Philippe Nemo : Nous sommes ce soir avec l’économiste et historien Cornelius Castoriadis pour une longue conversation avec lui au sujet de son œuvre et, un petit peu, nous le verrons aussi au début, de sa vie qui sort de l’ordinaire. Cornelius Castoriadis, comme son nom l’indique est grec et comme sa voix ne l’indique pas est français, a donc connu un parcours inhabituel puisqu’il vient de Grèce, il a connu l’exil, il est arrivé en France, il nous racontera dans quelles circonstances, et a commencé sa vie par la politique plutôt que par la philosophie théorique – il nous dira aussi comment on passe de l’un à l’autre, d’ailleurs dans les deux sens éventuellement. Il était connu assez tôt en France pour sa participation et sa fondation, même, de la revue « Socialisme ou Barbarie » dans laquelle il a écrit des textes de politique et de philosophie politique et ensuite de nombreuses publications parmi lesquels le magnum opus, peut-être, en tout cas le livre le plus important en volume, qui est L’institution imaginaire de la société paru en 1975 aux éditions du Seuil puis Les carrefours du labyrinthe en 1978 aux Éditions du Seuil ; quatre volumes en 10/18 sous le titre : La société bureaucratique et L’expérience du mouvement ouvrier en 1973 suivis d’autres publications dans la même série des éditions 10/18 où sont repris des textes de « Socialisme ou Barbarie ». Et puis, tout dernièrement, un livre sur l’Union soviétique qui s’appelle Devant la guerre, paru en 1980 aux Éditions Fayard. Cornelius Castoriadis, après cette vie de publication et d’études, a été nommé directeur d’études à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales où il poursuit sa recherche et son enseignement.
C’est ce parcours, que je qualifiais de peu ordinaire, abouti à une philosophie extrêmement difficile – enfin, qui n’est pas aisée à aborder, qui n’est pas aisée à lire et qu’on pourrait peut-être qualifier, mais je prends un risque en donnant ce qualificatif, de philosophie de la création ou en tout cas une philosophie de l’auto-création, de l’autonomie. Et ici le philosophe, c’est sa culture grecque notamment, rejoint certaines données de la science la plus contemporaine et certaines données aussi de la philosophie naturelle qui accompagne cette science et dont plusieurs fois dans cette émission nous avons essayé de rendre compte – et pas plus tard qu’il y a une quinzaine de jours avec une émission sur l’auto-organisation à laquelle d’ailleurs Cornelius Castoriadis était invité à titre de simple participant – mais aujourd’hui nous y consacrons entièrement cette émission.
Donc une philosophie de la création, j’allais dire de la création pure, et si nous avons ouvert cette émission par une musique ça n’était pas seulement pour l’illustrer, c’était parce cette musique, enfin la musique en général et celle-là en particulier, est un bon paradigme de ce que vous entendez par création.
Cornelius Castoriadis : Oui, tout à fait. Je crois notamment, d’ailleurs, que cette partie de la quatrième symphonie de Schumann qui est la transition d’une troisième partie vers le final et en même temps le début du final, pour moi illustre admirablement ce qui est, de plus en plus, un des objets, des thèmes de ma pensée : c’est vraiment le Chaos, l’Abîme, le Sans-Fond qui est présenté là, qui n’est pas symbolisé, qui n’est pas « allégorisé » mais qui est présenté en personne et de ce Chaos, de cet Abîme surgit inexplicablement, mais avec une évidence totale, une forme parfaite qui est la mélodie triomphale qui domine le quatrième mouvement et où on a arrêté le disque.
P. N. : Pour vous et cette forme n’existait nulle part ailleurs avant de surgir, justement, de ce silence ou de cette espèce de mélodie plus lente et plus confuse qui précédait ce jaillissement …
C. C. : Oui bien entendu, il peut y avoir une position philosophique, qui a été d’ailleurs la position classique de la philosophie, qui exclut la création à partir de l’idée que, pour que quelque chose soit créé, cela veut dire que c’était possible mais tous les possibles, idéalement, préexistent depuis toujours dans l’éternité, dans une espèce d’atemporalité. Par conséquent ce qui se passe ne fait jamais que réaliser, exemplifier, un possible qui était toujours donné d’avance, ce que ce soit dans la raison divine ou simplement dans un monde des idées, peu importe. Or je crois que cet argument est tout à fait vide, il est purement nominal, comme on dit en philosophie. Je pense profondément que, en histoire notamment, dans l’histoire de l’humanité, mais là c’est simplement parce que c’est le plus évident, nous avons ce surgissement de forme, cette création, cette position de nouvelles déterminations, d’ailleurs, de nouvelles lois, de nouvelles légalités qui commencent tout simplement par l’auto-création de la société humaine, en général.
Parcours politique
P. N. : C’est ce que nous venons d’indiquer très rapidement concernant une création artistique qui passe, je ne sais pas si c’est à juste titre, pour une création individuelle, enfin d’un génie individuel créateur, en l’occurrence Schuman, pour vous cela est vrai aussi, ou peut-être même plus, de la société elle-même. Cette philosophie de création des formes, dont nous allons parler ce soir, vous donne une nouvelle visibilité de l’histoire elle-même puisqu’au fond l’histoire n’est rien d’autre que cette succession discontinue de figures ou de formes nouvelles par laquelle une société se structure sans que ces formes soient en aucune manière prédéterminées dans une loi de l’histoire.
Nous allons bien sûr voir ceci dans l’ordre même où ces thèmes vous sont apparus mais, justement, vous avez commencé votre vie en adhérant à une doctrine qui, semble-t-il, est fort différente de celle-ci et peut-être même opposée, qui est le marxisme. Vous êtes né en 1922, vous aviez donc une vingtaine d’années au moment de la deuxième guerre mondiale, et vous étiez grec et vous avez adhéré au parti communiste grec. D’ailleurs en lisant vos publications, je songeais précisément à ce passage du militantisme politique à la philosophie théorique la plus abstraite : ça représente aussi peut-être une création dans votre propre vie et quelque chose à quoi vous ne vous attendiez pas vous-même lorsque vous étiez jeune homme et que vous militiez chez les communistes ?
C. C. : C’est très difficile de parler de sa propre vie : ce devrait être la chose au monde que l’on comprend le plus, c’est peut-être la chose au monde que l’on comprend le moins, quand on l’inspecte, avec les années qui passent. De plus, ce n’est pas très intéressant, sauf pour autant que ça délimite, ça donne les lignes d’un parcours de travail et de pensée. Mais bon, pour ne pas avoir à y revenir, je dirais quand même une ou deux choses. D’abord, il n’est pas tout à fait exact que j’ai commencé par la politique puis que je suis venu à la philosophie, c’est plutôt le contraire : adolescent, j’étais éveillé à la philosophie, d’ailleurs à un âge ridiculement précoce, et c’est cette préoccupation philosophique qui m’a fait rencontrer Marx, le marxisme. Là, j’ai cru trouver à l’époque – en un sens je l’ai trouvé, d’ailleurs – ce qui depuis m’a toujours préoccupé ; c’est-à-dire à la fois une recherche de la vérité, une prétention à la vérité et puis, aussi et surtout, un souci pour le sort des hommes dans la société. À l’époque on vivait en Grèce sous la dictature de Metaxás, et c’est cela qui m’a rendu, à l’époque, marxiste, j’ose le dire, dans le bon sens du terme, et qui a fait que, j’avais à peine 15 ans, j’ai adhéré aux jeunesses communistes.
P. N : Vous terminiez le lycée, en Grèce : en quoi consistait l’enseignement secondaire à Athènes à cette époque-là ?
C. C. : Oh, je ne sais pas si c’est la peine d’en parler. Il était mauvais, bien que moins mauvais qu’aujourd’hui bien sûr, mais enfin, j’ai eu la chance à travers les classes du lycée, chaque année, de trouver un professeur au moins, qui attirait mon attention, qui avait à me dire quelque chose, chez qui je trouvais quelque chose. Après il y a eu l’occupation, et quand elle est venue, moi je n’ai pas adhéré au parti communiste, j’ai essayé avec des camarades de former une tendance qui a été à moitié dans le parti à moitié en dehors, essayant de réformer la politique du parti communiste et sa structure : sa politique nous paraissait,était, incroyablement chauvine, n’avait plus rien à faire avec l’internationalisme prolétarien – les seuls bons Allemands étaient les Allemands morts – et puis sa structure qui déjà apparaissait comme complètement bureaucratique. On avait l’illusion que tout cela ne représentait qu’une déviation locale, jusqu’au jour où on a pu commencer à capter les émissions de Radio Moscou : on a vu que ça ne représentait absolument pas une déviation locale, que c’était la ligne consistante du stalinisme à l’échelle mondiale. À ce moment-là, j’ai quitté, enfin on a dissous ce groupe.
P. N. : Comment le stalinisme, à l’échelle mondiale, pouvait-il être chauvin ?
C. C. : Mais il l’était, chauvin ! Sauf, sans doute, en Allemagne, en Italie ou au Japon…
P. N. : …vous voulez dire que c’était une politique de bloc…
C. C. : Vous savez ce que c’était la politique stalinienne pendant la guerre, et en un sens elle le reste toujours : les partis communistes prétendent, par exemple en France ou en Grèce, que le véritable patriotisme ne peut être servi que par ce que, eux, ils appellent « l’alliance avec l’Union soviétique ». Alors là, évidemment, ça florissait et ça paraissait, bien sûr, fondé dans la réalité pendant la guerre puisque la Grèce était occupée par les nazis. Donc, à ce moment-là, j’ai rompu totalement : j’ai adhéré à une des organisations trotskistes, la plus gauchiste d’ailleurs à l’époque, en Grèce, en 1942 où j’ai connu quelqu’un qui s’appelle Spiros Stinas qui était vraiment un exemple de militant révolutionnaire, qui vit encore, heureusement, très vieux. À partir de ce moment-là, j’ai commencé à réfléchircritiquement ; d’abord, bien entendu, sur le phénomène stalinien et, très rapidement, je suis parvenu à l’idée que la critique trotskiste du phénomène stalinien était tout à fait insuffisante et superficielle.
Relations entre philosophie et politique
P. N. : On va revenir à cette critique trotskiste du stalinisme. Mais auparavant une question de principe : que pensez-vous de ce va-et-vient entre la politique et la philosophie ? Est-ce que c’est nécessaire à la politique ? Est-ce que c’est nécessaire à la philosophie ? Est-ce que c’est fatal à l’une ou à l’autre ?
C. C. : Fatal, certainement pas. Je crois que tout dépend de comment, si je peux dire, la philosophie est vécue et pratiquée et comment la politique est vécue et pratiquée. Bien sûr si la politique est vécue et pratiquée dans le sens habituel, vulgaire du terme, c’est-à-dire finalement comme simple art de la manipulation pour grimper dans un appareil de parti ou dans un appareil d’état, à ce rang-là, bien entendu, elle ne peut avoir un rapport avec la philosophie. Si la politique est une action qui se veut radicale – radicale ne veut pas dire meurtrière, ne veut pas dire détruisant tous les bâtiments qui existent – radicale veut dire qui n’accepte, dans l’institution de la société, par exemple, aucun présupposé comme allant de soi, alors à ce moment-là elle se rencontre tout à fait naturellement avec la philosophie, dont la vocation est aussi de n’accepter aucun présupposé comme allant de soi. Pour en venir à un thème qui m’est cher, sans doute on en reparlera ce soir si on a le temps, ce n’est évidemment pas par hasard si la philosophie et la politique véritables sont toutes les deux nées en Grèce [antique] : elles sont nées dans le même mouvement de radicalisation des attitudes par rapport au simplement hérité, par rapport à la représentation héritée du monde ; par exemple la représentation simplement mythique, traditionnelle que la philosophie met en cause, ou par rapport à l’institution politique déjà établie, par exemple les royautés ou les aristocraties telles qu’elles existaient au VIIIe ou au VIIe siècle.
P. N. : Si la politique c’est la capacité à faire l’histoire, et si l’histoire a comme rythme la création des formes, il est clair que la politique ne peut pas être simplement impensée, il faut bien qu’il y ait des gens qui, sinon créent les formes, du moins les dessinent. Ce n’est peut-être pas eux pas qui les créent, remarquez…
C. C. : Oui, très justement, très exactement. En effet avec la politique on rencontre bien sûr une différence essentielle par rapport à la philosophie. Vous parliez tout à l’heure de Schumann : dans quelle mesure c’est une création individuelle ? Évidemment, la musique est à la fois une création individuelle et une création sociale, c’est absolument évident : Schumann reçoit une tradition musicale, reçoit un orchestre, reçoit des instruments, etc. La philosophie aussi, mais enfin le philosophe, en principe, travaille seul. Or le politique, par définition, ne peut pas travailler seul et l’œuvre de la politique, ça n’est peut jamais être, bien entendu, l’œuvre d’un individu, si on entend par politique, comme je l’entends, une activité qui vise un changement des institutions.
Critique du stalinisme
P. N. : Alors, justement, vous avez adhéré à cette organisation trotskiste – et ça aussi c’était une institution, il fallait la créer, à savoir un mouvement communiste qui ne soit pas une dépendance de l’Internationale Communiste. Et vous avez commencé à développer une critique du stalinisme : qu’en était-il ? Je précise ceci bien que notre émission ne soit pas une émission politique, mais parce que c’est naturellement dans cette critique politique d’une doctrine politique que, peu à peu, vous avez fait émerger, justement, les formes mêmes de votre philosophie de l’institution ou de la création
C. C. : Il fallait d’abord voir ce qu’il en était véritablement de la nature de ce qu’on appelle l’URSS – quadruple mensonge dans ces quatre lettres – et que j’appelle toujours la Russie, que j’appelais déjà à l’époque la Russie. Est-ce que c’était toujours un état ouvrier, comme le croyait encore Trotski et les trotskistes – État ouvrier dégénéré, très dégénéré, terriblement dégénéré, etc. – ou est-ce que l’évolution avait fait déjà basculer cette société vers une nouvelle forme où il y avait déjà une classe dominante exploiteuse, la bureaucratie ? De la bureaucratie, Trotski parlait, mais en parlait uniquement comme une couche parasitaire : il pensait qu’elle était fragile et flageolante ; il pensait, il l’a écrit, que la deuxième guerre mondiale verrait la chute de la bureaucratie ou alors que si elle ne verrait pas la chute de la bureaucratie, ça signifierait que l’humanité entrait dans la barbarie… Bon, tout ça me paraissait terriblement superficiel, il faut dire aussi d’ailleurs qu’à l’époque on n’avait pratiquement rien comme ouvrages, comme livres en Grèce : il y avait eu Metaxás en 1936, les livres avaient été brûlés et c’est par le plus grand des hasards que moi j’avais pu lire LaRévolution trahie de Léon Trotski et le Staline de Boris Souvarine qui m’ont beaucoup fait penser et l’admirable livre d’Anton Ciliga qui s’appelait [Dix ans] au pays du mensonge déconcertant. J’étais assez rapidement parvenu à la conclusion que, finalement, ce régime ne gardait plus rien de ses origines de 1917, il s’était complètement transformé, mais, si je peux dire, l’illumination finale m’est venue lors de la tentative du parti communiste grec en décembre 1944, j’étais là, de s’emparer du pouvoir. Parce que, là, il était absolument évident – j’ai vu la chose si je peux dire, j’ai vu ce qui n’était pas encore là – que si le parti communiste avait été victorieux et qu’il s’était emparé du pouvoir, il aurait installé une société absolument pareille.
P. N. : On a tous les régimes de l’Est ce que nous connaissons
C. C. : … et que l’on ne connaissait pas à l’époque, puisque l’armée russe n’était encore pas encore arrivée aux frontières allemandes, mais ça me paraissait évident. Tout aussi évident que ce parti était capable de mobiliser les masses parce qu’effectivement il avait avec lui les masses et que ces masses ne luttaient absolument pas pour une révolution prolétarienne : elles luttaient pour confier le pouvoir à ce parti, dans ce qu’on peut appeler des « illusions révolutionnaires ». Tout ça mettait à mal comme ce n’est pas possible tout le schéma trotskiste et déjà, un peu, potentiellement, tout le schéma marxiste. J’ai tiré tout de suite les conclusions par rapport au schéma trotskiste, et quand je suis venu en France un an après et que j’ai commencé à participer au parti trotskiste français, j’ai rapidement développé à l’intérieur du parti et même à l’extérieur des thèses sur la nature de classe de l’URSS – mais en même temps c’était là, comment dire, comme quand vous tirez une cerise dans un panier et que commence à venir beaucoup d’autres cerises ; la critique du trotskisme conduisait tout de suite à la question : mais si ça, ce n’est pas le socialisme, qu’est-ce que c’est le socialisme ? Ça m’a conduit immédiatement, pratiquement à l’idée de l’autogestion qui est dans les textes 1948-1949.
P. N. : Ce que le trotskisme reprochait au stalinisme, c’était de donner le pouvoir, qui aurait dû appartenir au prolétariat, de le donner à une bureaucratie, et ce que vous-même reprochiez, du moins après un certain temps, au trotskisme lui-même c’était – vous aviez une phrase que j’ai notée : « si les forces productives se développent c’est grâce à la nationalisation et la planification [sous-entendu en Russie], si elles se développent moins vite et moins bien qu’elle n’aurait dû, c’est à cause de la bureaucratie : voilà la substance de ce que Trotski et les trotskistes ont à en dire ». Donc les trotskystes reprochent au stalinisme la constitution d’une bureaucratie, ils ne lui reprochent pas la nationalisation et la planification
C. C. : Oui, il y a beaucoup plus que ça parce que la nationalisation et la planification comme telles, sont si j’ose dire des formes tout à fait vides parce que la nationalisation… C’est quoi la nation ? À qui appartient le pouvoir politique ? Planification, bon… mais planification pour quoi faire ? Quelle est l’orientation de cette planification ? qui la définit cette planification ? qui la contrôle ? Mais en plus le trotskisme n’a jamais abandonné l’idée essentielle de Lénine, du bolchevisme, qui est le noyau de la situation totalitaire, c’est-à-dire le monopole politique du parti. Ce n’est qu’à la fin de sa vie que Trotski a dit qu’il faudrait revenir vers une démocratie des partis soviétiques, etc. De plus Trotski n’avait jamais vu précisément le problème qu’un pouvoir politique dans une société de ce type ne peut pas exister s’il ne va pas de pair avec un pouvoir effectif sur l’économie et la production. Derrière ce que dit Trotski ou derrière ce que dit, sur le papier, Lénine, il y a l’idée d’ouvriers qui sont esclaves six jours par semaine dans la production – dans laquelle ils n’ont rien à dire parce que là c’est la rationalité et la technicité qui prévaut et puis c’est tout – et puis qui jouissent le dimanche de libertés soviétiques. Or c’est une absurdité à tous égards,y comprisdu point de vue du marxisme bien compris.
Critique du marxisme
P. N. : Parce que Marx a analysé la plus-value et, au fond, la plus-value est enlevée aux ouvriers par les capitalistes et une fois qu’on a enlevé le pouvoir aux capitalistes, il s’agit de savoir si on va rendre la plus-value aux ouvriers ou bien si c’est l’État qui va la garder pour lui, en profitant du fait qu’elle a été arrachée aux travailleurs auparavant par les capitalistes.
C. C. : L’essentiel n’est même pas là – non pas que le problème de qui s’accapare la plus-value soit secondaire, c’est tout à fait important – mais il y a un autre problème et c’est là aussi que cette cerise tirée conduisait à tout une grappe dans le panier : il y a là un problème même par rapport à Marx. Pour Marx, l’organisation de l’usine, telle qu’elle existe, est irréprochable – elle est peut-être trop cruelle, le capitaliste pousse trop, etc – mais il n’y a rien à redire ; la technique capitaliste est irréprochable – Marx, là, est hégélien : l’Esprit du monde est incarné dans les forces productives – cette technique capitaliste, c’est la rationalité incarnée à notre époque.
P. N. : Donc il n’est pas question de revenir en arrière par rapport à ça…
C. C. : Il n’est pas question de revenir en arrière, je ne propose pas de revenir en arrière, mais il n’en est pas question : Marx, pas une seule seconde, ne pense une véritable transformation socialiste, une transformation qui rendrait aux producteurs le pouvoir sur leur production, c’est-à-dire sur leur vie, [ce qui est] incompatible avec la technologie capitaliste, aussi bien comme technologie productive que comme définition des objets de consommation produits, et que donc une des premières tâches de la collectivité des producteurs devrait être le changement conscient de la technologie pour la mettre au service des hommes. Un socialisme des chaînes de montage et d’assemblage est absolument un cercle carré, c’est une absurdité dans les termes. Soit dit entre parenthèses, ces bons marxistes qui se gargarisent, qui citent constamment Marx – « au moulin à bras correspond la société féodale, au moulin à vapeur correspond la société capitaliste » – ils n’expliquent jamais comment à la même chaîne de montage,aux mêmes chaînes de fabrication en Russie et aux États-Unis correspond, dans un cas, le capitalisme, dans l’autre cas, le socialisme.
P. N. : Par opposition à ça vous avez vous cité, tout à l’heure, le mot d’autogestion…
C. C. : La question de l’émancipation de l’être humain dans une société comme la société contemporaine, qui est entrée dans cette frénésie productiviste et économiste, ne peut pas être, comment dire, une domination étroitement politique : cette émancipation implique des changements profonds dans le monde de la production, dans le temps, dans la vie du travail et cela implique que ceux qui produisent décident de tout ce qui est décidable par eux dans le domaine de la production, et qu’ils peuvent transformer les méthodes de production pour sortir de ce qu’on appelait, précisément, l’aliénation dans la vie du travail. Sans cela le reste devient rapidement une dérision et ne peut que reconduire à la reconstitution d’une division sociale. Je veux dire que l’organisation présente de l’entreprise implique l’existence d’une hiérarchie et d’une bureaucratie qui, d’une façon ou d’une autre, domine la collectivité des travailleurs.
P. N. : Alors nous ne pouvons pas développer ces thèmes que, encore une fois, vous avez vous-même développés pendant toute cette première moitié, disons, de votre présence et de votre travail en France, où vous avez donc fondé la revue « Socialisme ou Barbarie » – l’alternative à la barbarie étant encore le socialisme, mais le socialisme tel que vous l’imaginez vous-même et les textes qui ont été encore une fois repris dans une série de volumes parus aux Éditions 10/18. Mais ces thèmes ne sont pas le centre de notre réflexion ce soir ; ce qu’on peut retenir, d’un point de vue formel et d’un point de vue philosophique, dans ce passage, dans cette dérive en un sens, du marxisme stalinien au marxisme trotskiste et, de là, au « socialisme autogestionnaire » – enfin j’y mets plusieurs guillemets pour ne pas confondre avec des mouvements réels…
C. C. : … je vous en remercie…
Le principe de création
P. N. : … car sous ce nom il est en effet plusieurs familles de pensée… Vous avez alors abouti à un travail, cette fois-ci purement philosophique, très formel, très abstrait même en un sens, une philosophie et une œuvre très conceptuelles – enfin, c’est normal pour une œuvre philosophique… – mais je veux dire particulièrement formelle, et qui fait une réflexion sur les formes. Je propose d’entendre tout de suite une série de textes qui sont tirées de ses deux principaux ouvrages Les Carrefours du labyrinthe et L’institution imaginaire de la société – en sens inverse dans l’ordre chronologique – et le premier d’entre eux va précisément nous mettre en contact avec l’émergence de la question philosophique et de la question de la forme elle-même.
« Dans le monde de la vie, nous pouvons demander, et nous demandons : pourquoi… ? où : qu’est-ce que… ? La réponse est souvent incertaine. Qu’est-ce que cet objet blanc, là-bas ? C’est le fils de Cléon, dit Aristote, « … il se trouve que cet objet blanc soit le fils de Cléon » [Aristote, De anima, III, 425a 26-27]. Mais nous ne demandons pas ce qu’Aristote demande : qu’est-ce que voir, qu’est-ce que ce que l’on voit, qu’est-ce que celui qui voit ? Encore moins : qu’est-ce que cette question même, et la question ?
Dès que nous demandons cela, la contrée change. Nous ne sommes plus dans le monde de la vie, dans le paysage stable et en repos, fût-il en proie au mouvement le plus violent, où nous pouvions promener notre regard selon un avant-après ordonné. La lumière de la plaine a disparu, les montagnes qui la délimitaient ne sont plus là, le rire innombrable de la mer grecque est désormais inaudible. Rien n’est simplement juxtaposé, le plus proche est le plus lointain, les bifurcations ne sont pas successives, elles sont simultanées et s’interpénètrent. L’entrée du Labyrinthe est immédiatement un de ses centres, ou plutôt nous ne savons plus s’il est un centre, ce qu’est un centre. De tous les côtés, les galeries obscures filent, elles s’enchevêtrent avec d’autres venant on ne sait d’où, n’allant peut-être nulle part. Il ne fallait pas franchir ce pas, il fallait rester dehors. Mais nous ne sommes même plus certains que nous ne l’ayons pas franchi depuis toujours, que les taches jaunes et blanches des asphodèles qui reviennent par moments nous troubler aient jamais existé ailleurs que sur la face interne de nos paupières. Seul choix qui nous reste, nous enfoncer dans cette galerie plutôt que dans cette autre, sans savoir où elles pourront nous mener, ni si elles ne nous ramèneront pas à ce même carrefour, à un autre qui serait exactement pareil.
Penser n’est pas sortir de la caverne, ni remplacer l’incertitude des ombres par les contours tranchés des choses mêmes, la lueur vacillante d’une flamme par la lumière du vrai Soleil. C’est entrer dans le Labyrinthe, plus exactement faire être et apparaître un Labyrinthe alors que l’on aurait pu rester « étendu parmi les fleurs, faisant face au ciel » [1]. C’est se perdre dans des galeries qui n’existent que parce que nous les creusons inlassablement, tourner en rond au fond d’un cul-de-sac dont l’accès s’est refermé derrière nos pas – jusqu’à ce que cette rotation ouvre, inexplicablement, des fissures praticables dans la paroi.
Assurément, le mythe voulait signifier quelque chose d’important lorsqu’il faisait du Labyrinthe l’œuvre de Dédale, un homme. » [2]
P. N. : Tout à l’heure nous avons cité l’autogestion, donc l’idée d’une maîtrise de l’homme sur sa propre vie, l’idée que l’homme créé sa propre vie, et nous avons déjà tout de suite, dans cette préface des Carrefours du labyrinthe, une mise en forme et une indication précise. Pour vous la création commence dans le fait même de penser ?
C. C. : Non, elle commence dans beaucoup de choses, en un sens, elle commence dans le fait de faire des choses, parce que l’être humain ne fait jamais des choses par simple réflexe ou par simple nécessité : dans le plus simple faire humain, il y a déjà cette dimension, actuellement centrale mes yeux, la dimension imaginaire, c’est-à-dire la capacité de former un monde et de donner un sens, une signification à ce monde et à soi-même et à ce qu’on fait. La pensée explicite commence beaucoup plus tard, en un sens, ce que nous appelons penser comme recherche interminable. La création est déjà là, je ne sais pas, quand les hommes déjà du paléolithique inventent des sépultures – idée absurde : pourquoi faut-il enterrer les morts ? Les animaux n’enterrent pas les morts. Ça veut dire déjà qu’un cadavre n’est pas simplement un cadavre, n’est pas un objet matériel, que la mort a déjà toute sa profondeur de significations – et de non-significations d’ailleurs, on y reviendra musicalement, je pense – que nous lui connaissons.
Mais je voudrais reprendre un mot dans ce que vous avez dit : l’autogestion, la maîtrise… Pour moi, l’autogestion, plus généralement l’autogouvernement de la société, ce n’est pas la maîtrise dans le sens habituel du terme. Je pense que le terme de maîtrise, c’est le terme programmatique du capitalisme. Je pense que l’autonomie, l’autogouvernement c’est le contrôle de ce qui peut être contrôlé, la décision collective, le fait de se dégager de pouvoirs dont on ne reconnaît pas la légitimité, de reconnaître que c’est la société elle-même qui créent ses lois, que nous avons à décider de ce que nous avons à faire, mais en sachant,précisément, que nous vivons sur le Chaos, sur l’Abîme, que nous sommes d’ailleurs nous-même Chaos et Abîme et que, par conséquent, la maîtrise est une illusion. Si on en reste à l’idée de la maîtrise, on aboutit à la bonne société définie une fois pour toutes par un philosophe, c’est-à-dire à l’hétéronomie.
La philosophie comme interrogation illimitée
P. N. : Alors justement pour se dégager de l’hétéronomie, pour se dégager de l’idée que la société dépend de quelque chose d’autre qu’elle-même – soit d’un maître, on pourra en reparler, d’un tyran, soit d’un Dieu ou de Dieux, soit plus subtilement, peut-être, d’une nature qui serait fixe et éternelle et à laquelle la société aurait à se conformer…
C. C. : …ou de Lois historiques…
P. N. : … oui ou de Lois historiques, ce qui est une variante du cas précédent…
C. C. : … si l’on veut…
P. N. : … puisque l’histoire elle-même peut être considérée comme ayant des lois en tout cas naturelles en ce sens qu’elles s’imposent de l’extérieur à la société – eh bien pour vous dégager de cette idée, il faut que vous fondiez une nouvelle,je ne sais pas s’il faut l’appeler une nouvelle ontologie, une nouvelle théorie de l’être ou une nouvelle théorie de la connaissance, peut-être les deux… C’est ce que nous avons entendu dans ce premier texte, puisque vous dites « penser c’est entrer dans le Labyrinthe, plus exactement faire être et apparaître un Labyrinthe alors que l’on aurait pu rester étendus parmi les fleurs faisant face au ciel… »
C. C. : C’est un vers de Rilke, ça…
P. N. : Nous entendrons un poème de Rilke, tout à l’heure… Et au lieu de cela quelqu’un, un jour, a dit, au lieu de demander simplement « qu’est-ce que cet objet blanc là-bas ? », « qu’est-ce que ce que l’on voit et qu’est-ce que voir ? », donc il a posé une question au-delà de ce qu’on voyait simplement : il s’est imaginé quelque chose aussi et, dès lors, il est entré dans le Labyrinthe…
C. C. : Et il a posé une question qui dépasse – parce ce que les questions, sans doute, l’être humain se les pose explicitement dès qu’il existe, mais il se les pose comme questions instrumentales : est-ce qu’il y a toujours du gibier dans la forêt ? Sans doute les gens du paléolithique se posaient des questions pareilles – mais ils ne se posaient certainement pas les questions que se pose Aristote : qu’est-ce que le blanc ? C’est un attribut de cet objet, mais qu’est-ce que ça veut dire un attribut ? En quoi s’oppose-t-il à la substance ? Qu’est-ce que c’est qu’une substance ? Qu’est ce qui fait une chose ? ou, comme le disaient les Mégariques, comment je peux dire qu’une chose est blanche si d’autres choses aussi sont blanches ? etc. Tout ce qui peut apparaître pour l’homme qui ne veut pas se casser la tête comme des subtilités inutiles – qui sont inutiles d’ailleurs bien sûr, puisqu’on peut manger, digérer sans se poser ces questions – mais qui sont vraiment la pensée. Or cette interrogation-là sous cette forme est incontestablement un acte de création.
P. N. : Alors là vous citez indirectement Platon, puisque vous dites « penser n’est pas sortir de la caverne » : on pense naturellement au mythe de la caverne décrite par Platon dans la République où les hommes sont comparés à des prisonniers au fond d’une caverne qui ne voient pas les objets qui sont à l’extérieur de la caverne mais seulement leurs ombres projetées sur le fond. Et pour Platon, naturellement, penser c’est être capable de se délivrer de cette situation, qui est celle des prisonniers, et puis d’arriver aux réalités même…
C. C. : … au vrai soleil…
P. N. : … aux vrais objets éclairés par le soleil et ce serait ça, à proprement parler, penser. Et dans ce cas nous aurions évidemment affaire, c’était d’ailleurs l’intention explicite de Platon, à un absolu puisqu’en temps ordinaire nous n’avons affaire qu’à des ombres – qui sont donc relatives, qui peuvent changer d’aspect sans que l’objet dont elles sont les ombres change, ou inversement – et donc, si on peut remonter de la caverne et voir les objets réels à ce moment-là, on va mettre la main sur la vérité, la vérité vraie. Et, vous, vous dites au contraire : penser ce n’est pas sortir de la caverne mais c’est entrer dans le Labyrinthe. Alors est-ce que vous pouvez expliciter cette idée ?
C. C. : C’est peut-être trop difficile, c’est peut-être aussi trop facile… J’ai essayé de l’expliciter tout à l’heure en disant qu’au lieu de rester tranquillement en train d’utiliser les objets, on se demande : qu’est-ce que ça veut dire qu’un objet a des propriétés ? ou qu’il y a des relations de causalité ? qu’est-ce que ça veut dire que je connais les objets ? comment est-ce que je les connais ? jusqu’à quelle mesure, jusqu’à quel point, cette connaissance dit quelque chose de l’objet ? jusqu’à quel point cette connaissance n’est pas simplement une projection de ce que je suis, à la fois comme personne singulière, comme individu singulier mais aussi des schèmes, je ne sais pas moi, de mon groupe social, de ma société de mon époque, etc. ? Alors, à partir du moment où on se pose toutes ces questions, commence, effectivement, une espèce de promenade, parfois sublime parfois cauchemardesque, bref, une espèce de marche qui n’en finit pas, ça c’est absolument certain : chaque fois qu’on croit avoir trouvé une porte, on ouvre un passage ou un passage s’ouvre, inexplicablement en effet, et là c’est sans doute le rôle de l’imagination dans la pensée, mais si on n’a pas l’illusion du savoir absolu, de la vérité définitive, etc. on ne peut pas ne pas avoir conscience, quelque part, du fait que ce n’est jamais qu’un aspect de l’être qu’on a pu voir ou construire, créer de façon adéquate. Et si l’on pouvait vivre, comme Mathusalem, 900 ans, l’évolution de sa propre pensée continuerait, sans doute avec des bouleversements, etc.
P. N. : À peine entré dans ce Labyrinthe, on en est, dites-vous, en un centre, on ne sait plus où est le centre et où est la périphérie et surtout on ne peut plus en ressortir. C’est-à-dire que l’on pourrait croire que l’on est dans une position sereine et calme devant le monde et puis que, à un moment, on doute, on met en question cet être-au-monde et puis que, quand on en a assez de douter, on peut revenir s’installer tranquillement devant le monde – mais ça y est, c’est trop tard : une fois que le mouvement critique est lancé, on est dans le Labyrinthe, vraiment, c’est-à-dire qu’on ne peut plus en ressortir et on est entraîné dans une sorte de scepticisme…
C. C. : … scepticisme n’est certainement pas le mot…
P. N. : …nous allons y revenir justement – c’est moi qui ai donné ce mot mais de façon provocatrice. Maintenant nous allons lire un autre passage quelques pages plus loin dansLes Carrefours du labyrintheoù vous dites que ce mouvement créateur de la pensée, ce geste consistant à poser des questions que personne n’avait posé auparavant, ce geste a été fait, pas par n’importe qui n’importe quand, mais par les Grecs et par les premiers philosophes grecs et depuis lors par tout l’Occident.
« Dans l’histoire, dans notre histoire, s’est levée la visée de vérité – comme se sont levées la visée de la liberté, de l’égalité, de la justice. Indissociables. Nous sommes – du moins certains d’entre nous – saisis par elle sans recours. Mais il ne s’agit pas de les « fonder » – on ne voit pas ce que cela pourrait vouloir dire. On ne fonde pas la visée de vérité, de la liberté. On réfute tel énoncé particulier : non pas le scepticisme, ni le ricanement. On réfute telle incohérence politique ; on ne réfute pas Auschwitz ou le Goulag, on les combat. Nous ne pouvons pas nous passer de la raison – bien que connaissant son insuffisance, ses limites. Nous explorons celles-ci en étant aussi dans la raison – mais de la raison, nous ne pouvons pas rendre compte et raison. Nous ne sommes pas pour autant aveugles, ni perdus. Nous pouvons élucider ce que nous pensons, ce que nous sommes. Après l’avoir créé, nous arpentons par morceau notre Labyrinthe » [3]
C. C. : Le problème du scepticisme, ou comme d’ailleurs le problème d’Auschwitz et du Goulag, c’est un très vieux problème, : vous savez sans doute que, malgré ce que les philosophes ont constamment – les mauvais philosophes, d’ailleurs – prétendu, le scepticisme est irréfutable, le véritable sophisme est irréfutable. Il y a un très beau dialogue de Platon qui s’appelle l’Euthydème et où il n’y a pas, finalement, de réfutations des sophismes très lamentables que produisent les deux sophistes qui sont là et la réplique de Socrate et d’un de ses élèves, ou amateurs, c’est de leur montrer qu’ils peuvent eux-mêmes produire treize à la douzaine de ces sophismes, etc. Platon et Aristote, et je crois tous les grands philosophes, savaient que, en ultime instance, la quête de la vérité n’est pas fondable parce que fonder ça veut dire être déjà dans une attitude rationnelle, dans le meilleur sens du terme. Alors à partir du moment où l’autre, par exemple, accepte de se contredire, eh bien il n’y a pas de réfutation possible. Ou à partir du moment où l’autre répond à mon discours politique en sortant son revolver, suivant la fameuse phrase… Réfuter le type qui sort son revolver, c’est à la fois pragmatiquement dérisoire mais c’est même logiquement absurde. Pourquoi ? Parce que, effectivement, finalement, il y a un choix. Alors ce choix est à la fois un choix individuel et c’est aussi un choix historique : il y a des traditions, il y a notre tradition par exemple qui, Grèce d’abord, Europe occidentale ensuite, a opté pour une interrogation sans limites, a opté – plus ou moins jusqu’ici – pour la liberté l’égalité et la justice – plutôt moins que plus, mais enfin, les idées sont là, elles travaillent cette société. Et puis il y a d’autres sociétés qui ont opté pour autre chose, et on en a à côté de nous…
P. N. : En gros, c’est l’opposition entre les sociétés, disons, religieuses, qui ont une réponse, en quelque sorte, derrière elle d’ailleurs, sous forme de récits des origines, et puis une société qui opte pour l’esprit critique, enfin qui valorise la critique en tant que telle. Sauf que valoriser la critique en tant que telle c’est, là encore, récuser toutes les traditions sauf la tradition de la critique des traditions…
C. C. : À la limite c’est absolument évident ! Je veux dire par là que vous avez encore ici un de ces jolis paradoxe : quelqu’un qui, avec des arguments raisonnables, essaye de montrer que la tradition gréco-occidentale ne vaut rien, il est dans la tradition gréco-occidentale – et il démontre qu’il lui appartient. Alors, en dehors de cela, nous avons bien sûr des sociétés et des cultures qui, par exemple, se basent sur la Révélation. Je ne sais pas, et peu importe, ce qui se passe en réalité dans l’Iran aujourd’hui, mais dans le discours, au moins, c’est la voie du Prophète qu’on essaie de réaliser. Ou on a des sociétés qui prétendent, c’est le discours idéologique de la stratocratie russe, se baser sur une théorie qui est la vérité ultime sur l’histoire humaine de la société, c’est-à-dire le soi-disant marxisme tel qu’ils le présentent, et par rapport auquel la discussion, en fait, n’est pas acceptée. Mais dans notre tradition – que vous dites « critique », bien sûr, mais ce n’est qu’un aspect de la question – je crois que l’essentiel, dans ce fleuve historique dans lequel nous sommes, c’est la visée d’autonomie, aussi bien au niveau individuel qu’au niveau social – et la critique est une des expressions de cette autonomie.
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