Le mouvement #Mavoix s’est créé en 2015 en vue d’une expérimentation démocratique autour des élections législatives de 2017. L’objectif était de présenter comme « candidats » des citoyens tirés au sort qui, s’ils avaient été élus, auraient eu pour rôle de « voter » à l’Assemblée Nationale, uniquement en reproduisant le vote des citoyens exprimé sur une plateforme virtuelle (Et si plusieurs porte-voix avaient été élus, ils auraient exprimé ce vote de manière proportionnelle).
Le principe était donc de « pirater [1] » l’institution parlementaire, d’utiliser son fonctionnement légal pour le modifier (symboliquement) et l’orienter vers un système de participation directe.
L’affiche de la campagne était constituée d’un miroir (on pouvait en effet se voir en reflet) et d’une question (Qui vous représente le mieux ?)
Le mouvement a présenté quarante-trois « porte-voix » (et leurs suppléants), tous tirés au sort (parmi environ 500 volontaires), et a obtenu dans le nombre de circonscriptions correspondants des résultats oscillants entre 0,20 % des voix et 1,50 %.
Le mouvement n’a jamais pris la moindre forme juridique (association, parti, etc.) et a toujours voulu garder un fonctionnement horizontal (selon le terme consacré). Les financements de la campagne se sont faits uniquement par dons (les participants assurant les rôles de mandataires financiers).
Le mouvement a concerné une trentaine de groupes locaux sur l’ensemble du pays (principalement en zone urbaine), qui travaillaient de manière relativement indépendante. Ils se réunissaient régulièrement pour mettre en commun leurs expériences et traiter les problèmes globaux, soit de manière virtuelle (chaque semaine) soit dans une localité choisie (tous les mois ou tous les deux mois à peu près). Une permanence virtuelle était assurée un jour par semaine pour expliquer le principe aux nouveaux intéressés, un autre jour pour former les mandataires financiers.
Ayant participé à ce mouvement, mon propos n’est pas ici d’en détailler le fonctionnement [2], mais plutôt de dégager une série de questions et de réflexions plus générales, à partir de mes observations (ainsi que celles que j’ai pu faire dans d’autres initiatives similaires).
Il me semble que ces problèmes peuvent être pertinents pour d’autres mouvements qui travailleraient à élaborer des procédés de démocratie directe.
1 – Cultures Numériques et héritages de la pensée pirate
La proposition centrale de #Mavoix – une plateforme de vote virtuelle, qui aurait pu être suivie d’une plateforme de débat en ligne – l’inscrivait directement dans la logique des cultures numériques. Le mode de pensée caractéristique des communautés constituées autour des logiciels libres, des Fablabs et autres projets numériques basés sur les communs imprégnait le mouvement [3].
Si la figure de l’amateur (ou du contributeur) est souvent mise en valeur dans ces initiatives (figure du citoyen acteur, qui participe à la production et à l’échange de savoir-faire) ; on peut néanmoins regretter un certain manque de lucidité critique, typique du cyber-utopisme, qui occulte toute la part négative, absolument évidente, des pratiques virtuelles qui nous submergent aujourd’hui.
L’invasion des smartphones et l’utilisation ultra-intensive des outils numériques entraînent une fragilisation de l’espace privé (toutes nos données sont accessibles à tout moment, vendus en permanence par des agences de courtage, utilisées pour des ciblages lors des campagnes politiques, surveillées si besoin par les agences d’espionnage) et une fragilisation concomitante de l’espace public (baisse de l’engagement général, baisse des liens de proximité, de la valeur des rapports en face-à-face, disparition des lieux de discussions informels et chute drastique de la participation à la vie politique). Les problèmes associés au matériel, à l’énergie, et donc au modèle économique nécessaire pour faire tourner les machines posent des limites évidentes à une réappropriation démocratique et citoyenne.
L’économie de plateforme et des industries sociales repose en bonne partie sur l’addiction, sur la saturation (jamais de déconnexion) et sur des logiques de stimulations extrêmes. L’impulsivité grandissante, la chute des capacités d’attention minimales, l’augmentation du stress et de l’angoisse (voire des états dépressifs), l’appauvrissement de l’expérience, les problèmes de fatigue et de sommeil font partie d’une longue liste de problèmes psychologiques associés aux écrans [4].
Les médias numériques favorisent des liens désincarnés, qui ne font référence qu’à des personnes tronquées, en partie vidées de leur substance et on imagine mal l’individu démocratique, responsable, concerné par le destin de sa communauté, capable de s’investir dans des décisions difficiles, émerger du shopping virtuel, des paris et des jeux en ligne, de la pornographie massive, de la consommation orgiaque de séries, ou d’un misérable fil de conversation Twitter.
Pour prendre des décisions ensemble, pour se reconnaître comme une communauté et fonder les bases d’une démocratie consistante, il faut partager une culture, un imaginaire collectif et un monde implicite commun. L’ancrage sociologique solide que demanderait une société démocratique, le besoin d’un imaginaire partagé ne viendra pas de pratiques qui favorisent la désocialisation, la déculturation, l’individualisation et la déterritorialisation [5].
Il n’est pourtant pas rare de voir les mouvements de contestation ou de proposition sociale s’empaler dans la logique des « réseaux sociaux » de manière assez naïve.
Mavoix s’était à dessein écarté des médias traditionnels (TV, journaux, radios) afin de revendiquer la pratique d’un journalisme politique différent, qui s’éloigne de la personnification, du sensationnalisme et des débats extrêmes visant à créer de l’audience sur la base d’affrontements. Le but, plus que louable, était de stimuler des méthodes différentes en demandant aux journalistes de s’adapter à nos manières de faire.
Mais n’est-il pas déconcertant de voir le mouvement utiliser dans le même temps Facebook comme vitrine centrale d’information, avec des membres qui se dédient spécialement à la publication quotidienne de posts souvent peu pertinents, pour exister dans le flot chaotique de nouveautés insignifiantes qui favorisent le court-terme ?
Si le modèle d’information des médias traditionnels posent des problèmes évidents à la démocratie, celui des plateformes sociales dominantes est peut-être encore plus pernicieux [6]. Il s’agirait de faire preuve encore une fois d’un peu de cohérence sur le sujet.
En marge de cette polarisation numérique, la campagne se faisait sous l’égide d’un proverbe Hopi (« Nous sommes celles et ceux que nous attendions »), un peuple traditionnel amérindien.
Ce genre de grand écart entre une défense parfois naïve de la technologie et un primitivisme bon marché est assez déconcertant. Cela est-il caractéristique des mouvements issus des milieux informatiques, et de leurs contradictions évidentes, en partie dues à une absence d’ancrage local et à une absence de culture politique (Anonymous, culture Hacker, cryptomonnaies, etc) ? En tout cas ce n’est pas avec un brin de pensée magique que l’on va transformer l’« apathie narcissique » de l’individu numérique, le « conformisme passif » qui le caractérise, en une activité politique et citoyenne pertinente.
2 – Le paradoxe de l’ordre et de l’organisation
Il y a quelque chose que j’ai trouvé extrêmement intéressant (et hautement paradoxal) dans le mouvement #Mavoix et qui me semble mériter l’attention. Le mouvement s’étant accroché au processus des législatives, son ordre du jour était en fait largement dicté par celui de l’élection (et donc de tout son appareil légal). Ce que nous devions faire (trouver des porte-voix, définir les conditions d’éligibilité, les inscrire officiellement en tant que candidats, trouver des financements, rédiger un document de propagande, créer une affiche, coller des affiches de telle date à telle date, etc.) était encadré par le processus électoral et devait se conformer à un cahier des charges préexistant (et très précis).
Il ne s’agit pas ici d’entrer dans un débat concernant la radicalité de ce mouvement (#Mavoix serait facilement jugé comme un mouvement dépourvu de radicalité du simple fait qu’il ait essayé de passer, bien que de manière différente, par l’élection et le vote). Il s’agit plutôt de se demander si l’existence d’un cadre précis n’est pas un moteur intéressant.
Le calendrier très balisé des élections offraient une structure lisible et des tâches très concrètes à effectuer pour les participants durant la campagne. L’impression de ne pas partir de zéro, de ne pas brasser du vent, de ne pas simplement discuter pour discuter a beaucoup motivé les gens.
On sait que les mouvements de critique politique ou sociale peuvent s’épuiser très vite par manque d’objectifs définis. C’est d’ailleurs très souvent la recherche de l’ordre dont tout le monde a besoin qui finit par les dégonfler de l’intérieur, lorsqu’ils sont incapables de faire naître des pratiques concrètes.
3 – L’horizontalité
Je crois que c’est la question qui m’a paru la plus confuse dans le mouvement et qui m’a valu le plus d’incompréhension. Bien que beaucoup de choses différentes aient été comprises sous le terme d’horizontalité (égalité, liberté d’initiative, absence de contrainte, absence de personnification, absence de hiérarchie, absence de structure, etc.), il a été un des piliers du mouvement, un des principes fédérateurs apprécié par quasiment tout le monde.
C’est peut-être parce que je comprends et défends moi-même quelque chose qui se rapproche un peu (vaguement) de cette soi-disant « horizontalité » que j’en vois également les limites dans la pratique (et donc l’importance d’être clair avec ce que cela veut dire).
Par exemple, le mouvement ne procédait jamais à aucun vote. Ceux qui étaient présents, à tel moment, décidaient ensemble, sous un vague principe de consensus, parfois seulement sous-jacent. Cela m’a paru étrange et j’ai plusieurs fois soulevé la question : et si quelqu’un n’est tout simplement pas d’accord, même après discussion, comment est-ce qu’on enregistre son désaccord si on ne vote pas ? En quoi ces décisions sont démocratiques ?
Une personne m’a répondu qu’un groupe qui défend la démocratie n’a pas forcément à fonctionner de manière démocratique. Cela me semble une attitude habituelle et en vérité désolante, qui justifie des moyens différents de la finalité recherchée, sans se demander si la finalité n’en devient pas dès lors parfaitement illusoire. Comment imaginer une démocratie directe à grande échelle si on n’est pas capable de l’organiser pour quelques centaines de personnes ?
D’autres personnes ont évoqué (parfois à juste titre) que la manie du vote bloquait les initiatives. Et lorsqu’on défend un projet nouveau, il faut laisser les choses se faire naturellement. C’est en effet une problématique importante. Mais il se dégageait parfois une image étrange d’un mouvement où tout le monde était d’accord avec tout (même si ce n’était évidemment pas le cas). Voire un fantasme (larvé et parfaitement inconscient) d’une société du consensus. La priorité était donnée à l’action et à l’initiative, et tant que le groupe ne bloquait pas l’initiative, tout était permis.
Dans les propos publics, un va-et-vient permanent était fait entre l’autonomie des membres (« Mavoix ce n’est rien, c’est chacun d’entre nous, ce sont des individus ») et l’originalité du collectif (« Mavoix c’est nouveau, ça parle aux gens »), entretenant un flou bien pratique entre le collectif et les individus, pour ne pas avoir trop de comptes à rendre au groupe en tant que tel.
Dans les faits, certaines décisions qui concernaient l’ensemble des groupes locaux ont été prises sans que l’on sache comment la question avait été tranchée ni par qui. Par exemple, un débat important a existé sur l’organisation d’un tirage au sort local ou national, et un autre sur l’appartenance ou non des portes-voix à leur circonscription (est-ce qu’ils doivent habiter dans la ville où ils se proposent) ? Dans mon groupe local, nous avons organisé un vote pour savoir ce que chacun pensait. Ce vote n’a servi à rien et on a tout simplement appris que la question avait été tranchée à la suite de nombreux échanges et discussions (lesquels ? Par qui ?)
Je me suis aussi aperçu (à mon grand désarroi) que les références de plusieurs personnes impliquées dans le mouvement venaient du management [7]. Beaucoup de participants faisaient le parallèle entre le fonctionnement du mouvement et leur mode de travail. Ils voulaient transposer ces méthodes sur leur lieu de travail et importer l’horizontalité dans l’organisation et le management. Très bien, pourquoi pas. Mais est-ce qu’un mode de fonctionnement politique et un mode de fonctionnement d’une entreprise ou d’un collectif de travail sont directement comparables ? Ça me paraît pour le moins discutable. L’horizontalité comprise comme absence de hiérarchie pour faciliter l’initiative et créer un groupe « organique », pourquoi pas. Mais est-ce que ce modèle permet au peuple de se gouverner lui-même ? Est-ce que l’art du gouvernement n’est pas ici justement évacué ?
L’organisation démocratique n’a jamais posé de problème dans notre groupe local. Il y avait des fonctions définies (quelqu’un présentait un ordre du jour, une autre personne distribuait la parole et s’occupait des temps de parole, une autre personne prenait des notes) qui étaient occupées à chaque fois, si possible, par des personnes différentes. Et cela donnait un cadre structuré et ouvert à la fois, très apprécié par les participants (une petite centaine de gens, étalés sur plusieurs mois).
Dès qu’il fallait passer à l’échelon supérieur, c’était un peu plus compliqué.
J’ai par exemple posé cette question bête : Bon d’accord, nous sommes « horizontaux ». Mais imaginons, dans un groupe vaste ou dans une société réellement démocratique, qu’à la suite d’un vote, une décision importante soit prise avec seulement 60 % de votes « pour » (Imaginons quelque chose d’un peu contraignant, la pandémie nous fournissant plein d’exemples concrets : imposition d’un vaccin, fermeture de frontières, confinement général, couvre-feu, etc) Comment la majorité l’impose au reste des votants s’il n’y a aucune asymétrie nulle part ? Si tout est horizontal ? Comment les gens « abandonnent » leur propre avis et se plient à la décision du groupe ? La réponse bien bête est qu’ils risquent tout simplement de partir et de ne pas se soumettre (au nom de quoi le feraient-ils si on passe notre temps à décrédibiliser toute forme d’asymétrie, toute forme d’autorité ?).
Ce n’est qu’une manière bien simple de poser la question du pouvoir, qui est une pierre d’achoppement habituelle dans ce genre de regroupement nourri par le fantasme de sa disparition. On veut une démocratie directe où tout le monde ait le pouvoir en même temps. Soit. Mais qu’est-ce que cela veut dire ? Est-ce que cela a un sens ? Il faudrait l’expliquer de manière claire, parce que pour moi, ça n’en a pas.
Ça en a d’autant moins que le collectif avait tout de même pour visée l’Assemblée Nationale et l’écriture des lois. Question bête : à quoi sert-il d’écrire des lois si tout est horizontal et si tout est basé, comme cela a souvent été répété durant les mois de travail, sur la « confiance ». Si on se fait tous confiance, où est l’intérêt d’écrire des lois ? Si on se base sur la « bonne volonté », pourquoi établir des contraintes légales ?
On retrouve là, bien que larvé, le fantasme d’un monde sans conflits, sans heurts, sans problèmes. La recherche d’un monde différent où tous ceux qui ne sont pas d’accord auront comme par magie disparus. L’idée qu’un mouvement critique ne concernera que les gens a priori d’accord entre eux (oubliant toutes les tensions qui habitent une société).
Ce genre de mentalité, qui part d’une bonne intention, me semble difficilement compatible avec l’organisation d’un groupe ouvert, qui puisse intégrer des gens aux opinions et aux horizons réellement différents (ce qui est souhaitable). Plus l’horizontalité est forte, plus on risque de devoir se contenter de marcher avec ses pairs, les gens qui pensent ou vivent un peu comme nous. Il faudrait au contraire défendre une égalité de principe, tout en acceptant des asymétries ponctuelles (qui ne doivent pas être entre les mains de personnes particulières). Des fonctions de décisions qui soient remplies à tour de rôle par des personnes différentes qui respectent un certain ordre de route.
J’ai d’ailleurs noté l’absence de militants traditionnels dans le mouvement, l’absence de têtes de bois, l’absence de gens fortement critiques, l’absence de disparités fortes qui sont de toute façon très vite ingérables sous la forme d’une horizontalité pure et dure.
Dans un texte critique sur la disparition progressive de l’altérité [8], Jean-Pierre Lebrun réagissait aux tendances « horizontales » et égalitaristes à l’œuvre dans nos sociétés (dans un sens Tocquevillien) , au refus de la place d’exception, au refus de légitimité dont souffrent de plus en plus les directeurs d’école, les responsables de service, les personnes en position de décision. La question qu’il se pose est la suivante : s’agit-il de gouverner en tenant davantage compte des protagonistes ou au contraire s’agit-il d’éviter d’avoir à gouverner ?
Ce paradoxe me semble crucial pour un mouvement démocratique. En prônant une horizontalité totale, en refusant toute dissymétrie, tout déséquilibre temporaire entre les participants, on risque de ne pas affronter la question du pouvoir, la question de la décision, la question du dissensus. On risque de prôner un atomisme égalitariste plutôt qu’une vraie société autonome. On risque de créer une stratégie d’évitement, si typique des mœurs virtuelles et des personnalités fuyantes qu’elles produisent. Un fantasme d’égos sans communauté, sans devoirs envers cette communauté qui n’aboutirait à rien de bien démocratique mais simplement à l’anomie la plus délétère (qui ressemblerait à l’état de nature décrit par Hobbes, dans une version cyberpunk).
La démocratie me semble un régime où l’on a tantôt des responsabilités, et tantôt non. Ou l’on peut tantôt se faire entendre, et où l’on doit parfois se taire. Pas un régime à la carte où on peut faire ce qu’on veut parce que les autres n’ont pas le pouvoir de nous dire quoi faire, étant sur le même plan que nous.
4 – La jouissance d’une position minoritaire
Lorsqu’on participe à un mouvement qui a pour objectif, directement ou non, consciemment ou non, de changer le sens de nos modes de vie, de nos institutions et, de manière plus générale, de notre culture – aussi ambitieux et prétentieux que cela paraisse – il existe un risque élégant de fantasmer sa propre activité.
Ce risque est facilité par l’aspect souvent éphémère, informe ou fragile du mouvement. Le fait de n’avoir rien à organiser de décisif, de ne pas être aux commandes d’un projet majoritaire (dont on devra répondre devant une majorité de gens), de se situer à la marge, de baser son fonctionnement un peu plus sur la critique (le contre) que sur la proposition de fond concrète (le pour, toujours un peu plus flou et délicat), le fait, de manière plus générale, de pouvoir évacuer (ou faire semblant d’évacuer) les questions de pouvoir, de responsabilité, de dissensus, ceci créé une situation idéale que l’on a pas envie de voir changer (même si, théoriquement, elle a pour but de « changer la société »)
Quand on est dans une position minoritaire, voire ultra minoritaire – et alors même qu’on défend un projet de société qui n’a de sens que s’il vaut pour la plupart, comme c’est le cas de la démocratie directe – il arrive qu’on ne veuille pas sortir de cette position minoritaire, qu’on en jouisse et que l’on refuse d’affronter les questions hautement plus délicates de l’organisation, du pouvoir, de la responsabilité et des débats contradictoires.
Ne voulant jamais envisager d’entrer dans la majorité (parce que la majorité, ça craint, ce sont « les autres », le monde d’avant, voire le troupeau, les consommateurs, les endormis, rien de bien valorisant) on se met à défendre la démocratie directe, ou une société plus juste, ou non capitaliste, mais simplement pour son groupe, ses amis, ses camarades. La belle affaire. On est bien avancé avec ça, mais surtout, on se demande quel sens cela peut-il avoir.
Dès que quelqu’un avance des questions pénibles qui vont apporter des frustrations, des limites, de la distance, dès que l’on invoque les termes d’institutions, d’organisations, de méthode, de théorie, de réflexion un peu approfondie, dès qu’on suggère, paradoxalement, qu’il va falloir un jour abandonner l’impression de puissance confuse qui habite les pionniers d’un mouvement, on est renvoyé, au pire, dans le lit de la bureaucratie, du fascisme, de « celui qui reproduit les travers de la société capitaliste » (ou je ne sais quoi d’autre), au mieux, dans les habits de la personne ennuyeuse, rébarbative, qui n’a pas bien compris la dynamique et l’esprit du mouvement, censé nous libérer de tous les carcans. Il semble que passer par-dessus la spontanéité, l’improvisation, le neuf, le provocateur, le dissident ne soit ni possible ni souhaité.
Faut-il s’étonner que la transformation de ce genre de mouvements en quelque chose de solide, de concret, qui dure dans le temps, qui puisse concerner d’autres personnes que ses quelques membres initiaux, ne se matérialise jamais ? Faut-il s’étonner que beaucoup finissent par se rabattre sur des modes politiques traditionnels (partis, syndicats, manifs, marches, pétitions etc) qui n’ont que peu d’effets mais qui au moins ressemblent à quelque chose de construit ? (Faut-il s’étonner par exemple que Podemos succède au mouvement des indignés, que le RIC et la constituante d’Étienne Chouard soient les seules propositions timides qui aient émergés des gilets jaunes, avec l’habituelle déception, plus que prévisible, que ce genre de compromis apporte ?)
Il est difficile de ne pas voir là une envie de rester, en définitive, couvert par le système qui nous abrite, plutôt que d’affronter le vide de la nouveauté réelle, ses risques, ses affres, ses impasses. En gros toute la part de négativité que personne n’apprécie regarder en face.
Combien d’entre nous ont vu des gens clamer leur haine de l’état, de la bureaucratie, du système ou du capital en assemblée, et ensuite râler parce que leur RSA ou leur pôle emploi n’arrivait pas, parce que les trains étaient en retard, parce que la poste fonctionnait mal et que le colis commandé sur une plateforme marchande n’arrivait pas deux jours après ? Combien ont lancé des appels militaires à bloquer les universités et ont crié à l’injustice lorsqu’on leur a annoncé qu’ils n’auraient pas leurs examens ? Combien ont crié « à bas la propriété privée » tout en profitant de la maison secondaire de leurs parents (ou tout simplement n’importe quel bien personnel, sans quoi ils seraient complètement aliénés) ? Voilà une position typique de la jouissance minoritaire. Elle demande toujours que le système majoritaire, autrement plus puissant et efficace, assure nos arrières et nous permette de prendre des postures en fait inoffensives, infantiles et ridicules plutôt que d’assumer entièrement nos positions. Elle autorise un bavardage sans fin où il s’agit de déballer des théories plus séduisantes et radicales les unes que les autres sans assumer le tiers de leurs conséquences.
5 – Où est passé le sens du passé ?
Le sens historique me semble de plus en plus disparaître. Je n’entends pas par là une connaissance réelle, concrète, voire érudite des faits historiques. Elle ne concerne jamais qu’une toute petite minorité de la population. Mais plutôt la conscience de venir après d’autres personnes, d’autres époques, d’autres expériences. Plus on est saturé d’images et d’informations, plus on s’habitue à l’accès instantané aux contenus dans tous les domaines (à la vie privée des autres, aux œuvres culturelles, aux connaissances les plus vagues et les plus diverses), plus on semble oublier que d’autres ont construit des choses avant nous. Dans cet embrouillamini temporel, tout événement qui remonte à plus de quinze ans est aplati dans un vague Moyen Âge obscur et sans pertinence.
Plus profondément, notre époque produit le fantasme d’un sujet qui s’auto-engendre et qui peut effectuer tous les choix de vies possibles, sans aucun ancrage dans une culture précise, dans un temps et dans un lieu déterminé. On peut aujourd’hui changer d’identité et d’apparence physique à la carte, on pourra bientôt choisir sa nationalité dès ses huit ans, changer de parents au même âge, changer officiellement son âge sans plus aucune référence aux limites concrètes de l’expérience humaine.
Les gens ont de moins en moins l’impression d’être situés dans des histoires qui les dépassent et leur imposent certaines conditions de vie nécessaires à leur formation en tant qu’individu. Et la disparition du sens historique va dans ce sens.
J’exagère un peu, mais combien de fois ai-je vu des gens clamer que ce qu’ils faisaient au sein de #Mavoix (et d’autres mouvements similaires) était, paradoxalement, « historique », sans jamais s’appuyer sur aucune expérience antérieure (historique, justement), en repartant toujours de zéro, reproduisant toutes les erreurs les plus banales déjà entrevues mille fois par d’autres. Combien de fois ai-je vu des gens se penser à la pointe du temps alors qu’il lisait leur époque avec des schémas usés jusqu’à la corde et affreusement monolithiques ?
Ne parlons même pas du fait que la plupart de ces mouvements disparaissent dans le vent après quelques mois d’euphories et qui n’ont qu’un effet superficiel sur les structures de nos sociétés.
On ne doit pas se lancer dans un mouvement politique dans le but de laisser une trace dans l’histoire, de marquer l’histoire ou je ne sais quelle ânerie. L’histoire, elle sera écrite plus tard, par d’autres personnes. En revanche, avoir un respect pour l’histoire et le passé, c’est justement se débarrasser de la prétention de vouloir faire quelque chose d’absolument inédit et nouveau, qui me semble encore un trait particulièrement infantile et narcissique.
6 – Tout le monde participe, tout le monde est égal.
Un des problèmes des groupes démocratiques est de gérer l’inégalité de participation. C’est là un sujet pénible et délicat.
Lorsque tout le monde peut participer, il arrive (en permanence) que des gens disent des choses plus intéressantes que d’autres. Il arrive que certaines propositions, prises de paroles, initiatives soient terriblement médiocres, hors-sujets, voire gênantes. Cela pose des problèmes de pertinence, des problèmes de compréhension, des problèmes très simples de transmission d’information (la personne raconte des choses ouvertement fausses). Parfois des problèmes d’efficacité (lorsqu’on a des finalités concrètes à atteindre, ce qui arrive dans la vie réelle). Et même, lorsque l’occasion se présente, des problèmes de représentation (une personne parle au nom du mouvement, sans s’en rendre compte, et raconte littéralement n’importe quoi)
Or il n’est pas rare de voir un tabou s’instaurer devant ces flottements et ces déséquilibres inévitables, au nom d’une égalité supposée réelle entre tous les participants, qui empêche de formuler le problème.
Je crois pour ma part qu’il faut être en mesure de formuler ce problème et d’y apporter des solutions. Écouter pendant des heures des gens qui déballent leur vie privée, confondant assemblée politique et réunion de thérapie, des gens qui n’écoutent pas les autres et ne leur répondent pas, viennent étaler leur ego démesuré en public, des gens qui viennent faire de la publicité pour leur propre mouvement (qui évidemment détient la solution à tous les problèmes) des gens qui n’arrivent pas du tout à cerner le problème discuté, ou qui énoncent des choses complètement fausses ou extravagantes, des gens qui sont là pour séduire ou carrément chercher des partenaires sexuels (c’est commun), tout ça peut épuiser un groupe.
Je ne crois pas que c’est faire preuve de respect que de tout accepter sans commentaires, sans sélection et sans critiques.
Le fait d’ouvrir la participation à tout le monde ne doit pas, à mon avis, conduire à l’idée que tout le monde est en permanence égal quant à la qualité de la participation. Tout le monde est égal dans sa possibilité de participer, mais pas dans le contenu réel. Il y aura forcément des déséquilibres et ces déséquilibres, au lieu d’être niés ou esquivés, doivent être vécus et affrontés pour ce qu’ils sont, dans le but d’être résorbés le mieux possible.
Il faut arriver à maintenir en permanence le droit à tous de participer, tout en demandant une certaine qualité de participation (qui fonctionne comme idéal directeur). Cela fait partie de la responsabilité publique. Et cela est hautement difficile, demande beaucoup de tact, de l’expérience, de la mesure, surtout pour éviter qu’une élite pseudo-savante se détache rapidement du lot.
Qu’il s’agisse d’un problème d’intelligence, de sociabilité, d’éducation, de maturité, d’expérience, de santé mentale au fond importe peu (la plupart de ces termes étant au demeurant tabous parce qu’ils marquent une différence dans un mouvement qui se réclame d’une certaine égalité, et cela fait tache). Il y a des gens qui prennent la parole pour dire n’importe quoi, et ceci dans tous les collectifs ouverts, à visée démocratique, que j’ai connus. Évidemment, chacun aura une vision différente du « n’importe quoi », discours sans pertinence, discours inintelligible, ou insultant, volontairement provocateur, discours autobiographique ou nombriliste, sans rapport avec le sujet, peu importe.
L’impossibilité de tracer une ligne claire entre ce qui peut être dit ou non, ce qui a de la valeur ou non est un exemple parfait de la difficulté démocratique. Le fait de maintenir une ouverture à tous sans s’ouvrir au n’importe quoi est un problème redoutable. Ce ne sont que deux exemples qui montrent qu’un projet démocratique est tout sauf une idylle et une utopie rêveuse. Elle demande une grande force de caractère partagée par une grande partie de participants (et non pas une culture du laisser-aller).
Ne pas formuler ces asymétries comprend au moins deux risques : la mise en avant implicite et inconsciente des autres membres. On fera tout pour éviter le « boulet », le « lourd », le « teubé », le « dépressif », « le « militant », « l’intello », « le type connu », « le salace », « le clodo », « la racaille », « l’handicapé » que sais-je encore, et on préférera donner la parole aux autres, jugés plus intéressants, mais sans jamais le formuler clairement. Des mini-groupes d’affinités se créeront. Au lieu de fonder un « esprit » démocratique, de faire naître une responsabilité autour de la parole, de participer à une éducation collective, de créer un sens commun, où tout le monde est apte à se regarder tel qu’il est, sans se croire ce qu’il n’est pas, à accepter les bêtises qu’il dit tout comme les choses pertinentes qu’il propose, on glissera subrepticement, à travers des non-dits, dans un entre-soi sous-entendu, avec une gestion qui aura lieu en coulisse. L’autre risque est de voir le groupe se déliter, à force de perdre de l’énergie dans le vide : l’éducation doit faire partie du groupe lui-même, non pas la complaisance, le laisser-aller ou le « tout le monde il est gentil tout le monde il est beau ». Un collectif démocratique n’a pas à être un collectif de bras cassés.
Je pense qu’un projet démocratique repose sur une acceptation de l’altérité radicale, que toute tendance à la fusion, au grand accord, au grand amour ne pourra qu’handicaper à la racine. Plus un collectif est à même d’intégrer des personnalités différentes, des points de vue différents et des expériences de vie différentes, plus il gagne en consistance.
Plus on est en mesure d’entendre et d’écouter quelqu’un qui pense ce qu’on ne pense pas, de respecter cette pensée, et d’y réagir posément, plus on tend vers une certaine mentalité démocratique.
7 – Utilisation des frama-pads et écriture en commun
Lorsque #Mavoix devait rédiger des textes au niveau national (par exemple le texte de propagande pour l’élection, le document recto verso que les gens reçoivent dans leur boite aux lettres en guise de présentation) il était naturel d’utiliser des logiciels libres et ouverts, comme framapad. Le but étant d’écrire le document tous ensemble.
Ce genre de pratique m’a, personnellement, très vite épuisé. L’écriture en commun est en soi une chose difficile. Écrire un texte à quatre ou six mains est déjà un exercice délicat, si l’on veut que le texte conserve une ligne directrice, que le texte ait un sens et ne soit pas un patchwork qui cherche à satisfaire un peu tout le monde. Cela demande de vraies capacités (stylistique, ).
Si l’on écrit un texte à quarante, on peut imaginer qu’il en ressort un désordre sans queue ni tête qui aboutit, finalement, et de manière bien paradoxale et grotesque, à une lutte au plus consensuel, une sorte de lutte darwinienne où celui qui paraîtra le moins saillant verra ses mots conservés. Et on en vient à désigner implicitement une ou deux personnes, celles qui colleront plus au mouvement que les autres, pour pouvoir trancher dans le texte et en éditer une version finale.
Encore une fois, il me semble qu’on règne là en pleine confusion. Le fantasme de vouloir tout faire tous ensemble en même temps, dans un délire d’adéquation générale permet de rayer toute réflexion sur une participation réellement démocratique, et de passer par-dessus le problème central de l’altérité. Le risque est de produire des situations désordonnées où ceux qui ne se reconnaîtront pas dans le résultat, ne voyant aucun procédé précis se dessiner, n’auront qu’à s’en aller.
8 – Question de taille
Un mouvement comme #Mavoix montre à quel point les gens apprécient avoir une place dans un groupe qui fait quelque chose qui leur semble avoir du sens. Ce sentiment est très important. En effet si une démocratie directe se mettait en place, si elle concernait donc des communautés de taille importante (de quelle taille ? Ce point est important et délicat), pourrait-on garantir à tout le monde d’avoir une place réelle dans le jeu des décisions, des débats, des prises de positions et des rôles à responsabilité ? Il me semble que la réponse est négative.
Or c’est un des moteurs de ce genre de mouvement : avoir l’impression de se sentir utile et d’exister dans un collectif. Avoir l’impression de faire des choses qui comptent. La démocratie repose sur une idée de la responsabilité publique partagée, mais aussi sur l’impression d’être partie [prenante] de quelque chose.
C’est ici, il me semble, que la partie « culturelle » et sociale de la démocratie devrait être mise en avant (au lieu de la limiter à son aspect politique).
9 – L’institution fait peur
#Mavoix avait pour objectif (vague et général) de remettre le citoyen au cœur de l’écriture et du vote des lois. Or dès qu’il m’arrivait de parler d’institution et d’organisation, en essayant de voir plus loin que le mouvement lui-même, en me concentrant sur ses finalités, sur les changements plus fondamentaux qu’il supposait, cela entraînait des réactions dubitatives, voire parfois négatives. On me renvoyait souvent à l’aspect « expérimental » du mouvement, dont le but était avant tout d’essayer, de tâter le terrain, sans a priori (ce qui me semblait une belle manière de se dédouaner de toute affirmation un peu plus concrète, de garder un aspect insaisissable très commode).
De même, le mouvement se présentait comme un mouvement « sans programme », mais lorsque certains essayaient d’expliquer que la démocratie, c’est tout un programme, qu’il faut savoir la définir (on se rend compte qu’on peut comprendre beaucoup de choses derrière ce terme), l’incarner et, surtout, en prolonger les conséquences au niveau social et culturel, cela paraissait hors de propos, ou peu engageant. L’étiquette « sans programme » était (j’imagine) censée attirer tous ceux qui ne se reconnaissaient pas dans la politique de parti et n’avaient pas envie de se faire « raconter des salades ». Il s’agissait donc d’éviter de raconter d’autres salades, quitte à ne pas raconter grand-chose et à se reposer sur une mystique sous-entendue de l’auto-organisation. Donc la théorie, ce sera pour plus tard.
Des mots comme institution ou organisation ont eu souvent assez mauvaise presse. Lorsqu’on suggère qu’à un moment ou à un autre, il faudra accepter de changer de forme, de statut, de se structurer différemment, pour que la finalité recherchée (ici la démocratie directe) puisse réellement s’incarner et se confronter plus largement à la réalité (qui est plus ingrate que notre imagination), ça passe mal, et cela peut être vu comme une trahison de l’esprit. On a envie de rester libre et léger, on a envie d’expérimenter et de voir ce que ça donne, comme des photons qui apparaissent et disparaissent au gré des observations.
Je crois malheureusement qu’en restant coincé dans leur « spontanéité » plus ou moins prononcée, les mouvements qui visent à modifier nos modes vies et notre situation politique ne peuvent pas survivre à l’activité de leurs membres initiaux, et en cela, ils ne font qu’apparaître et disparaître sans laisser beaucoup de traces.
C’est pourtant un des problèmes qui me semble des plus fondamentaux. Que l’on soit un indigné, un gilet jaune, un décroissant, un nuit deboutiste, un manifestant quelconque, il arrive très vite le moment où, après avoir rejoint les autres sur la place ou sur le rond-point, après avoir libéré un peu la parole politique, inspirer le vent frais d’un besoin de changement, être sorti de ses habitudes un peu passives, avoir passé des moments agréables ou libérateurs avec des gens qu’on ne connaissait pas auparavant, on se trouve confronté à la question fatale : qu’est-ce qu’on fait de tout ça, de cette énergie, de ces aspirations ? Comment on le transforme en une force politique réelle (sans sombrer dans la politique de partis, de « représentation », la politique telle qu’elle existe et contre laquelle on se dresse) ? Ce n’est qu’une première étape, et tous y achoppent de manière répétée et prévisible.
La faute d’une part a un manque de visibilité, un manque de projet réel. Mais également une peur de l’engagement. Or ceci est paradoxal. Plus un mouvement devient structuré, moins il demande d’efforts surhumains à ses participants. Tout le monde sait très bien qu’un mouvement, quel qu’il soit, s’il ne tient qu’à un fil, va finir par s’épuiser. Parce que les gens prennent sur leur temps, sur leur argent, sur leur énergie, et qu’au bout d’un moment, le plaisir de la nouveauté se dissipe. Alors, si rien de concret ne se passe, on finit par s’en aller.
S’il est bien, au départ, de créer des symboles, un nom, des couleurs, une idée forte, il faut ensuite penser à des pratiques réfléchies, qui peuvent être reprises, discutées, améliorées, à des textes qui doivent émerger, qui doivent être lus et commentés. Des rôles clairs doivent apparaître pour donner un sens, une direction à ce que l’on fait. Créer des parlements populaires, créer des outils d’informations libres et pertinents, utilisant des techniques à échelle humaine, c’est tout sauf abstrait. Si des questions financières se posent, on peut réfléchir concrètement à comment les résoudre de manière cohérente avec le mouvement (sous forme de coopérative, de banque populaire ou autre). Pareil avec la création de médias qui défendent une éthique de travail différente. Tout ceci montre qu’un mouvement pertinent ne peut exister qu’en se projetant sur le long-terme et en se connectant à d’autres initiatives existantes. (Cela permet aussi, parfois, de voir qu’une belle théorie, une fois qu’elle se confronte à des problèmes concrets, perd un peu de son vernis.)
#Mavoix a su faire ça, en partie, et plutôt bien. Mais il était inscrit dans le projet que ça n’irait pas plus loin que l’élection, comme si, finalement, c’était arrangeant de rester ponctuel.
Une institution, ce n’est pas un gros mot. C’est une création collective, organisée, qui est en mesure de produire du sens et des pratiques sociales, culturelles, politiques, tout en survivant à ses « membres » ou aux individus qui la composent. Pour devenir une institution, quelque chose de pérenne, il faut avoir quelque chose à transmettre à d’autres qui reprendront le flambeau.
10 – L’argument anti-démocratique
Durant toute la campagne de #Mavoix, sur les marchés, dans les rues, lors de débats publics, au sein de nos réunions, et bien sûr, sur internet, nous avons été régulièrement confrontés à un argument anti-démocratique classique, celui de la peur des masses idiotes. L’argument pouvait prendre différentes formes, notamment dans les exemples choisis, mais il revenait au fond toujours au même : si on donne le pouvoir aux gens, ils risquent de voter n’importe quoi. Souvent, ce n’importe quoi prenait la forme de décisions violentes, irrationnelles, voire hystériques (les gens voteront le retour de la peine de mort, la fin de l’IVG, une loi pour jeter les migrants à la mer, etc).
Cette réaction, très commune, qui peut tout à fait émaner de gens défendant la démocratie sur le papier, est très intéressante. Je vais la commenter rapidement parce que le mouvement n’a jamais su y répondre complètement [9].
D’une part, très souvent, la personne qui mentionne ce problème ne se considère pas comme faisant partie de la masse des imbéciles. Les imbéciles, ce sont souvent les autres, la foule, le grand tas de termites qui regarde la première chaîne de télévision, écoute PNL et rit aux blagues de Norman, applaudit aux films de Dany Boon, joue à Fortnite, mange au fast-food, crame son salaire dans des paris sportifs ou que sais-je encore. Par conséquent, les gens qui marquent leur scepticisme devant le procédé démocratique ne semblent pas se considérer comme de potentiels acteurs de la vie démocratique elle-même, ce qui est fort dommage.
Cela permet une première mise au point : dans n’importe quel groupe humain un peu étendu, il y aura sûrement des imbéciles, des gens dépourvus de savoir, des gens violents ou des gens dépourvus de jugement. Mais faut-il rappeler que l’inverse risque aussi bien de s’y trouver ? Des gens tempérés, mesurés, à même de prendre du recul, capable de pédagogie et de diplomatie. Et qu’à partir de là se forment des équilibres, certes toujours instables, mais toujours aussi constatables. Lorsqu’on participe à des assemblées qui se constituent au hasard d’événements, avec des gens qui ne sont pas forcément formés ou préparés, on sait que ces équilibres existent. Ils sont plus ou moins solides et ils ne portent pas toujours leurs fruits (ça ne marche pas à tous les coups, loin de là). Mais il faudrait essayer de comprendre les dynamiques collectives (qui émergent souvent dans des assemblées populaires) sans tout ramener à des questions individuelles (un tel est bête) ou à des questions de masses (le groupe aveugle est bête).
Le point évidemment central de l’argument anti-démocratique est de penser que le choix de la majorité est mauvais. La peine de mort, l’arrêt de l’IVG, la fermeture des frontières, choisis par les gens, seraient des erreurs. Trump et le Brexit sont d’ailleurs vus comme des erreurs par une grande partie de gens qui se considèrent comme éduqués et modérés. Si on considère le vote majoritaire comme valable, d’un point de vue démocratique, ces choix peuvent être certes des erreurs (comme n’importe quel choix), mais il est délicat de les considérer comme mauvais sans être, justement, anti-démocratique.
Cela revient à penser implicitement que la démocratie, en donnant le pouvoir aux citoyens, va donner le pouvoir à des gens qui pensent comme nous, sachant qu’évidemment nous pensons « bien ». C’est une illusion qu’il faut savoir dissiper sans avoir pour autant peur du grand déluge de bêtise qu’une vie publique dynamique permettrait de largement modérer. On voit parfois se cacher derrière cette idée un désir de remplacer la petite minorité au pouvoir par une autre petite minorité (la nôtre, forcément meilleure), sans prendre en compte le reste de la population.
Ce dont n’importe quel régime sain doit savoir se protéger, c’est à la fois des puissants (de la main-mise d’une minorité sur le pouvoir) et de la foule (les réactions grégaires qui surgissent dans des mouvements d’anomie, de chaos, de confusion totale et qui aboutissent souvent à des situations de violence afin de rétablir un ordre perdu). C’est pour cela qu’un projet de démocratie n’est pas, n’a jamais été, et ne peut pas être un projet qui repose simplement sur la consultation ponctuelle. Il ne s’agit pas simplement de demander ici et là leur avis aux gens, pendant que le reste de la vie administrative, politique, médiatique, juridique, en résumé de la vie publique en général, se déroule sans eux, comme si de rien n’était. La démocratie se doit d’être un tout politique, social et culturel à peu près cohérent, tout en restant un tant soit peu ouvert. Aujourd’hui, nos sociétés forment un tout à peu près cohérent autour d’un dogme économique de croissance toujours renouvelé, de production constante, d’une culture industrielle massive et d’une propagande médiatique et publicitaire qui, dans leurs grandes lignes, accompagnent le mouvement. Elles n’en sont pas moins ouvertes.
Un autre présupposé étrange de ce genre de réactions, c’est que le peuple serait capable de décisions aberrantes, mauvaises ou stupides, mais qu’en revanche les gouvernements en place, eux, n’en prendraient jamais. En dessinant une possibilité infernale (le peuple au pouvoir), on projette presque sans le vouloir une contrepartie paradisiaque (l’élite, les gouvernants), sans voir pourtant que, si l’argument tient la route, s’il s’agit de reprocher au peuple de possible « dérives », cet argument vaut tout autant pour n’importe quel gouvernement en place et devient donc à peu près nul.
Il est d’ailleurs étrange que des gens puissent beaucoup mieux accepter les erreurs ou les errements des élites dans le domaine politique que ceux, pourtant tout à fait virtuels (puisqu’on n’en a jamais fait l’expérience) du peuple dans son entier (qui, il ne faut pas l’oublier, doit comprendre une grande majorité des gens, donc les élites comprises).
Michaël
Commentaires