanmoins, ce qui est créé a une pleine positivité, cela est de l’être. Et dans la musique que nous avons entendue, il y a une forme qui émerge qui n’a pas de raison d’être autre qu’elle-même et qui, néanmoins, est pleinement positive.

C. C. : Oui, quiest, qui existe pleinement… on pourrait revenir sur les termes. Mais si j’ai choisi ce début de l’Arrieta de l’opus 111, c’est parce que ça illustre aussi, paradoxalement, la création musicale sous un aspect auquel on ne pense pas souvent : c’est que la musique crée aussi le silence. Il y a une phrase de Berlioz qui disait, mais là ça se comprend facilement, que, bien sûr, dans une œuvre de musique les pauses sont tout aussi importantes que les notes – enfin les moments blancs où l’on n’entend rien. Mais je crois qu’avec l’Arrieta de l’opus 111 – comme d’ailleurs aussi, par exemple, j’ai hésité entre cela et le dernier morceau inachevé de l’art de la fugue – ce qu’on voit c’est, non seulement la création de la musique positivement, si je peux dire, en tant que succession et synchronie de sons, mais que cette forme fait exister autour d’elle et pour qu’elle existe elle-même, le rien, le silence. On peut pousser cette idée beaucoup plus loin : c’est-à-dire qu’effectivement, elle n’a pas de négativité mais, en même temps, on peut dire qu’elle abolit le monde. Si jamais nous pouvions écouter, ou les rares moments où nous pouvons écouter la musique comme, j’oserai dire, non pas on doit l’écouter, mais on souhaite pouvoir l’écouter, là, effectivement, le monde cesse d’exister : il n’y a rien d’autre, il y a un rien qui est créé comme fond par cette figure musicale, pour la figure, pour qu’elle puisse exister. Et il est créé comme rien sans violence, ce n’est pas une destruction, c’est repoussé comme un arrière-fond qui n’existe même pas.

P. N. : Et si le monde cesse d’exister, que seul existe la forme créée par l’art, il n’est pas abusif de dire que l’art crée un monde, que chaque œuvre crée un nouveau monde.

C. C. : Bien entendu, chaque œuvre d’art, chaque grande œuvre d’art… Il ne faut pas oublier d’ailleurs ce que disait Kant à ce propos, que les beaux-arts sont les arts du génie – phrase qui, hélas, ne semble pas avoir tellement pénétré la conscience des gens depuis 1791, si on voit ce qui se fait…

P. N. : …si ce n’est qu’il y a des grandes œuvres d’art qui ont éclos depuis lors…

C. C. : Il y en a, ce n’est pas à ça que je me référais : je me réfère au fait que, bon, moi je n’ai jamais compris que l’on puisse se résigner à écrire de la musique secondaire ou faire de la petite peinture ou à écrire des petits romans… – enfin, bon, on dira que personne ne sait d’avance… Passons, ce n’est pas le problème. L’œuvre d’art fait effectivement exister un monde qui est le sien propre et, en même temps – c’est comme ça que je l’ai toujours vue et vécue – en même temps elle présente, en se présentant à elle-même, elle présente l’être, elle présente le Chaos, elle présente l’Abîme ou le Sans-Fond, elle le présente sans symbolisation, sans allégorie, sans rien de tout cela.

P. N. : Dans la mesure où elle ne s’en soucie pas, où elle ne fait que le présenter de façon originale, il est même déjà rajouté de dire que chaque fois une œuvre d’art présente le chaos car, au fond, ce n’est même pas à chaque fois le même… Ça c’est vous, en tant que philosophe, qui le dites…

C. C. : Oui, peut-être… d’ailleurs, je ne sais pas si la question n’est pas simplement nominale mais, enfin, peut-être même l’idée, certainement du reste, de se demander si le Chaos est le même ou n’est pas le même chaque fois, ou s’il est un ou multiple, précisément, n’a peut-être pas de sens. Pour moi le Chaos, en tant que gangue matricielle, en tant que matrice informe et formant tout ce qui peut être, est au-delà de l’un ou du multiple.

P. N. : Si une grande œuvre musicale crée un monde, d’autres grandes œuvres artistiques le créent aussi, un style architectural crée un monde et, à plus forte raison naturellement, une œuvre littéraire. Nous avons tous vu, ou avons chez nous des rayons de bibliothèques avec des livres, dont nous ne voyons que la tranche, mais nous ne les avons pas tous lus et pas tous en même temps, mais chacun sait que quand on entre dans un livre, quand on fait cet effort, au bout de quelques dizaines de pages on est vraiment dans un monde où l’on n’avait pas été auparavant. Alors on peut toujours dire que ce monde-là est dans notre monde, dans le monde englobant, néanmoins c’est abstrait de le dire puisque quand on le lit, on découvre vraiment un monde qu’on ne connaissait pas auparavant. Tout à l’heure vous avez parlé d’ontologie – ou c’est moi qui en ai parlé je ne me souviens plus – c’était l’idée que, puisque nous nous acheminons, dans toute cette discussion, vers une philosophie de la forme et de la création, c’est l’idée que chaque forme nouvelle crée un être nouveau et que l’ontologie est multiple – enfin il faut concevoir une ontologie de façon multiple.

C. C. : Oui bien sûr. Mais permettez-moi de reprendre un terme que vous avez utilisé, qui est tout à fait correct, mais qui risque de créer des malentendus parce que le terme « philosophie de la forme » – dans l’esprit des gens, la forme s’oppose au fond, s’oppose au contenu –, bien sûr vous l’utilisez dans le sens philosophique, moi je prends soin, souvent, de mettre à côté le terme platonicien eidos : une forme ce n’est pas l’extérieur, ce n’est pas ce qui s’oppose au fond, c’est la coexistence de ce qu’on appelle communément une matière et une forme. Quand nous disons, quand je dis, que l’histoire, par exemple, est création de formes, cela ne veut pas dire les créations d’extériorités, de vêtements de chose : l’histoire est création – je ne sais pas, tout de ce que vous voudrez – de Parthénon, de Notre-Dame, duRequiemde Mozart, du Château de Kafka : ce sont des formes. Ça ne veut pas dire que je m’attache simplement aux prétendues vertus formelles de ces œuvres : le Château de Kafka est une forme au sens, si ce n’est pas trop, comment dire, banaliser l’art, au sens où une galaxie spirale est une forme.

« Lorsque les hommes créent la musique, ils ne produisent rien, et il serait insuffisant de dire qu’ils créent un autre eidos qui vient simplement s’accommoder et s’insérer dans ce qui, déjà, est. Ils créent un niveau d’être qui est un monde dans ce monde et qui, à bien y réfléchir, n’y est pas vraiment.

Alors un arbre s’éleva. Ô pure élévation !

Ô chant d’Orphée ! Ô grand arbre dans l’oreille !

Et tout se tut. Pourtant, dans le silence même

s’accomplit un nouveau début, signes et changement. » [2]

C. C. : Je crois que, là, on voit que le grand poète est mieux qu’un philosophe. Parce que tout ce que nous venons de dire, en un sens, Rilke l’a dit finalement mieux, bien sûr, dans ce premier Sonnet à Orphée, en parlant de la musique qui, lorsqu’elle apparaît, tout se tait, et c’est dans ce silence que quelque chose, qui est « début, signes et changement », s’accomplit pour la première fois et, on peut dire, s’accomplit aussi à jamais parce que, à part les contingences matérielles, ça ne s’abolit plus, ça ne peut plus s’abolir – ça peut s’abolir en un sens empirique, si on brûle toutes les partitions musicales, si on casse tous les disques mais, en tant que philosophe je dirais, en soi, ça ne s’abolit plus : ça a été, ça est et ça sera.

« Comme les rideaux de la chambre, comme l’air épais de la nuit, Albertine s’exprime en dormant ; toute la nuit de la terre s’exprime dans cet air, toutes les pêches du monde s’expriment dans le duvet de ses joues, toutes les amours inquiètes dans le regard qui les embrasse et le silence qui le sous-tend ; et tout cela s’exprime dans la Recherche, comme s’y exprime la mer vue de la terrasse de la Raspelière et ce septuor de Vinteuil qui, désormais, compte au monde davantage que d’autres effectivement écrits. Mais Albertine se réveille et parle, elle dit : « j’ai dormi. » « Situation confuse et irritante d’un être qui est ce dont il parle » (La Prose du monde, 1964, MauriceMerleau-Ponty, p. 24). Proust se réveille, et parle de son sommeil dans la chambre de Doncières ; il parle de ses « vécus subjectifs », les inscrivant par-là sur une deuxième, et plus grande, page du registre, il parle de ce qu’il était lorsqu’il n’était pas encore. Comme il est voyant-visible, il est parlant-parlé, multiplement parlant et multiplement parlé. Situation multiplement confuse et irritante que celle d’un être qui ne deviendra ce qu’il aura été qu’en en parlant.  » [3]

P. N. : Vous avez voulu associer les propos que nous avons entendus auparavant, qui sont extraits de votre livre Les Carrefours du labyrinthe sur Proust, sur Albertine et cette musique de Schubert, cet impromptu n° 2 opus 90 : vous avez donc vu entre ces deux mondes, dont nous avons dit qu’en principe ils étaient chaque fois nouveaux et incommunicables, vous avez vu des correspondances.

C. C. : Là évidemment, c’est ma subjectivité qui intervient… Mais je crois que dans cet impromptu, une des couches infinies de sa signification musicale, ou de sa traduction maladroite en signification simplement humaine, c’est aussi cette indicible nostalgie pour un amour fuyant et en même temps cette douceur des joues d’Albertine dont parle Proust, et cette vue à jamais révolue du bleu de la mer vue de la terrasse de la Raspelière – c’est pour ça que je dis, dans d’autres passages, que nous écoutons toujours la musique de façon impure, nous ne pouvons pas ne pas associer.

P. N. : Il faudrait, presque, que l’on fasse silence, que chaque musique nous permette de faire silence, même sur les correspondances…

C. C. : Mais comment pourrions-nous faire silence sur ce que nous sommes ? – c’est-à-dire notre flux représentatif que précisément, et heureusement, ne maîtrisons pas, qui est à la fois notre condamnation et de notre richesse…

P. N. : C’est en cela que ces réflexions sur la création ne sont pas une réflexion sur la maîtrise : la création, justement, n’est pas maîtrisable.

C. C. : Non, bien sûr. Cela les philosophes le savaient depuis toujours. Platon l’appelait la divine folie dans l’Ion, sur la poésie, et quand Kant dit, admirablement, que le génie crée le chef-d’œuvre comme une nature, c’est-à-dire travaille comme travaille la nature, il dit qu’il ne peut pas rendre compte de pourquoi il a fait ceci plutôt que cela. Peut-être la chose est plus compliquée : bien entendu il ne peut pas rendre compte et, en même temps, ce qui se produit, ce qui arrive pendant le travail artistique, le travail de création, on le sait – c’est aussi vrai bien que ce soit très différent dans le travail de la pensée – l’étonnant, c’est qu’on crée et que,en même temps, il y a une légalité émergente de ce qu’on crée. C’est pour ça que l’on a dit si souvent que le poème produit le poète : on crée, c’est totalement arbitraire et, en même temps, bien entendu, ça n’a rien à faire avec l’arbitraire. C’est arbitraire par rapport à toutes les considérations extrinsèques, c’est arbitraire par rapport aux forces productives, à la psychanalyse du créateur, à l’esprit absolu, aux mouvements des électrons – par rapport à tout cela l’œuvre d’art est un autre niveau d’être et parfaitement arbitraire. Mais il n’est pas arbitraire par rapport à lui-même, puisqu’il est effectivement. Ce qui se produit c’est l’autoposition d’une nouvelle forme, d’une nouvelle légalité.

P. N. : C’est-à-dire que c’est arbitraire, en un sens, mais ça n’est, en aucun sens, subjectif.

C. C. : Je ne sais pas… Là, le langage nous fait défaut… Je crois que, en un sens, nous sommes toujours piégés parce que le langage a été forgé, la plupart du temps, pour dire les objets matériels, les attitudes instrumentales, etc., opposer le possible et le nécessaire – et là, nous sommes dans des domaines qui sont au-delà de ces catégories…

L’histoire comme création humaine

P. N. : Nous avons donc parlé longuement de l’art, car c’était, encore une fois, un bon exemple, un bon paradigme pour réfléchir sur l’auto-création ou sur la création elle-même. Mais votre thèse est beaucoup plus vaste – d’ailleurs je rappelle le titre de l’autre livre, dont nous tirons des extraits, qui s’appelle L’institution imaginaire de la société  : vous vous intéressez à cette capacité qu’a l’homme de créer les formes, donc de créer des discontinuités dans l’histoire ou même de créer des histoires, non pas seulement au niveau individuel – bien que vous ne récusiez pas ce niveau individuel, et comment le pourriez-vous ? précisément, avec la place que vous accordez à l’art qui est toujours fait par des artistes – mais vous considérez que l’histoire elle-même est une œuvre, en un sens. Si on appelleœuvrece qui est créé, alors le capitalisme, le marxisme ou le communisme…

C. C. : … Absolument : la société hébraïque, la société grecque, Rome, Florence… Ce sont des créations. Ce ne sont pas des œuvres, puisque dans l’histoire nous n’avons pas cette apparente clôture de l’œuvre d’art, cette autosuffisance, cette délimitation, même si cette délimitation ouvre sur l’indéfini et sur le tout. Là, évidemment, dans l’histoire nous n’avons pas cela. Mais nous avons bien entendu la création de formes, et là encore on peut comprendre ce que j’entends par forme : qu’est-ce que c’est la société hébraïque – là je parle de l’Ancien Testament ? C’est une forme, c’est une collectivité qui s’est donné des lois, sans le savoir d’ailleurs, elle prétend que ces lois lui ont été données par Dieu, ces lois règlent sa vie, il y a des coutumes, des habitudes, des œuvres particulières qui se font là-dedans, des écrits à partir d’un certain moment, etc. Quel est le sujet de cette création ? Là encore le langage nous trahit : le sujet est, en un sens, le peuple hébreu mais ce peuple hébreu n’est pas sujet dans n’importe quel sens, canonique, habituel de ce terme, c’est une collectivité anonyme indéfinie qui a toujours un amont et toujours un aval…

P. N. : … mais alors comment expliquez-vous, dans ce dans ce cadre-là, le fait de la tradition ? Parce que la tradition, les traditions, c’est bien, là, la perpétuation d’une forme, ce n’est pas la création continue d’une forme, ce n’est pas une discontinuité justement. D’après votre vision des choses, la tradition serait un peu l’anti-création, ce serait la tentative désespérée d’une société de ne pas se laisser s’imposer des discontinuités par rapport à elle-même sous la forme d’inventions produites par ses membres ?

C. C. : Il est certain qu’une société qui, si je peux dire, programmatiquement, explicitement, est traditionaliste, est évidemment une société qui veut refuser son altération, son auto-altération, sa propre créativité. En fait elle n’y parvient jamais, parce que la tradition, ce que nous constatons… Bon, il y a tout le problème de ce qu’on appelle maintenant l’ethnohistoire, c’est-à-dire les sociétés archaïques qu’on osait appeler autrefois des sociétés sans histoire, nous savons que ce n’est pas vrai, que l’altération est encore là. Mais prenons par exemple des sociétés qui ont une histoire et une tradition explicites, comme les sociétés, dans ce segment de l’histoire universelle, qui me sont les plus familières, Proche-Orient et Europe : qu’est-ce que nous voyons, là, avec la tradition ? La tradition, bien sûr, est toujours là, y compris chez nous, maintenant, et nous voyons aussi, en même temps que, en fait, chaque époque fait de cette tradition quelque chose de différent, c’est-à-dire qu’elle réinterprète sa tradition. Il est d’ailleurs tout à fait intéressant de voir – à ce point de vue c’est très intéressant – de faire l’opposition, très illustrative, entre les anciens Grecs et les Juifs ; les anciens Grecs ont un rapport très important avec leurs traditions, bien évidemment, ils sont quand même un peuple chez qui, à partir d’un certain moment, la création explose vraiment : l’auto-altération de la société, des formes de pensée, etc. se produit avec un rythme, d’ailleurs à proprement parler, frénétique, quand on sait ce qui se passe entre le IVe et le VIIe siècle, et ils n’hésitent pas à se mettre en question. Lorsque les juifs, dans une phase relativement ultérieure, et sans doute sous l’influence de la culture grecque après la conquête d’Alexandre, l’hellénisme, etc. ne peuvent plus en rester purement et simplement à la lettre de l’Ancien Testament…

P. N. : … ils se mettent à l’interpréter…

C. C. : … voilà : ils commencent à créer, ils commencent à changer mais sont obligés de déguiser cette création en la présentant comme l’interminable interprétation d’un texte sacré qui, lui, ne peut pas et ne doit pas varier – mais, même eux, ils altèrent, bien sûr…

P. N. : Mais les premiers interprètes de la Torah ou de la Bible, enfin de la première partie de la Bible, ce sont les prophètes eux-mêmes, à une date assez antérieure à l’hellénisation du monde méditerranéen….

C. C. : Bien sûr, cela ne me gêne pas : l’Ancien Testament lui-même traduit une évolution, ce n’est pas une société figée, quelque chose commence déjà avec les prophètes.

Création ex nihilo

P. N. : Plus profondément : est-ce que vos amis théoriciens de l’auto-organisation ne vous diraient pas qu’il faut une certaine dose de redondance, comme ils disent, c’est-à-dire de répétition, de transmission des formes anciennes pour que des formes nouvelles puissent jaillir ? Parce que, au fond, votre philosophie est une théorie de la création ex nihilo, finalement – nous avons parlé du silence tout à l’heure : est-ce qu’il ne faut pas des ingrédients pour créer ?

C. C. : Bien entendu, mais la question c’est : quels ingrédients ? et quel est le rapport du nouveau avec ce qui existait déjà ? Toute vérité peut être transformée en absurdité si on lui donne une forme, comment dire, extrémiste, absolue, etc. J’insiste sur le terme création ex nihilo : pourquoi ? Pour montrer que lorsque quelque chose est créée, ce qui est créé, on ne peut pas le dériver ou le produire à partir de ce qui était déjà là. La sonate opus 111, on ne peut pas la sortir de Haydn : c’est autre chose. La naissance de la philosophie et de la démocratie en Grèce, on ne peut pas la sortir de quelque chose qui était là. Mais, bien entendu tout ce qui se produit se produit dans de l’être qui est déjà là.

P. N. : Est-ce qu’il n’y a pas une matière première, pour parler comme les anciens philosophes ?

C. C. : Cet être qui est déjà là fournit quelques conditions aux limites, comme on pourrait dire si on veut utiliser un langage de physicien ou de mathématicien : il fournit une matière première. Mais ça c’est peu important, parce que, finalement, ce qui nous importe dans la création, c’est la signification et les mêmes premières matières, on le voit dans l’histoire, prennent précisément des significations différentes suivant les créations…

P. N. : …mais c’est quand même un monde… je veux dire… c’est une réalité… il y a une extériorité en l’occurrence, c’est la matière première, c’est la matière… Il n’y aurait pas de création s’il n’y avait pas de matière et, par conséquent, on peut se demander qui a créé la matière ? ou comment s’est-elle faite ?

C. C. : Mais vous savez, il y a du marbre – je vous prends au pied de la lettre – il y a du marbre en Grèce sur l’île de Pharos et sur le Pantélicon, mais il y a du marbre plus beau en Italie : les Grecs ont fait des temples, les Romains ensuite ont, mal et lourdement, imités les temples grecs… Quand le XVe siècle est venu, Michel-Ange avec ce marbre a fait autre chose… Voilà le rapport avec la matière.

L’égalité comme création

P. N. : Vous allez très loin dans cette idée d’une création ex nihilo des formes et de la signification, puisque seules les formes donnent des significations, puisque vous dites – et c’est même la page par laquelle vous terminez votre livre Les Carrefours du labyrinthe – vous dites que les significations, justement, les valeurs sont créées, elles ne sont pas objectives, n’appartiennent pas à une nature qu’une science ou des spécialistes pourraient élaborer…

C. C. : … elles ne sont pas transcendantes.

P. N. : Par conséquent, dites-vous, une idée telle que l’égalité ou la liberté – nous l’avons vu tout à l’heure, mais on va voir pourquoi je parle de l’égalité – n’est pas dans les choses, elle n’est pas dans la nature et vous dites que c’est donc une création, par exemple, du marxisme…

C. C. : … l’égalité n’est pas une création du marxisme, loin de là même…

P. N. : Vous allez jusqu’à dire que vous – alors vous parlez semble-t-il en votre nom propre, en votre nom personnel – vous seriez pour l’égalité, justement, de tous les revenus. Est-ce que vous pouvez expliquer cette idée un peu paradoxale ? C’est-à-dire que vous ne vous sentez pas tenus par des considérations naturalistes qui nous diraient, par exemple, que l’égalité absolue est impossible : vous dites que si on voulait l’égalité absolue on pourrait la réaliser.

C. C. : Il ne s’agit pas d’égalité absolue… Il y a là tous les malentendus pour moi… L’égalité dans le domaine politique est le point central : c’est l’égalité de participation au pouvoir politique. L’égalité de participation au pouvoir politique, si elle ne doit pas effectivement rester formelle, signifie aussi l’égalisation des conditions sous lesquelles les gens peuvent activement participer à ce pouvoir politique. Pour moi, la démocratie c’est la participation active de toute la communauté aux affaires politiques, et non pas la délégation ou la représentation [politique]. Alors l’égalité économique, dans ce sens-là, à mes yeux, se justifie ou se déduit, de ce qui précède – enfin, ne se déduit pas mais fait partie de la même option – de deux façons : la première, qui est traditionnelle et relativement secondaire, c’est-à-dire que, dès qu’il y a des inégalités économiques, à moins qu’elles ne soient tout à fait secondaires et triviales, l’égalité de participation au pouvoir politique devient un leurre. Mais surtout, et ça je le dis dans ce passage, et je l’ai longuement dit ailleurs, l’essentiel pour qu’il y ait un renouveau politique, qu’il y ait vraiment une nouvelle marche vers une société autonome, c’est la destruction de la mentalité économiste. Et la mentalité économiste, qui est la mentalité dominante dont le monde contemporain, dans le monde capitaliste, évidemment s’instrumente essentiellement dans la psychologie des individus par l’inégalité des revenus : « j’ai plus que toi, je tâcherai d’avoir encore plus », etc.

P. N. : Donc de la même façon que la démocratie est, littéralement parlant, un miracle – c’est le miracle grec qui aurait très bien pu ne pas avoir lieu, et qui pourrait très bien disparaître puisque l’égalité de participation de tous au pouvoir n’est pas dans les choses, n’est pas dans une nature

C. C. : … bien sûr, c’est une création humaine

Le régime russe comme haine du beau

P. N. : …et s’il devait y avoir une nature, ce serait plutôt une nature inégalitaire, semble-t-il, en tout cas ce n’est pas une objectivité – et de la même façon ce miracle d’une participation, d’une récusation de cette mentalité économiste pourrait avoir lieu si la société le décidait. Encore faut-il qu’elle en soit libre et ceci nous amène à conclure sur une idée très extraordinaire, que vous avez développée dans votre dernier livre Devant la guerre, dans lequel vous décrivez une création historique aussi, qui est l’Union soviétique – on ne sait pas s’il faut dire le communisme, il semble que ce soit encore quelque chose de spécifique – et vous le définissez, c’est ça qui est original, comme le premier régime dans l’histoire, ou comme le seul régime, ou le régime où cela est particulièrement vrai, qui n’admette pas l’art. Tout ce que nous avons dit sur l’art, il ne l’admet pas et vous dites que toutes les autres sociétés que nous connaissons, même les sociétés archaïques, les sociétés religieuses, quelque totalitaires ou autoritaires qu’elles aient pu être, elles étaient compatibles avec l’émergence des arts – et pas l’Union soviétique. Est-ce que vous pouvez en dire un mot rapidement ?

C. C. : Je ne dis pas qu’en Russie on n’admet pas l’art, au contraire même : extérieurement on fait semblant de l’encourager, etc. Ce que je dis, c’est que le régime comme régime – il faut distinguer avec le peuple russe – non seulement n’a rien produit de beau, et en cela il est une première historique si je peux dire, mais il est caractérisé par ce que j’appelle une haine positive, une haine affirmative pour le beau, c’est-à-dire ce que l’art donne. Et je crois que cela est profondément lié avec la nature du régime et avec la nature du beau, parce que le beau sort l’être humain du monde institué tel qu’il est.

P. N. : Et ce régime, apparemment, met en danger les capacités mêmes de création…

C. C. : Il ne peut pas accepter cela, il doit enfermer ses citoyens dans une clôture totale. Donc le seul art ne peut être qu’art officiel ou bien, comment dire, art « classicisé », art « muséique » : on peut rejouer admirablement du Bach, du Beethoven, etc. mais on n’accepte pas, on ne tolère pas une authentique création contemporaine.


[2Les carrefours du labyrinthe, op.cit, Préface, p. 25 citant Rilke, Sonnet à Orphée, I, 1.

[3« Le dicible et l’indicible », in Les carrefours du labyrinthe, op.cit, p. 188.


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