Les trois Europes
Sans même considérer celle des citoyens romains de l’Antiquité, les premières identités collectives des Européens remontent à une époque très reculée : celle de la division des trois Europes qui demeure toujours présente. Considérer qu’il existe une Europe de l’Ouest et une autre de l’Est, avec entre les deux l’entité plus fuyante de l’Europe centrale, ne relève ni de l’illusion, ni d’un préjugé condescendant des Européens occidentaux dont il convient pourtant de tenir compte. Les trois Europes n’ont cessé de nourrir trois imaginaires distincts. Elles ont, égaiement, servi de matrice aux identités nationales si l’on considère que ces dernières ne sont devenues dominantes qu’en apparence, qu’elles recèlent toujours en filigrane les trames différentes tissées au fur et à mesure des partages successifs du continent.
Assurément, nul repère officiel ne délimite plus ces trois espaces historiques ; à l’inverse, ils chevauchent souvent les bornages frontaliers du présent. L’Allemagne, par exemple, est traversée sur l’Elbe par une ligne invisible qui la situe d’un côté dans l’Occident européen, de l’autre dans une Mitteleuropa déjà orientale. Davantage encore, la défunte Yougoslavie apparaît comme un territoire balayé par le va-et-vient multi séculaire des trois Europes. Mais le caractère aujourd’hui impalpable de ces frontières n’a pas détruit leur portée fondatrice. Selon les cas, isolément ou cumulativement, quatre facteurs primordiaux ont engendré leur naissance : en premier lieu, l’éclatement de l’unité de l’Europe latine consécutif à la chute de l’Empire romain ; ensuite, le divorce ultérieur des deux chrétientés orthodoxe et catholique ; en troisième lieu, la domination turque qui s’est étendue sur les Balkans à partir du XVe siècle ; enfui, la séparation socio-économique entraînée par l’imposition aux paysans de l’Europe orientale d’un néo-servage particulièrement rigoureux dans le temps même – du XVe au XVIII siècle – où leurs homologues occidentaux commençaient à s’émanciper de la servitude féodale. Il est vrai que subsiste alors l’énigme de l’Europe centrale. Tous les grands partages initiaux de ce continent se sont opérés de façon binaire, entre l’Est et l’Ouest. Pourquoi par conséquent cette zone intermédiaire s’est-elle formée ? Au premier chef, au regard d’un imaginaire de frustration qui définit cette Europe médiane.
L’Empire à l’Est, la féodalité à l’Ouest
Au premier jour du fractionnement de l’Europe se situe la dislocation de l’Empire romain, disparu à l’Ouest et main tenu jusqu’au XVe siècle à l’Est. La coupure se préfigure dès 285 avec Dioclétien, qui crée deux centres de pouvoir à Rome et à Byzance. Elle s’approfondit en 330, lorsque l’empereur Constantin prend acte de l’effondrement de l’Italie, soumise à la loi de fait des Barbares, en transférant sa capitale de Rome à Byzance, rebaptisée Constantinople pour la circonstance. Il ne reste plus alors à Théodose qu’à confirmer le partage sans retour à la veille de sa mort, en 395, quand il répartit l’Empire entre ses deux fils : Honorius, doté de l’Occident, et Arcadius, pourvu de l’Orient.
Deux univers de plus en plus éloignés par ! ’histoire, la culture, l’économie, l’organisation sociale et politique se configurent à partir de ce moment, dans un cadre géographique rendu seulement un temps fluctuant par la reconquête de l’Italie par l’empereur de Byzance Justinien. Mais les deux mondes se figent physiquement dès l’an 800, avec l’éphémère renaissance à l’Ouest de l’empire de Charlemagne. Dès ce moment, comme l’observe Jeno Szucs, une « ligne très nette traverse l’Europe vers le sud depuis le cours inférieur de l’Elbe-Saale, le long de la Leitha et de la frontière occidentale de 1 ’ancienne Pannonie » [1]. Où la Pannonie se situait-elle ? Il s’agissait de l’ancienne province romaine qui s’étendait de la Hongrie à la Croatie actuelles. Les Slaves « occidentaux » de Croatie et leurs homologues « orientaux » de Serbie se disputent toujours aujourd’hui cette première frontière de l’Europe postromaine.
Qu’implique ce clivage fondateur ? Il est linguistique, avec à l’Ouest le latin et son alphabet, à l’Est le grec avec son autre alphabet qui inspirera plus tard celui – cyrillique – des Russes, des Serbes et des Bulgares. Il est également économique, inversé par rapport au présent, dans la mesure où l’Empire byzantin reste le foyer d’une civilisation matérielle prospère tandis que le domaine occidental de l’ancien empire de Rome s’enfonce dans la nuit du haut Moyen Âge. Mais, en fait, le clivage est d’abord politique. L’empire d’Occident – que l’on ne désignait pas ainsi – disparaît à jamais en 476, lorsque le Barbare Odoacre dépose son dernier empereur, Romulus Augustus, En revanche, celui d’Orient, l’Empire byzantin, va subsister bien qu’en se rétrécissant jusqu’à la prise de Constantinople par les Turcs Ottomans, en 1453, à l’époque de la découverte de l’imprimerie par Gutenberg et quelques autres. D’un côté donc, pour quelques siècles, le retour à une semi-barbarie, à une fragmentation extrême du pouvoir à peine troublée par la brève renaissance de l’Empire carolingien et débouchant sur l’atomisation féodale, de l’autre l’autorité impériale intacte, renforcée même par la légitimation nouvelle que lui donne le christianisme, ainsi que par la continuité de la culture aussi bien que des réseaux de la production et du commerce.
Le schisme religieux
Le deuxième clivage, religieux, issu des schismes réciproques du christianisme orthodoxe oriental et du christianisme romain occidental, ne fera que sanctionner davantage celui entraîné par la division de l’ancien domaine de Rome, à cette nuance importante près qu’il se traduira par un recul de l’espace byzantin et orthodoxe. Le Grand Schisme se dessine déjà sous des prétextes théologiques dès le IVe siècle. Il se confirme au VIIe Siècle, lorsque le pape se dégage de la tutelle du Basileus – l’empereur de Constantinople – en cessant de lui demander confirmation de son élection et, finalement, en couronnant un empereur rival à l’Ouest, en la personne de Charlemagne. Il se préfigure encore dans le schisme de Photios, de 863 à 867, avant de déboucher en 1054 sur la rupture officielle prononcée par Michel Cérulaire, qui entraîne la séparation définitive de l’Église byzantine de celle de Rome. Cependant, ce déchirement intervient dans un contexte d’affaiblissement de l’empire d’Orient et d’expansion continue de l’Occident du XIe au XIVe siècle. L’espace européen oriental va coïncider désormais avec une zone d’implantation de l’orthodoxie confinée au sud-est et à l’est extrême du continent. Et à partir de ce moment, une deuxième ligne de partage de l’Europe assez parallèle à la précédente mais située plus à l’est va courir de « la région du bas Danube vers les Carpates orientales, et plus au nord le long des forêts qui séparaient les Slaves de l’Ouest des Slaves de l’Est, pour atteindre finalement les régions baltiques au XIIIe siècle » [2].
C’est alors, également, que la conscience de ce partage s’exprime plus clairement. Longtemps, le terme latin d’Occidens avait désigné l’ensemble du domaine romain – l’Orbis Latinus. Mais au XIIe siècle apparaît l’expression d’Europa Occidens (ou occidentalis), qui se réfère cette fois à sa seule portion catholique échappant à l’emprise impériale de Byzance au sein d’une Christianitas désormais scindée en deux. Les limites de chacun de ces espaces demeurent pourtant brouillées et vont l’être de plus en plus. C’est que, bien qu’encore innommée, une Europe centrale s’installe dans la zone résiduelle comprise entre la frontière des deux empires du IVe siècle et celle des deux religions chrétiennes devenues antagonistes au XIe, dans la Hongrie, la Bohême, la Slovénie, la Croatie et la Slovaquie actuelles, également en Pologne. Bien que catholique et se voulant occidentale, cette zone va se trouver constamment soumise aux conditions de fait suscitées par sa proximité de l’Europe de l’Est.
Ces premières frontières ne doivent ainsi pas s’apprécier seulement dans le court terme relatif d’un contraste initial entre l’anarchie occidentale et l’ordre impérial à Byzance. Sur un terme plus long, c’est toute la différenciation ethnique, culturelle, sociale et, bien entendu, politique et « identitaire » des divers milieux européens qui porte leur trace. Sur le plan ethnique puis culturel, notamment, l’empire d’Orient encore vigoureux a pu repousser les peuples germaniques, tandis que, affaibli par la suite, il lui a fallu admettre l’installation des Slaves en Thrace, en Illyrie puis dans d’autres régions. Là se situe le point de départ du peuplement nourri d’incrustations successives des Balkans. Ce l’est peut-être, aussi, de ce que Kohn ou Plamenatz appellent le « nationalisme oriental » (ethnique), dans la mesure où le pouvoir de Byzance ne s’est pas prêté à une symbiose avec ces populations nouvelles, où il est demeuré profondément grec, décidé à maintenir ces éléments allogènes dans un état de subordination. À l’inverse, l’empire de Rome a dû s’ouvrir aux Barbares germaniques avant même de cesser d’exister, en attendant le moment où ses vestiges épars ont été dominés par eux. En outre, le paradoxe primordial a tenu à ce que la reconfiguration ultérieure de l’Europe occidentale a été le produit de son désarroi politique d’avant l’an mil. Les Barbares se sont latinisés. Ils ont participé à l’éclosion des nouvelles cultures romanes post-impériales, finalement à la formation des « langues vulgaires » qui, supplantant peu à peu le latin « universel », ont constitué le trait distinctif de petits royaumes aux dimensions adaptées aux moyens de contrôle de l’époque avant de devenir celui de chaque État-Nation moderne. De la sorte, si l’Ouest européen a pu ressusciter à partir du XIe siècle, il l’a fait grâce à ses petits centres de pouvoir disséminés mais remplis de vigueur juvénile, qui ont pu circonscrire leur espace géographique et politique aussi bien qu’humain en l’homogénéisant peu à peu. En revanche, le monolithe byzantin est mort culturellement intact et unifié, obstinément indifférent aux ressources qu’il aurait pu tirer d’une diversité mieux assumée, en abandonnant aux Turcs Ottomans des territoires livrés déjà de son fait à une « balkanisation ethno-religieuse » avancée.
On touche là à l’impact politique de ces premiers partages de l’Europe. À l’aube de notre millénaire en voie d’achèvement, l’ouest comme l’est de l’Europe sont chrétiens, rassemblés pour un temps encore dans une même Église à cette restriction près que le domaine russe comme celui de la Scandinavie restent à conquérir au christianisme [3] Mais l’Orient demeure fidèle à la conception impériale du pouvoir, conception moniste établie par l’empereur Constantin en 337, dans laquelle l’autorité religieuse des patriarches se trouve subordonnée à celle, politique, d’un empereur rendu de ce fait omnipotent. Confirmé par Justinien en 532, cet ordre impérial subordonne le Jus sacrum – le droit de l’Église – au Jus publicum de l’État, réduit le patriarche de Constantinople au rang de chapelain de l’empereur, et soumet même la théologie à ses raisons. Au-delà, le pouvoir byzantin est patrimonial, en ce sens qu’il érige son appareil administratif et militaire, ses ressources financières, en bref le domaine public aussi bien que les hommes qui en relèvent en propriétés ou en serviteurs du Basileus. Selon cette logique, nulle place ne peut exister pour une propriété privée réelle, surtout en ce qui concerne celle de la terre. De son côté, en dehors de la famille impériale, la noblesse n’est pour cette raison également qu’une noblesse de service, commise à des tâches précises, sans indépendance matérielle, sans fiefs à titre personnel ou héréditaire, pourvue seulement à titre temporaire et révocable de domaines dont elle tire un bénéfice assimilable à une indemnité de fonctions. Quant aux éléments de population allogènes, ils jouissent de statuts de protection non moins précaires, unilatéraux, étrangers à toute notion de contrat ou de droits spécifiques, Tel est le contexte dans lequel le Basileus de la « Deuxième Rome » (Constantinople) prend figure de semi-divinité régnante, pape et monarque à la fois, propriétaire des choses et des hommes par surcroît.
Les conservatoires ottoman et russe
Cet ordre impérial byzantin qui nourrit la suprématie d’un pouvoir politico-religieux et dresse un obstacle insurmontable devant toute prise d’autonomie de la société va se survivre à lui-même dans l’empire des Turcs Ottomans comme dans celui des tsars. Certes, ainsi que le rappelle Bernard Lewis, l’Empire byzantin auquel les Ottomans ont eu affaire aux XIVe et XVe siècles n’était plus qu’un « vestige du passé, pâle et affaibli », au point que c’est un « fantôme déjà mort qu’ils ont jeté à bas » en 14531 [4].
Mais si, donc, « une fois l’organisation byzantine détruite et éliminée, c’est un système de gouvernement islamique classique qui prit sa place », celui-ci ne fait pas que receler depuis longtemps des éléments empruntés à la Grèce, à Rome ainsi qu’à Byzance. Pour l’essentiel, il ne contrevient en rien à la logique de l’empire romain d’Orient ; il renforce même ses traits par la confusion en une seule personne de deux pouvoirs, l’un temporel, celui du sultan, et l’autre spirituel, exercé par le calife ou commandeur des croyants (titre obtenu par le sultan au XVIe siècle).
Plus encore peut-être que le Basileus trop démuni de puissance matérielle, le souverain ottoman apparaît ainsi et simultanément comme le monarque et comme le gardien de la Loi divine, de telle sorte que l’obéissance qui lui est due acquiert un caractère religieux et que la désobéissance à ses mandements devient un péché autant qu’un crime. Par surcroît, s’agissant des populations chrétiennes qui tombent sous sa coupe, celles-ci se trouvent assujetties à l’autorité tant religieuse que civile ou politique que le sultan délègue aux chefs des diverses Églises. Le monisme du pouvoir se maintient pour tous les sujets de l’Empire ottoman, bien qu’il se hiérarchise en fonction de leur confession. Échappant à la capitation, les musulmans qui relèvent directement du sultan et calife ne jouissent du statut le plus éminent qu’en demeurant soumis eux aussi à la gestion patrimoniale de l’État. Quant aux chrétiens ravalés au rang de protégés-tolérés, les dhimmis, ils se voient répartis entre de multiples autorités et communautés au gré non seulement de leur allégeance orthodoxe ou catholique et bientôt protestante, mais, également, compte tenu de leur rite grec, slavon ou latin, de leur orientation luthérienne ou calviniste, ainsi que de leur localisation géographique et de leur langue de communication courante.
Les sources du foisonnement antagoniste des identités collectives du sud-est de l’Europe procèdent largement de cette stratégie patrimoniale, aggravée d’une part par le ressentiment que les Turcs entretiennent en faisant appel à des chrétiens corvéables à merci dans les fonctions militaires, administratives et même gouvernementales, d’autre part par la touche supplémentaire qu’ils apportent à la complexité de la carte ethno-religieuse des Balkans. Le pouvoir ottoman utilise en effet les plus qualifiés mais, aussi, les plus vulnérables pour constituer son personnel. C’est assurément à des musulmans, mais esclaves souvent ou récemment convertis, qu’il confie les rôles les plus en vue. Mais il fait appel couramment à des Grecs ou à d’autres chrétiens pour des postes plus modestes. D’où les détestations entre les paysans musulmans livrés à de petits chefs infidèles ainsi qu’entre les diverses sortes de chrétiens soumis à des chrétiens différents [5] ou à des responsables ottomans.
De plus, les Turcs ne pouvaient échapper complètement à la tentation d’islamiser leur empire par l’immigration ou la conversion, quand bien même ils le faisaient avec parcimonie dans la mesure où les convertis ne se trouvaient plus soumis à la capitation. Mais il demeure que les fonctionnaires et quasi-propriétaires terriens ottomans ont fait souche dans les villes pour y engendrer le conflit parfois larvé et parfois ouvert entre un milieu urbain dominé par les musulmans et des campagnes restées chrétiennes (conflit dont l’expression s’observe à nouveau en Bosnie). Parallèlement des noyaux de paysannerie musulmane se sont implantés en Bosnie, en Thrace, en Bulgarie, dans le Kosovo, en Albanie. Quant aux conversions massives, peu souhaitées en général, elles se sont tout de même opérées, en Bosnie en particulier. Comme on le sait, les musulmans bosniaques sont des Slaves d’origine, descendants des bogomiles [6] persécutés depuis le XIIe siècle par les clergés chrétiens, qui ont réagi contre cette persécution en se ralliant à l’islam afin de se placer du côté des dominants après l’occupation turque. La mémoire de ce retournement n’a pas été perdue par les Croates et, surtout, par les Serbes. En outre, pour compliquer encore les choses, les Turcs ont encouragé la Réforme protestante en Hongrie et en Transylvanie au cours de leurs guerres contre les Habsbourg, au XVIe et au XVIIe siècle. Mieux valait pour eux, en effet, régner sur des luthériens ou des calvinistes [7], séparés de Rome comme de la Vienne papiste, que sur les catholiques qu’ils étaient jusqu’alors.
C’est toutefois dans l’espace russe que l’empreinte byzantine est demeurée la plus profonde, en ce qui concerne aussi bien la confusion des pouvoirs politique et religieux que l’étouffement du ferment de modernité représenté par l’émergence d’une noblesse de fief autonome. L’embryon du premier royaume russe apparaît à Kiev, lorsque Oleg vassalise les principautés voisines en 882. Il s’organise et se christianise ensuite selon le modèle de Byzance, spécialement à partir de 989, quand le prince Vladimir le Grand demande le baptême afin de pouvoir épouser la princesse byzantine Anne Porphyrogénète. Bien que déchu, l’empire de Constantinople se transforme dès lors en objet de fascination pour les Russes, au point qu’ils assiègent sa capitale sans succès en 941. Cet échec ne modifie en rien la trajectoire russe. Au XIe siècle, la culture byzantine la façonne plus directement par l’intermédiaire des missionnaires orthodoxes du patriarcat bulgare – dont dépendait déjà l’Église de Kiev – qui fuient leur pays conquis par les Turcs. C’est alors que la pratique byzantine du voile et de la claustration des femmes s’introduit en Russie, avant même que les envahisseurs tatars ne la confirment [8]. Et c’est à ce moment, également, que se diffuse la liturgie slavonne avec l’alphabet cyrillique, et que le métropolite de Vladimir puis de Kiev obtient ce titre du patriarche de Byzance pour mieux rivaliser bientôt avec lui.
Une monarchie militaire s’édifie dans ce contexte, d’abord soumise aux Mongols du XIIe au XIe siècle, quand les kniazes (princes) reçoivent leurs principautés en tant que vassaux du grand khan, puis émancipée de la Horde d’Or à partir du siècle suivant. La date charnière se situe autour de 1480. C’est alors qu’Ivan III dépouille les princes apanagés, qu’il abaisse les boyards et les anciennes familles aristocratiques, soumet les quelques villes libres, épouse la nièce du dernier empereur Paléologue de Byzance, s’arroge enfin le titre de tsar – César – pour légitimer sa suprématie et fonder la « Troisième Rome » en prenant acte de la chute de Constantinople survenue une trentaine d’années auparavant. Ivan IV le Terrible n’aura qu’à perfectionner l’autocratie russe au XVIe siècle, en attendant que Pierre le Grand la codifie avec le Zemksky sobor de 1648, puis qu’il entreprenne de l’occidentaliser dans son appareil technique, mais non dans sa logique orientale de concentration du pouvoir et d’écrasement de toute velléité d’indépendance de la société.
En raison de la subordination plus grande encore qu’à Byzance de la hiérarchie épiscopale au tsar, le pouvoir russe va se caractériser de la sorte, au point le plus extrême, par la symbiose de la religion et de la politique, par l’institutionnalisation bureaucratique de l’Église orthodoxe au service de l’État ainsi que par l’absence de toute place pour le développement d’autres influences que celle de l’autocratie. Après l’écrasement de sa civilisation urbaine par les envahisseurs turcs, la Russie va ignorer le mouvement social de l’Europe de l’Ouest, l’essor des villes marchandes, l’aristocratie de fief au profit d’une noblesse de service liée à l’emploi public, et bien sûr la liberté de pensée. Jusqu’au XIXe siècle, elle ne connaîtra pour ainsi dire que deux réalités inscrites l’une et l’autre dans un « régime patrimonial héréditaire » [9] : celle de l’appareil politique ou religieux de l’autocratie, et celle de milliers de communautés paysannes toutes semblables et immobiles. Nul espace n’existera dans ce dispositif pour la modernité, pour les franchises bourgeoises qui disparaissent, sauf à Nijni-Novgorod et à Pskof, dans un milieu où les villes sont faibles, comme rurales, avec peu ou point d’assemblées populaires (les vetchés), à l’exception unique de Saint-Pétersbourg qui, d’ailleurs, ne possède pas vraiment d’organe représentatif et n’est que le monument que l’autorité se dédie à elle-même.
Le plus étrange tient à ce que la conscience russe a pu se configurer précocement dans ce contexte, et même en fonction de lui. Très tôt, du XIe au XIVe siècle, elle l’a fait d’abord par un réflexe de survie qui, face à la menace suédoise et surtout mongole, s’est exprimé dans une affirmation de la foi religieuse et de la spécificité ethnique des Russes vis-à-vis des musulmans orientaux comme des chrétiens occidentaux, également par un attachement au sol lui-même quand on se souvient que le terme très affectif de Rus ne signifie guère autre chose que « Petite mère Russie ». C’est de cette manière que les Russes se sont sentis tels avant que les Français par exemple n’entrevoient leur propre identité. Et ce n’est qu’ensuite, à partir de Pierre le Grand, qu’ils ont commencé à acquérir une conception plus politique de leur appartenance commune, référée cette fois au nom de Rossia, celui de l’empire du tsar.
Le cheminement de l’Europe de l’Ouest
Tout autre a été le cheminement de l’Europe de l’Ouest. À partir du IXe siècle, il se singularise par une disjonction croissante de l’autorité spirituelle et temporelle, sous l’impact du conflit pluriséculaire qui commence à opposer le pape jusqu’alors « césaropapiste » aux souverains territoriaux qui aspirent, pour leur part, à un pouvoir total de style quelque peu byzantin. La querelle débute en 962, quand Otton le Grand s’empare de la Couronne d’or pour créer le Saint Empire romain germanique qui ne disparaît formellement qu’en 1805.
Toutefois, avec des rebondissements étalés sur des siècles, elle se solde non par le triomphe de l’un des deux aspirants à un pouvoir qui, dans ce cas, eût été indistinctement politico-religieux en toute hypothèse, mais par un partage de l’autorité qui a dissocié en Occident le religieux du politique. En restaurant le principe un temps oublié du « Rendez à César » et du « Rendez à Dieu », l’Église croyait devoir l’emporter vis-à-vis d’un empereur soumis lui aussi à la suprématie divine. En réalité, ainsi quel ’a bien vu l’historien allemand Otto Hintze, elle ne va aboutir dans la pratique qu’à absorber « le magique et le sacré » pour son propre compte, en libérant ainsi les sociétés occidentales des limitations qui « barraient le chemin de la rationalité et de l’intensification des activités économiques et sociales » [10]. Au-delà, par un effet pervers de sa tactique qui consistait à témoigner quelque complaisance à l’affermissement des petits royaumes périphériques qui bloquaient l’expansion du Saint Empire, l’Angleterre et la France en particulier [11], l’Église a contribué involontairement à la consolidation des premières monarchies en voie de sécularisation qui préfiguraient l’État absolutiste puis l’État moderne. En vertu de sa tolérance spéciale visant à diviser pour régner, elle les a aidées à tremper le ressort d’une légitimité politique extra-religieuse, génératrice à son tour d’identités prénationales auxquelles les souverains ont œuvré avec méthode.
Bien que plus homogène à maints égards que l’Empire du milieu, l’Europe de l’Ouest apparaît en fin de compte comme une sorte de Chine manquée, qui aurait pu s’unifier en un empire mais qui s’est compartimentée à l’inverse en multiples espaces de souveraineté. Le simple fait de cette division territoriale est capital pour marquer son contraste avec l’est et le centre du continent, soumis longtemps dans un cas à une domination impériale effective, dans l’autre au rêve inassouvi de l’unité germanique. Il est clair, d’abord, que la fragmentation politique de l’Europe occidentale a offert à l’éclosion de la liberté et de l’imagination sociale ou économique des facilités introuvables dans les vastes ensembles impériaux : ce qui était interdit en un lieu de pouvoir pouvait être permis dans l’espace voisin, cependant qu’il allait de soi que des unités politiques de dimension relativement réduite se prêtaient mieux que des monstres territoriaux à un exercice quelque peu permissif et consensuel du pouvoir. Il est non moins raisonnable de penser, par ailleurs, que des « identités d’État » dotées d’une certaine cohérence ont eu plus de chances de s’affirmer dans des pays de taille petite ou moyenne que dans des immensités nivelées en apparence seulement par des autorités monolithiques. De plus, un facteur supplémentaire intervient pour expliquer la spécificité de l’Europe de l’Ouest. S’ajoutant à celui représenté par l’effet sécularisateur de la rivalité des deux pouvoirs spirituel et temporel, ce facteur s’inscrit dans la nature spécifique de la féodalité occidentale et dans ses conséquences multiples.
Fernand Braudel suggère que cette féodalité diviseuse trouve sa source quand Charles le Chauve (838-877) – parti se faire couronner empereur à Rome – doit repasser les Alpes en hâte afin de faire face à la sédition des grands seigneurs de son royaume anarchique. En fait, il lui faut signer à la veille de sa mort, en 877, le capitulaire de Kiersy-sur-Oise par lequel il cède devant leurs exigences d’autonomie. Mais ce qui importe davantage est la nature de cette féodalité occidentale. Elle représente d’abord un système de pouvoir éclaté, exercé par une noblesse de fief assurée à titre héréditaire de ses possessions territoriales, contractant des engagements volontaires de vassalité ou de suzeraineté avec d’autres seigneurs sans perdre pour autant son indépendance matérielle et politique. On voit la différence avec la noblesse de service orientale, précaire, subsistant depuis le XIe siècle grâce à l’usufruit d’apanages concédés de manière révocable par l’autocratie en gestation. De plus, cette différence s’accompagne de celle qui oppose le paysan slave, assujetti à la propriété indivise communautaire puis à un servage totalement répressif, au serf occidental qui, « d’une large façon, possède la terre, [même] s’il lui est attaché » [12]. Enfin, la féodalité de l’Ouest fonde un système de valeurs individualistes au travers du code de l’honneur chevaleresque, qui valorise non seulement le raffinement des mœurs mais, également, l’exploit et la réussite personnels. Or, par imitation ou par contagion, ce code va s’étendre au clergé qui cultive déjà l’effort intellectuel, bientôt aux bourgeois des villes qui verront dans leur prospérité nouvelle le signe d’un succès digne d’être honoré.
C’est ainsi qu’une société légitimement organisée dans la fragmentation féodale et dans ses interstices urbains ou ecclésiastiques préexiste dans cette partie de l’Europe au développement des États monarchiques centralisateurs. À l’initiative de l’Église, c’est sur cette base préalable qu’elle se dote des institutions représentatives médiévales appelées selon les lieux états généraux, diètes, Cortes, maisons des communes ou des seigneurs, dans lesquelles siègent face au pouvoir royal les mandataires des trois ordres de la noblesse, du clergé et de la bourgeoisie [13] au moment même où les diètes slaves disparaissent ou ne rassemblent que les représentants de l’aristocratie (ainsi la diète polonaise, le Sjem qui a conservé cette appellation aujourd’hui, où les seigneurs élisaient leur roi à partir de 1572). Il serait abusif d’établir un lien entre cette poussée libératrice des sociétés occidentales et l’émergence d’identités politiques à l’envergure d’un pays. Il se peut même qu’elle l’ait retardée en renforçant plutôt des libertés et solidarités toutes locales, à l’inverse de ce qui se produit chez les Slaves avec l’apparition très ancienne d’un sentiment de « russité » chez les sujets des princes de Kiev puis de Moscou puis du tsar. En revanche, il ne fait pas de doute que l’ancienneté de la composante civique du sens national en Europe de l’Ouest doit beaucoup à cette origine médiévale et que ces bases historiques ont manqué dans une Europe de l’Est ou du centre marquée au premier chef par les clivages ethno-religieux entretenus à dessein par les empires.
Le néo-servage oriental
L’imposition tardive du servage dans l’Europe centrale et orientale approfondit encore ce partage, le long d’une frontière qui reproduit presque exactement celle, toute récente, qui séparait l’ex-monde communiste des démocraties occidentales. Du XVe au XVIIIe siècle, le servage disparaît largement de l’Europe de l’Ouest dans ses effets les plus brutaux, alors même qu’il s’établit à l’Est avec une intensité sans pareille. Parallèlement, si l’absolutisme monarchique s’installe au même moment dans les deux régions, il n’y possède ni le même visage ni la même signification. À l’Ouest, l’absolutisme royal peut s’interpréter comme « une compensation pour la disparition du servage », dans un environnement économique de plus en plus urbain dont l’appareil politique féodal a perdu le contrôle qu’il accepte de voir assumer désormais par une monarchie centralisée. En revanche, l’absolutisme oriental se définit davantage comme la « machine répressive d’une classe féodale qui venait de supprimer les libertés communales traditionnelles des classes pauvres », comme un « instrument de consolidation du servage dans un environnement purgé de toute vie autonome ou de toute résistance des villes », visant à « implanter un monde nouveau par le haut et par la force » [14].
Ce croisement qui reconsolide la division de l’Europe se comprend d’abord à la lumière de la crise qui ébranle toutes les économies aux XIVe et XVe siècles, qui s’intensifie au XVIe et qui entraîne la réaction seigneuriale du deuxième servage à l’Est aussi bien que la fuite dans l’absolutisme à l’Ouest. Mais il faut considérer, également, la menace militaire accrue que ce dernier fait peser sur l’Europe centrale et orientale. Celle-ci doit se défendre avec des moyens humains et techniques très inférieurs, face spécialement à la Suède à l’apogée de sa puissance. D’où la mobilisation forcenée de toutes ses ressources, dans le cadre typique de ce contre-absolutisme du néo-servage qui caractérise aussi bien l’Électorat de Brandebourg dont procède la Prusse que la Russie. Plus généralement, cet asservissement des paysans touche non seulement les pays slaves et orthodoxes mais aussi le domaine autrichien, une grande partie de l’Allemagne, la Hongrie, la Bohême, les pays baltes et la Pologne, en résumé des fractions de l’Europe rattachées au christianisme romain, occidentalisées partiellement dans leur économie et fortement dans leur imaginaire, mais refoulées d’un coup vers l’espace oriental.
Dès 1593, les moujiks russes, déjà considérés comme des hommes inférieurs [15], perdent le droit de changer de maître à la fin de chaque année agricole, en attendant que le deuxième servage soit légalement établi en 1648 jusqu’à son abolition de 1861. Et c’est à peu d’intervalle, en 1653, que les paysans du Brandebourg se trouvent à leur tour enchaînés à la terre, puis que le phénomène s’étend à la Hongrie, à la Bohême, à la Pologne, aux terres baltes. De plus, l’asservissement frappe aussi la noblesse de manière différente. Celle de Russie se trouve cataloguée bureaucratiquement entre de multiples grades, commise à la gestion de l’immense « sovkhose » impérial. Il en va de même dans le Brandebourg et en Prusse-Orientale, où la charte de 1653 lui réserve un sort assez analogue, où les Landtags perdent tout pouvoir après 1683, où s’instaure ce que Barrington Moore appelle la « révolution agricole répressive ». En outre, si l’aristocratie étend sa mainmise sur les paysans sans perdre sa dignité en Hongrie et en Pologne, elle ne s’orientalise pas moins par le fait même d’une féodalisation qui disparaît à l’Ouest. Ceci sans parler de cas extrêmes comme celui de la Lituanie, sortie de l’orthodoxie et passée au catholicisme avec le baptême de Jagellon en 1386, mais retournée vers l’Est avec le néo-servage puis son inclusion dans le domaine des tsars.
Tel est le parcours fondateur des trois Europes marqué successivement par l’avancée puis le recul de celle de l’Ouest, la soumission tardive de l’Europe de l’Est aussi bien que centrale au servage, ainsi que par l’étouffement des faibles prémices d’indépendance de la société dans sa portion orientale. De ce déphasage découleront le progrès industriel de la première et la stagnation rurale des deux autres, sauf en Prusse et en Bohême, également des cheminements politiques divergents caractérisés d’un côté par l’essor des régimes représentatifs puis de la citoyenneté démocratique, de l’autre par des régimes militaro-bureaucratiques qui ne céderont que devant la communisation finale. Quant aux identités collectives qui vont éclore partout, elles porteront nécessairement la trace de ces antécédents contrastés, inscrits à l’Ouest dans un principe de consentement volontaire relatif, et à l’Est dans celui d’une sujétion à l’autorité.
L’énigme de l’Europe centrale
L’Europe centrale se détache mal dans cette topographie dualiste issue de la division de l’Empire romain, du schisme orthodoxe et catholique ainsi que du second servage. De plus, c’est à peine si elle le fait davantage au regard de I ’expansion turque. Les Turcs sont ailés jusqu’à Vienne, et ils ont tenu encore la Hongrie pendant les trois premiers quarts du XVIIe siècle. Pourtant, il ne viendrait à l’esprit de personne de « refouler » l’Autriche ou même la Hongrie dans l’orient de l’Europe, ni même dans son fourre-tout balkanique réservé à la Serbie, à la Macédoine, à la Bulgarie, à la Roumanie et à l’Albanie. C’est que la contre-offensive des Habsbourg a stabilisé une marche médiane entre les deux Europes extrêmes au tournant du XVIIe et du XVIIIe siècle, qu’elle a aggravé sa fragmentation ethnique, qu’elle l’a installée plus fermement dans son assise culturelle catholique face à l’Europe orientale orthodoxe et « ottomanisée », et qu’elle a conforté par là son imaginaire tourné vers l’Ouest en dépit de sa nature réelle des plus composites.
Cet imaginaire mérite son nom parce qu’il est proprement subjectif. D’un point de vue polonais, la Moscovie est devenue l’État barbare. Du point de vue des Russes, la Pologne s’est trouvée assimilée à un monde romain germanique perçu comme hérétique. Bien entendu, les deux visions étaient et demeurent abusives, strictement mentales, réciproquement repoussantes, et tout autre devrait être le repérage plus objectif des traits d’une Europe centrale qui s’est voulue occidentale sans posséder vraiment les attributs de l’occidentalité. Il faut donc suivre Jacques Rupnik quand il pose que c’est la distance même entre la subjectivité de l’imaginaire centre-européen et la matière réelle qui le contredit qui définit la Mitteleuropa : « Le paradoxe de l’Europe centrale, écrit-il, c’est le décalage entre son adhésion à la civilisation, aux idées politiques et aux institutions occidentales, et les réalités de son développement économique et social, ainsi que son morcellement ethnique » [16]. Mais le constat de ce paradoxe laisse la difficulté entière quand il s’agit de localiser cette identité surtout mentale par rapport à celle de l’Europe de l’Ouest et, plus encore, de l’Est.
La Hongrie, la République tchèque d’à présent, la Pologne, la Slovénie, la Croatie et la Slovaquie ont convoité l’Occident tout en sachant que cet objet de leur envie restait éloigné, illusoire bien qu’à des degrés divers (fort peu dans le cas tchèque, assez peu dans la ville de Budapest, infiniment plus ailleurs). Rupnik détaille à ce propos des critères qui permettent d’analyser cette ambiguïté. Sur le plan de la culture intellectuelle, des valeurs, de la religion, l’Europe centrale se présente bien comme un « Occident kidnappé » selon la formule de Milan Kundera [17]. En revanche, dans le domaine économique et social, elle s’est caractérisée, avec des exceptions notables mais circonscrites avant tout aux zones urbaines, par son arriération, des traces profondes du servage tardif, l’absence de dynamique capitaliste d’envergure et la suprématie de l’État sur des sociétés soumises ; en résumé par sa très grande proximité de l’Europe de l’Est à ce niveau, si l’on met de côté la partie moderne de la Tchécoslovaquie d’avant 1939 et la fraction prussienne et saxonne de l’Allemagne. Politiquement, de plus, l’Europe centrale a été le théâtre d’un « libéralisme manqué » selon l’expression de Rupnik. C’est-à-dire qu’elle a été, de la fin du XIXe siècle jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, la victime de gouvernements autoritaires et oligarchiques qui revêtaient parfois le visage de dictatures ouvertes ou, plus fréquemment, de régimes parlementaires parodiés, recourant à des simulacres d’élections mais reposant en fait sur le pouvoir réel des notables terriens, d’une bureaucratie d’État et de l’armée. Dans ce tableau, la Pologne s’est inscrite, sous la conduite du maréchal Pilsudski, dans le registre de la dictature pure et simple, tandis que la Hongrie de l’amiral Horthy a constitué l’exemple le plus typique d’un pays où les élections ne faisaient jamais que confirmer l’hégémonie d’un parti dominant inamovible, au prix d’une manipulation du mode de scrutin. De leur côté, après des tentatives de gouvernement parlementaire plus ou moins brèves et agitées, les pays baltes ont succombé également à l’autoritarisme pendant l’entre-deux-guerres.
Cet inventaire n’est toutefois véridique qu’à la condition de ne pas y inclure la Tchécoslovaquie qui le dément assez largement. Mais le problème majeur tient à ce qu’il ne singularise pas à proprement parler l’Europe centrale, dans la mesure où il pourrait s’appliquer presque autant à celle de l’Est exception faite de la Russie. La Roumanie, la Bulgarie et l ’ex-Yougoslavie d’avant la Seconde Guerre mondiale, en particulier, se caractérisaient par un retard économique et social seulement un peu plus marqué qu’en Hongrie par exemple. De même, le travestissement électoral d’un jeu politique autoritaire dans sa réalité s’y vérifiait exactement comme en Europe centrale, avec sans doute une instabilité gouvernementale plus forte mais, aussi, des épisodes démocratiques remarquables si l’on considère le triomphe éphémère des partis paysans dans la Bulgarie et la Roumanie des années 1920. Quant à l’identité occidentale imaginaire qui aurait représenté le trait distinctif des habitants de la Mitteleuropa, mieux vaut parler à son propos de nuances subtiles. Partout, à l’est comme au centre de l’Europe, les tenants de l’occidentalisation et ceux des traditions ethnolinguistiques ou confessionnelles se sont affrontés, avec cette unique différence que les Européens « centraux » se plaisaient à se réclamer de l’histoire très lointaine de leurs royaumes catholiques [18] tandis que leurs homologues orientaux avaient peine à se dégager de la mémoire de leur appartenance à la mouvance orthodoxe du christianisme ainsi que de leur soumission plus longue à la domination turque.
Le concept d’Europe centrale apparaît ainsi évanescent et arbitraire, trop fragilement fondé sur des réalités nivelées par surcroît par l’emprise communiste d’après 1945. Mais il existe dans les esprits des intéressés comme des observateurs extérieurs. Par conséquent, qui cherche à élucider sa portée doit aller au-delà des considérations trop vagues sur le caractère intermédiaire de l’identité centre-européenne. Plus au fond, l’élément de différenciation interne de l’autre Europe procède pour partie de la tradition de rigueur administrative relative qui fut le propre de l’ancien domaine des Habsbourg, en définitive d’un complexe de supériorité des « centraux » face à la bureaucratie réputée orientalisée des pays qui lui sont demeurés étrangers. Il procède, davantage encore, de variations dans la relation villes-campagnes telle qu’elle a existé avant 1950.
Dans l’Europe tant centrale qu’orientale, la référence à l’Occident était urbaine, et l’attachement aux spécificités ancestrales rural, ou typique de bourgs demeurés ruraux pour l’essentiel. Avec une grande clarté dans l’expression, les libéraux hongrois se sont ainsi vu qualifier d’urbanistes sans référence aucune à l’urbanisme ou à l’architecture, tandis que leurs adversaires traditionalistes ont pris le titre d’agrariens ou de populistes. Bien que de manière moins explicite en général, le même clivage politico-culturel entre les villes et les campagnes s’est retrouvé partout, de la Russie des slavophiles et des occidentalistes à la Serbie, en passant par la Pologne où Pilsudski incarnait le modèle de la nation abstraite à la française et Dmowski celui de la communauté ethnique et culturelle. Qui plus est, cette dichotomie resurgit depuis 1989, y compris au sein des anciens partis communistes qui s’alignent selon les pays du côté des libéraux occidentalistes, comme en Hongrie ou en Pologne, ou de celui des particularismes nationaux comme en Bulgarie, en Roumanie et en Russie. Reste que cette-configuration dualiste n’a pas été uniforme. Jusqu’à la période communiste, le poids des villes et de l’imaginaire occidental est resté moins important que celui des campagnes et de l’identité traditionnelle orthodoxe dans les sociétés de l’Europe orientale. En revanche, il a tendu à l’emporter de plus en plus en Europe centrale, en y faisant apparaître la mentalité populiste de la paysannerie comme un obstacle à son « européité ».
Commentaires