Citations

jeudi 12 septembre 2024
par  LieuxCommuns

« Le besoin nous contraint au travail dont le produit apaise le besoin : le réveil toujours nouveau des besoins nous habitue au travail. Mais dans les pauses où les besoins sont apaisés et, pour ainsi dire, endormis, l’ennui vient nous surprendre. Qu’est-ce à dire ? C’est l’habitude du travail en général qui se fait à présent sentir ! comme un besoin nouveau, adventice ; il sera d’autant plus fort que l’on est plus fort habitué à travailler, peut-être même que l’on a souffert plus fort des besoins. Pour échapper à l’ennui, l’homme travaille au delà de la mesure de ses autres besoins ou il invente le jeu, c’est-à-dire le travail qui ne doit apaiser aucun autre besoin que celui du travail en général. Celui qui est saoul du jeu et qui n’a point, par de nouveaux besoins, de raison de travailler, celui-là est pris parfois du désir d’un troisième état, qui serait au jeu ce que planer est à danser, ce que danser est à marcher, d’un mouvement bienheureux et paisible : c’est la vision de bonheur des artistes et des philosophes. »

Friedrich Nietzsche, Humain, trop humain, 1906, « Ennui et jeu »


« L’imbécile est toujours l’autre ; cela veut dire que la bêtise est un spectacle, qu’elle est objectivable, qu’elle est un problème du monde et non un thème de réflexion personnelle pour une personne se demandant en quoi les valeurs humaines la concernent. Dans le monde de l’opinion, dont le principe est la pluralité des « idées », on évite de parler de bêtise ; cela pourrait faire réfléchir. M. de Montherlant raconte qu’on a fait sauter de l’un de ses articles la phrase de Schiller : « Les dieux eux-mêmes combattent vainement la bêtise ». Les lecteurs auraient pu se demander s’ils n’étaient pas visés. Ce qui était le plus à craindre était qu’ils prennent la formule comme une insulte et non comme un thème de réflexion personnelle, ce qui aurait été le commencement possible de la sagesse. On préfère endormir le lecteur avec des mots anodins qui évitent de penser. La bêtise n’apparaît pas comme une faute parce que l’esprit n’a pas bonne réputation mondaine ; la vie en société exige la compromission, le manque de personnalité, les paroles sans importance. Il ne faut pas que la bêtise soit une faute pour que la médiocrité sociale puisse satisfaire ceux qui en profitent, qui en vivent. Il vaut mieux admirer leur sens des affaires… »

Michel Adam, Essai sur la bêtise, 1975


« Cette liberté s’exprime essentiellement par la parole. « La liberté existe où le héraut demande : ‘quelqu’un présente-t-il à l’assemblée quelque projet pour le bien de l’État ?’ », dit Thésée dans Les Suppliantes d’Euripide (v. 438). Dans une polis, tout se décide par la persuasion (peithô) et non par la violence (bia). On persuade, comme le montre l’exemple de Socrate, le condamné de se donner lui-même la mort. L’iségoria, droit égal à la parole, sera synonyme d’isonomie et de liberté : si les barbares comme les esclaves sont considérés par Aristote comme des êtres « dépourvus de la langage », ce n’est pas parce qu’ils sont privés de parole physique, mais parce qu’ils sont exclus d’un mode de vivre dans lequel le langage a un sens, une portée. »

Papaioannou, K. La civilisation et l’art de la Grèce ancienne, 1972.


« En tous cas, les idéologies de droite comme de gauche, sont à présent tellement rigidifiées que les idées nouvelles ne font que peu d’impression sur leurs partisans. Une fois qu’ils se sont hermétiquement fermés aux arguments et aux évènements qui pourraient remettre en question leurs convictions, les fidèles n’essaient même plus de provoquer leurs adversaires dans un débat. Pour l’essentiel, ils ne lisent que des ouvrages écrits d’un point de vue identique au leur. Au lieu d’affronter des arguments qui ne leur seraient pas familiers, ils se satisfont de les catégoriser en arguments orthodoxes ou hérétiques. Des deux côtés, la dénonciation des déviations idéologiques absorbe une énergie qui pourraient mieux s’investir dans l’auto-critiques, et cette disparition de la capacité à l’auto-critique constitue le signe le plus certain du caractère moribond d’une tradition intellectuelle »

Ch. Lasch, La révolte des élites, La démocratie mérite-t-elle de survivre ? [1995], 1996, Climats


« Il n’est pas impossible de concevoir une société ayant conscience de sa puissance au point de se payer le luxe suprême de laisser impuni celui qui l’a lésée. « Que m’importent en somme mes parasites ? pourrait-elle dire alors. Qu’ils vivent qu’ils prospèrent ; je suis assez forte pour ne pas m’inquiéter d’eux ! »... La justice qui a commencé par dire : « tout peut être payé, tout doit être payé », est une justice qui finit par fermer les yeux et par laisser courir celui qui est insolvable , – elle finit, comme toute chose excellente en ce monde, par se détruire elle-même. Cette autodestruction de la justice, on sait de quel nom elle se pare – elle s’appelle la grâce, elle demeure, comme l’on pense, le privilège des plus puissants, mieux encore son « au-delà » de la justice. »

Nietzsche, La généalogie de la morale, Deuxième dissertation, 10


"Ces gens se croisent en courant, comme s’ils n’avaient rien de commun, rien à faire ensemble, et pourtant la seule convention entre eux est l’accord tacite selon lequel chacun tient sur le trottoir sa droite, afin que les deux courants de la foule qui se croisent ne se fassent pas mutuellement obstacle ; et pourtant, il ne vient à l’esprit de personne d’accorder à autrui ne fût-ce qu’un regard. Cette indifférence brutale, cet isolement insensible de chaque individu au sein de ses intérêts particuliers, sont d’autant plus répu­gnants et blessants que le nombre de ces individus confinés dans cet espace réduit est plus grand. Et même si nous savons que cet isolement de l’individu, cet égoïsme borné sont partout le principe fondamental de la société actuelle, ils ne se manifestent nulle part avec une impudence, une assurance si totales qu’ici, précisément, dans la cohue de la grande ville. La désagrégation de l’humanité en monades, dont chacune a un principe de vie particulier et une fin particulière, cette atomisation du monde est poussée ici à l’extrême.
Il en résulte aussi que la guerre sociale, la guerre de tous contre tous, est ici ouvertement déclarée."

Friedrich Engels, La Situation de la classe laborieuse en Angleterre — les grandes villes (1845)


"Les indigènes mélanésiens étaient ravis par les avions qui passaient dans le ciel. Mais jamais ces objets ne descendaient vers eux. Les Blancs, eux, réussissaient à les capter. Et cela parce qu’ils disposaient au sol, sur certains espaces, d’objets semblables qui attiraient les avions volants. Sur quoi les indigènes se mirent à construire un simulacre d’avion avec des branches et des lianes, délimitèrent un terrain qu’ils éclairaient soigneusement de nuit et se mirent à attendre patiemment que les vrais avions s’y posent.

Sans taxer de primitivisme (et pourquoi pas ?) les chasseurs-collecteurs anthropoïdes errant de nos jours dans la jungle des villes, on pourrait voir là un apologue sur la société de consommation. Le miraculé de la consommation lui aussi met en place tout un dispositif d’objets simulacres, de signes caractéristiques du bonheur, et attend ensuite (désespérément, dirait un moraliste) que le bonheur se pose."

J. Baudrillard, La société de consommation [1970], Denoël 2014, pp. 26-27


« Si nous ne nous trompons point en disant que les femmes sont aussi nécessaires que les hommes à la génération ; si généralement on ne trouve point la domination masculine dans la nature comparée ; si chaque être créé à son existence complète, parfaite et à part, ayant un égal besoin de réunion pour concourir à la propagation de l’espèce, et pour la douceur particulière de la société qui intéresse également l’un et l’autre, comment pourrait-on fonder en physique raisonnablement la moindre idée de supériorité et d’infériorité ? »

Louise Dupin, Des femmes, 1751, Garnier 2022, p. 131.


« Quand vas-tu enfin commencer à vivre vertueusement, disait Platon à un vieillard qui lui racontait qu’il écoutait des leçons sur la vertu. – Il ne s’agit pas de spéculer toujours, mais il faut aussi une bonne fois penser à l’exercice effectif. Mais aujourd’hui on prend pour un rêveur celui qui vit d’une manière conforme à ce qu’il enseigne. »

Kant, Vorlensungen...


« Un beau jour, écrit-il, le pouvoir sera contraint de pratiquer l’écologie. Une prospective sans illusions peut mener à penser que, sauf catastrophe, le virage écologique ne sera pas le fait d’une opposition très minoritaire dépourvue de moyens, mais de la bourgeoisie dirigeante, le jour où elle ne pourra faire autrement. Ce seront les divers responsables de la ruine de la terre qui organiseront le sauvetage du peu qui en restera, et qui après l’abondance géreront la pénurie et la survie. Car ceux-là n’ont aucun préjugé, ils ne croient pas plus au développement qu’à l’écologie : ils ne croient qu’au pouvoir, qui est celui de faire ce qui ne peut être fait autrement. »

Bernard Charbonneau, Le feu vert, Éd. L’Échappée


« En ces temps réactionnaires, votre rôle le plus noble est de défendre les Lumières et de défendre le recours à la raison dans les affaires publiques contre les forces obscurantistes – l’irrationalité, le nihilisme et la barbarie – qui menacent la civilisation. Ma génération a combattu le stalinisme. La vôtre doit au minimum s’opposer eu nivellement de l’esprit humain par le bas, à l’ignorance crasse grandissante des événements du passé – même récents – et au nouveau culte de l’égocentrisme et du narcissisme. »

Murray Bookchin in Janet Biehl, Écologie ou catastrophe – la vie de Murray Bookchin, Éd. L’Armourier, 2018, p.594.


« Chaque fois que les gens s’interrogent ’’Mais qu’est-ce donc que la vérité ?’’ – en général, c’est parce que la vérité est juste sous leur nez, mais il serait fort incommode d’en convenir. Et aussi, à l’encontre de sa conviction intime, Pilate cède à la volonté de la foule et lui abandonne Jésus pour qu’il le crucifie. Le problème pour Pilate n’était pas de déterminer si Jésus était innocent. Cette question-là était facile à trancher. Non, le vrai problème est que, en fin de compte – comme nous tous, la plupart du temps –, la vérité était devant lui, mais il a préféré s’en laver les mains. »

Simon Leys, Le bonheur des petits poissons. Lettres des Antipodes, éd. JC. Lattès, 2008


« Les communistes croient avoir découvert la voie de la délivrance du mal. D’après eux, l’homme est uniquement bon, ne veut que le bien de son prochain ; mais l’institution de la propriété privée a vicié sa nature. (...) Lorsqu’on abolira la propriété privée, qu’on rendra toutes les richesses communes et que chacun pourra participer aux plaisirs qu’elles procurent, la malveillance et l’hostilité qui règnent parmi les hommes disparaîtront. Comme tous les besoins seront satisfaits, nul n’aura plus aucune raison de voir un ennemi en autrui, tous se plieront bénévolement à la nécessité du travail. (...) Il faut, en tout cas, prévoir ceci : quelque voie que [la civilisation] choisisse, le trait indestructible de la nature humaine l’y suivra toujours. »

S. Freud, Malaise dans la civilisation, 1929


« La première et la plus simple phase de la discipline qui peut être enseignée, même à de jeunes enfants, s’appelle en novlangue arrêtducrime. L’arrêtducrime, c’est la faculté de s’arrêter net, comme par instinct, au seuil d’une pensée dangereuse. Il inclut le pouvoir de ne pas saisir les analogies, de ne pas percevoir les erreurs de logique, de ne pas comprendre les arguments les plus simples, s’ils sont contre l’Angsoc. Il comprend aussi le pouvoir d’éprouver de l’ennui ou du dégoût pour toute suite d’idées capable de mener dans une direction hérétique. Arrêtducrime, en résumé, signifie stupidité protectrice. »

Théorie et pratique du collectivisme oligarchique, par Emmanuel Goldstein, Chap I « L’ignorance, c’est la force », dans 1984, G. Orwell.


« Collaborons pour tenter de découvrir les lois de la société, la façon dont elles agissent, la meilleure méthode pour les étudier ; mais pour l’amour du ciel, après avoir démoli tous les dogmatismes a priori, n’essayons surtout pas à notre tour d’inculquer une autre doctrine au peuple… j’applaudis de tout mon cœur à votre idée d’éclairer toutes les catégories d’opinions ; polémiquons de bonne et sincère façon ; donnons au monde l’exemple d’une tolérance éclairée et prévoyante ; parce que nous sommes à la tête d’un nouveau mouvement, ne devenons pas les chefs d’une nouvelle intolérance ; ne nous posons pas en apôtres d’une nouvelle religion, même si cette religion est celle de la logique, celle de la raison elle-même. Accueillons et encourageons toutes les protestations ; condamnons toutes les exclusions, les mysticismes ; ne considérons jamais qu’un problème est épuisé ; même après en avoir discuté de long en large, recommençons si c’est nécessaire avec éloquence et ironie. À ces conditions, je serai ravi de m’associer à vous — sinon ma réponse est non. »

Lettre de Proudhon à Marx


« Quand je m’y suis mis quelquefois à considérer les diverses agitations des hommes et les périls et les peines où ils s’exposent dans la Cour, dans la guerre, d’où naissent tant de querelles, de passions, d’entreprises hardies et souvent mauvaises, etc., j’ai dit souvent que tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre. Un homme qui a assez de bien pour vivre, s’il savait demeurer chez soi avec plaisir, n’en sortirait pas pour aller sur la mer ou au siège d’une place. On n’achète une charge à l’armée si cher, que parce qu’on trouverait insupportable de ne bouger de la ville. Et on ne recherche les conversations et les divertissements des jeux que parce qu’on ne peut demeurer chez soi avec plaisir. Etc. »

B. Pascal, Fragment Divertissement n° 4 / 7, 1669


« Sachons reconnaître en Arendt un « taon », une « torpille », un Socrate moderne qui jette un ineffaçable soupçon sur la philosophie politique qui jusque-là paraissait au-dessus de tout soupçon. Tel un empêcheur de penser en rond, elle met son bâton dans les jambes des jeunes gens, et des moins jeunes, qui se précipitent vers les bibliothèques pour « faire » de la philosophie politique et leur pose la question préliminaire, tourmentante entre toutes : l’œuvre d’intelligibilité de la philosophie politique est-elle inexorablement condamnée à se transformer en gouvernement des philosophes ? ou bien est-il possible de concevoir une philosophie politique qui, avertie des dérives éventuelles, se limite à comprendre les choses politiques, le bios politikos, sans se convertir aussitôt en un projet de gouverner la multitude (oi polloi) au nom de la philosophie ? En un mot, en termes d’Arendt, what is political philosophy ? »

Miguel Abensour, Hannah Arendt contre la philosophie politique ?, éd. Senset Tonka, 2006


« Il convient de terroriser l’âme humaine jusqu’en son tréfonds, par des crimes énigmatiques et apparemment gratuits. Des crimes qui ne profitent à personne, et dont l’unique but est de propager la terreur. Car l’ultime vocation du crime est d’instaurer le règne absolu du crime. Un état d’insécurité totale et d’anarchie, bâti sur les idéaux brisés d’un monde voué à sa perte. Quant les hommes seront sous l’emprise de la terreur, glacés d’effroi, quand le chaos sera la loi universelle, alors viendra l’heure du crime ! »

Dr Mabuse ; Le testament du Docteur Mabuse, 1933, Fritz Lang


« Il est hors de doute que de tout temps le contact, le choc avec la sottise d’autrui a dû être pour beaucoup d’hommes, un des tourments les plus angoissant de leur vie. Comment est-il possible cependant que l’on n’ait jamais essayé, me semble-t-il, d’écrire une étude sur elle, sur la bêtise ? »

José Ortega y Gasset, La Révolte des masses, [1929], Gallimard, coll. « Idées », 1967, p. 113


« Il ne faut pas que l’humble aisance cherche à simuler la richesse par quelques côtés, tout doit être assorti et en harmonie, et la simplicité servie par le goût est un luxe que les plus opulents ne peuvent pas toujours se procurer. »

L. Tendret, La table au pays de Brillat-Savarin, 1892, chap. « Le gibier sur la table »


"Ce grand échec de l’Inde apporte un enseignement : en devenant très nombreuse et malgré le génie de ses penseurs, une société ne se perpétue qu’en secrétant la servitude. Lorsque les hommes commencent à se sentir à l’étroit dans leurs espaces géographique, social et mental, une solution simple risque de les séduire : celle qui consiste à refuser la qualité humaine à une partie de l’espèce. Pour quelques dizaines d’années, les autres retrouveront les coudées franches. Ensuite il faudra procéder à une nouvelle expulsion. Dans cette lumière, les événements dont l’Europe a été depuis vingt ans le théâtre, résumant un siècle au cours duquel son chiffre de population a doublé, ne peuvent plus m’apparaître comme le résultat de l’aberration d’un peuple, d’une doctrine ou d’un groupe d’hommes. J’y vois plutôt un signe annonciateur d’une évolution vers le monde fini, dont l’Asie du Sud a fait l’expérience un millénaire ou deux avant nous et dont, à moins de grandes décisions, nous ne parviendrons peut-être pas à nous affranchir. Car cette dévalorisation systématique de l’homme par l’homme se répand, et ce serait trop d’hypocrisie et d’inconscience que d’écarter le problème par l’excuse d’une contamination momentanée.
Ce qui m’effraye en Asie, c’est l’image de notre futur, par elle anticipée. Avec l’Amérique indienne je chéris le reflet, fugitif même là-bas, d’une ère où l’espèce était à la mesure de son univers et où persistait un rapport adéquat entre l’exercice de la liberté et ses signes."

Cl. Levi-Strauss, Tristes Tropiques, 1955


« L’éthique de la faute excelle dans l’art de jouer avec le « trop tard ». En somme, on se défile tout simplement, on laisse faire les choses, et elles se font sous la pression des plus rigides ou des plus décidés. On affiche une sorte d’indifférence qui, elle aussi, est un mode d’être narcissique : elle suppose qui si on prend la bonne distance vis-à-vis d’une réalité, elle existe beaucoup moins, elle peut même disparaître. Et si, malgré tout elle a lieu, sur un mode catastrophique, on pourra toujours s’indigner et dire qu’elle était « incroyable », qu’on ne pouvait pas l’imaginer. Après quoi, pour remonter dans sa propre estime, on s’offre une culpabilité intense, qui peut rallier au passage tous ceux qui veulent à bon compte un supplément de morale.
Ce serait curieux s’il y avait des militants d’un type nouveau, un peu étrange, qui s’efforcent de faire sentir la réalité de l’événement qui approche ; des militants de la réalité, non pas des « réalistes » (on sait ce que vaut la realpolitik), mais des personnes qui montrent que certaines choses qui ont l’air irréelles ont bien une réalité. »

D. Sibony, Islam, phobie, culpabilité, Odile Jacob 2013, p.99


« En sortant le lundi matin, l’une des choses qui me frappa le plus, ce fut de voir tous les ouvriers occupés à leurs travaux, comme si rien d’extraordinaire ne s’était passé la semaine précédente. Ils avaient été les maîtres de la capitale pendant plusieurs jours, et n’avaient certainement pas abusé de leur puissance. Ils venaient de l’abdiquer et de retourner à leurs habitudes d’ordre et de travail. Ce fait est certainement l’un des plus étonnants d’une époque où nous avons vu tant de choses étonnantes. Il doit se donner la plus haute idée d’un peuple qui sait unir la sagesse à la force, et il doit aussi faire comprendre qu’il est temps que ce peuple ait une large part dans notre organisation sociale. À l’exception de quelques barricades dont les restes s’apercevaient de loin à loin, et de places fréquentes où l’on voyait que le pavé avait été bouleversé, on aurait pu se croire dans une ville dont la tranquillité n’avait jamais été troublée. »

S. Bérard, 1834, Souvenirs historiques sur la révolution de 1830


« La seule parade sûre est donc celle qu’Aristote a indiquée : ne pas débattre avec le premier venu mais uniquement avec les gens que l’on connaît et dont on sait qu’ils sont suffisamment raisonnables pour ne pas débiter des absurdités et se couvrir de ridicule. Et dans le but de s’appuyer sur des arguments fondés et non sur des sentences sans appel ; et pour écouter les raisons de l’autre et s’y rendre ; des gens dont on sait enfin qu’ils font grand cas de la vérité, qu’ils aiment entendre de bonnes raisons, même de la bouche de leur adversaire, et qu’ils ont suffisamment le sens de l’équité pour supporter d’avoir tort quand la vérité est dans l’autre camp. Il en résulte que sur cent personnes il s’en trouve à peine une qui soit digne qu’on discute avec elle. Quant aux autres, qu’on les laisse dire ce qu’elles veulent car desipere est juris gentium (c’est un droit des gens que de délirer…). »

Arthur Schopenhauer, L’art d’avoir toujours raison, 1830


« Cependant, avec la conception et la naissance, les parents n’ont pas seulement donné la vie à leurs enfants ; ils les ont en même temps introduits dans un monde. En les éduquant, ils assument la responsabilité de la vie et du développement de l’enfant, mais aussi celle de la continuité du monde. Ces deux responsabilités ne coïncident aucunement et peuvent même entrer en conflit. En un certain sens, cette responsabilité du développement de l’enfant va contre le monde : l’enfant a besoin d’être tout particulièrement protégé et soigné pour éviter que le monde puisse le détruire. Mais ce monde a aussi besoin d’une protection qui l’empêche d’être dévasté et détruit par la vague des nouveaux venus qui déferle sur lui à chaque nouvelle génération. »

H. Arendt, « La crise de l’éducation » in La crise de la culture, p. 237-239.


« Certes, dans les cultures religieuses, et je songe notamment à celle du Moyen-Age, l’individu moyen concevait également Dieu comme un père ou comme une mère secourable. Mais en même temps, il prenait Dieu au sérieux : le but suprême de son existence était de vivre suivant les principes divins, et il faisait du ‘salut’ la préoccupation ultime à laquelle il subordonnait toutes ses autres activités. Aujourd’hui, il n’y a pas l’ombre d’un tel effort. La vie sociale est strictement séparée de toute valeur religieuse. Elle est vouée à la recherche du confort matériel et du succès sur le marché de la personnalité. L’indifférence et l’égoïsme (auquel on donne souvent l’étiquette d’ ‘individualisme’ ou d’ ‘initiative personnelle’) sont les principes qui commandent nos efforts profanes. L’homme des cultures religieuses est comparable à un enfant de huit ans qui a besoin de l’assistance de son père, mais qui commence néanmoins à en intégrer les enseignements et les principes dans sa vie. L’homme contemporain ressemble plutôt à un enfant de trois ans, qui réclame son père lorsqu’il en a besoin, et qui, pour le reste, se suffit à lui-même lorsqu’il peut jouer. »

E. Fromm, 1956 ; L’art d’aimer, p. 124 – 125, chap. L’amour et sa désintégration dans la société occidentale contemporaine.


« Mon métier, mes enfants, sont-ils pour moi des fins, ou des moyens, ou l’un et l’autre tour à tour ? Ils ne sont rien de tout cela : certainement pas des moyens de ma vie qui se perd en eux au lieu de se servir d’eux, et beaucoup plus encore que des fins, puisqu’une fin est ce que l’on veut et que je veux mon métier, mes enfants, sans mesurer d’avance jusqu’où cela m’entraînera et bien au-delà de ce que je peux connaître d’eux. Non que je me vous à je ne sais quoi : Je les vois avec le genre de précision que comportent les choses existantes, je les reconnais entre tous, sans savoir entièrement de quoi ils sont faits. Nos décisions concrètes ne visent pas des significations closes. »

M. Merleau-Ponty, 1955 ; « Les aventures de la dialectique »


« (…) Tel est le sens du conseil à la novice, que Wedekind place dans la bouche d’une maquerelle : « Il n’y a qu’une manière d’être heureux en ce monde, c’est de tout faire pour rendre les autres aussi heureux que possible ». Etre heureux soi-même suppose que l’on se prodigue sans compter, ce dont les femmes avec leur crainte archaïque sont aussi peu capables que les hommes avec leur suffisance. La possibilité objective du bonheur – tout autant que l’aptitude subjective à ce bonheur – est le propre de la liberté. »

T. W. Adorno, 1945 ; Minima Moralia, Réflexions sur la vie mutilée, deuxième partie, § 55


« Le bolchevisme combine les caractéristiques de la révolution française avec celles de la montée en puissance de l’Islam. Marx a enseigné que le communisme était fatalement prédestiné à apparaître ; ceci produit un état d’esprit qui n’est pas très différent de celui des premiers successeurs de Mahomet. D’entre les religions, le bolchevisme doit être comparé avec le Mahométisme plutôt qu’avec le Christianisme ou le Bouddhisme. Le Christianisme et le Bouddhisme sont avant tout des religions personnelles, avec des doctrines mystiques et un amour contemplatif. Le Mahométisme et le bolchevisme sont concrets, sociaux, dénués de spiritualité et intéressés à étendre leur domination sur ce monde. »

Bertrand Russel, « Pratique et théorie du bolchevisme », 1920


« (…) En même temps, il se souvint d’avoir entendu dire que les loups ne chassaient jamais en bande. Oui, combien de conceptions de la vie sont fondées sur des malentendus originels, combien de loups sentons-nous sur nos talons, tandis que nos véritables ennemis sont dans la peau d’un mouton. »

Malcom Lowry, Au-dessous du volcan


« Les ouvriers manifestaient peu d’enthousiasme face à la guerre [du Vietnam], mais ils ne supportaient pas l’anti-américanisme si souvent exprimé par le mouvement étudiant. Leur « révérence pour le drapeau », selon Rieder, « incarnait un style de patriotisme moins inspiré par des idéaux abstraits que par le sentiment primordial d’appartenir à un lieu particulier ». Le mouvement pacifiste, au contraire, dénonçait « l’Amérique » comme une société totalitaire. « L’Amérique, soudainement, était l’ennemie », avait écrit rétrospectivement Julius Lester. « (…) Le bon sens élémentaire aurait dû nous inciter à comprendre que transformer une nation est impossible quand on la déteste ». Mais l’élémentaire bon sens jouait un rôle très mineur au sein de l’aile radicale du mouvement pacifiste, qui espérait soulever une opposition à la guerre en profanant le drapeau, en présentant les héros nationaux qu’étaient Jefferson et Lincoln comme des racistes, des impérialistes, et des porcs chauvins et machiste, et en revendiquant sa solidarité avec les millions d’opprimés d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine. Le résultat en était un soutien renforcé à la politique gouvernementale de la part de populations qui l’auraient autrement condamnée. »

C. Lasch, 1991 ; Le seul et vrai paradis, une histoire de l’idéologie du progrès et de ses critiques, ed. Flammarion, pp. 610 - 611


« Qu’elle est heureuse l’expression « J’ai tout mon temps ». Ceux qui la disent mesurent-ils jusqu’à quel point ils parlent de l’essentiel de la vie : prendre son temps, faire ce qu’on a à faire mais à l’aune d’une vie humaine en imaginant qu’elle n’est pas mortelle, posséder son temps, seconde par seconde, puisque c’est la seule possession qui vaille, et par là-même jeter aux orties toutes propriétés matérielles, revendiquer la paresse comme une sagesse , et ne pas la définir comme une perte de temps ; ne pas vivre avec son temps puisque c’est un temps comptabilisé, mais en toute simplicité comme un seigneur qui ne compte pas son temps. »

Katleen Dutoit, Derrière la montagne


« Il y a donc un avantage extrême à faire opérer infatigablement les mécanismes en réduisant à la moindre des durées les intervalles de repos. La perfection lucrative serait de travailler toujours…On a donc introduit dans le même atelier les deux sexes et les trois âges exploités en rivalité, de front si nous pouvons parler en ces termes, entraînés sans distinction par le moteur mécanique vers le travail prolongé, vers le travail de jour et de nuit pour approcher de plus en plus le mouvement perpétuel. »

Charles Dupint, Rapport à la Chambre des Pairs (1847)


« On conçoit généralement les voyages comme un déplacement dans l’espace. C’est peu. Un voyage s’inscrit simultanément dans l’espace, dans le temps, et dans la hiérarchie sociale. (…) Il y eu un temps où le voyage confrontait le voyageur à des civilisations radicalement différentes de la sienne et qui s’imposaient d’abord par leur étrangeté. Voilà quelques siècles que ces occasions deviennent de plus en plus rares. Que ce soit dans l’Inde ou en Amérique, le voyageur moderne est moins surpris qu’il ne reconnaît. En choisissant les objectifs et les itinéraires, on se donne surtout la liberté de préférer telle date de pénétration, tel rythme d’envahissement de la civilisation mécanique à tels autres. La quête de l’exotisme se ramène à une collection d’états anticipés ou retardés d’un développement familier. Le voyageur devient un antiquaire, contraint par le manque d’objets à délaisser sa galerie d’art nègre pour se rabattre sur des souvenirs vieillots, marchandés au cours de ses promenades au marché au puces de la terre habitée. »

Cl. Levi-Strauss, 1955 ; Tristes Tropiques


« (...) La solitude est un fait inéluctable. Elle est liée à notre condition humaine. A vouloir la refuser nous faisons en sorte qu’elle devienne destructrice. Car, à vouloir la supprimer, nous ne pouvons que la fuir et la fuir, c’est la voir nécessairement revenir. Refuser la solitude, c’est porter de manière permanente en soi et présenter aux autres, une demande d’amour qu’aucune relation ne peut satisfaire. En acceptant le fait de notre solitude, nous renonçons à cette demande d’amour qui garde toujours un relent d’exclusivité, de possession de l’autre, de durée plus ou moins éternelle. Ce renoncement n’exclut ni la fidélité, ni les relations durables, mais il rend possibles les multiples relations que nous offre la vie quotidienne. Détachés que nous devenons, nous sommes aussi bien plus acceptables, bien plus attrayants pour autrui parce que nous sommes devenus libres. Pour jouir des relations de la vie quotidienne, il faut être devenu, de quelque façon, affectivement autonome.(...) Concrètement, il nous faut souvent apprendre à chercher d’abord en nous mêmes ce que nous serions tentés de demander à d’autres (...) Assumer sa solitude, c’est ainsi s’ouvrir à une multitude de relations (...) non possessibles qui laissent les autres libres parce que soi-même on l’est devenu.(...) » (pp.47-48)

Alfred Vanesse “ Solitude destructrice-Solitude libératrice ” in colloque sur la solitude organisé par le Groupe d’Action pour 1a défense des Personnes qui vivent Seu1es (GRAPS) les 18 et 19 octobre 1986 à Brest, pp.39-49.


« D’ailleurs l’obsession des salaires renforce l’influence communiste, parce que les questions d’argent, si vivement qu’elles touchent presque tous les hommes, dégagent en même temps pour tous les hommes un ennui si mortel que la perspective apocalyptique de la révolution, selon la version communiste, est indispensable pour compenser. Si les bourgeois n’ont pas le même besoin d’apocalypse, c’est que les chiffres élevés ont une poésie, un prestige qui tempère un peu l’ennui lié à l’argent, au lieu que quand l’argent se compte en sous, l’ennui est à l’état pur. D’ailleurs le goût des bourgeois grands et petits pour le fascisme montre que, malgré tout, eux aussi s’ennuient. »

S. Weil, 1949 ; L’enracinement, Première partie ; les besoins de l’âme ; La liberté d’opinion


« La blessure que le capitalisme industriel et la société de marché infligèrent à la nature humaine consiste essentiellement à concevoir les relations humaines comme étant essentiellement d’ordre économique. Dans son combat contre l’économie politique orthodoxe, Marx a dressé contre l’homo oeconomicus exploité l’homo oeconomicus révolutionnaire. »

E.P. Thompson, interview à « Radical History Review »


« Et quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchie, sur leurs gouttelettes presque impalpables, l’édifice immense du souvenir. »

M. Proust, Du côté de chez Swann


« Le monothéisme au mont Sinaï, la chrétienté primitive, le socialisme messianique : trois instants suprêmes où la culture occidentale affronte ce que Isben appelait "Les exigences de l’Idéal ». Trois étapes, étroitement solidaires, au cours desquelles la conscience occidentale doit en passer par le caprice de la transcendance. « Surpasse-toi, franchis les barrières opaques de l’esprit pour atteindre la pure abstraction. Perds ta vie afin de la gagner. Renonce aux biens, aux honneurs, aux douceurs d’ici-bas. Aime ton prochain comme toi-même, bien plus, car l’amour de soi est péché. Sois prêt à tous les sacrifices, supporte toutes les insultes, va jusqu’à te livrer toi-même au bourreau pour que triomphe la justice. » Sans répit, le chantage à la perfection s’acharne sur la confusion, l’égoïsme, la frivolité de nos actes instinctifs. Comme une note trop aiguë dans l’oreille interne. Les hommes ne sont ni des saints ni des ascètes ; leurs rêveries sont viles ; leur sens du futur ne va pas souvent plus loin que la prochaine borne. Mais l’idéal a tenu bon et fait fi de tout tact.

A trois reprises, c’est du même centre historique qu’est partie sa voix. (Des spécialistes estiment à 80 % la proportion de juifs parmi les théoriciens de l’idéologie du socialisme et du communisme rédempteurs.) Par trois fois, le judaïsme a sommé le monde d’embrasser la perfection, et voulu l’imposer de force dans la marche de la vie occidentale et sur ses marchés. Une haine profonde s’est amassée dans le subconscient collectif, des rancoeurs meurtrières. Le mécanisme est simple mais fondamental. Nous haïssons plus que tout ceux qui font miroiter à nos yeux un but, un idéal, une promesse enchantée que nous ne pouvons atteindre même en tendant nos muscles à les rompre, qui glisse, encore et toujours, de nos doigts crispés et conserve pourtant, c’est là le point crucial, tout son attrait, que nous ne saurions écarter, car nous en connaissons la valeur suprême. »

George Steiner, 1971 ; Dans le château de Barbe-Bleue – Notes pour une redéfinition de la culture, Folio 2004, pp. 55 - 56


« Ceux qui manquent de bonne volonté ou restent puérils ne sont jamais libres dans aucun état de la société. Quand les possibilités de choix sont larges au point de nuire à l’utilité commune, les hommes n’ont pas la jouissance de la liberté. Car il leur faut, soit avoir recours au refuge de l’irresponsabilité, de la puérilité, de l’indifférence, refuge où ils ne peuvent trouver que l’ennui, soit se sentir accablés de responsabilité en toute circonstance par la crainte de nuire à autrui. En pareil cas les hommes, croyant à tort qu’ils possèdent la liberté et sentant qu’ils n’en jouissent pas, en arrivent à penser que la liberté n’est pas un bien. »

S. Weil, 1949 ; L’enracinement, Première partie ; les besoins de l’âme ; La liberté


« Et parce que l’une des principales parties de la sagesse est de savoir en quelle façon et pour quelle cause chacun se doit estimer ou mépriser, je tâcherai ici d’en dire mon opinion. Je ne remarque en nous qu’une seule chose qui nous puisse donner juste raison de nous estimer, à savoir l’usage de notre libre arbitre, et l’empire que nous avons sur nos volontés. Car il n’y a que les seules actions qui dépendent de ce libre arbitre pour lesquelles nous puissions avec raison être loués ou blâmés, et il nous rend en quelque façon semblable à Dieu en nous faisant maîtres de nous-mêmes, pourvu que nous ne perdions point par lâcheté les droits qu’il nous donne. »

R. Descartes, 1649 ; Les passions de l’âme, Troisième partie ; des passions particulière, Art. 152, Pour quelle cause on peut s’estimer.


« L’idée que l’efficacité, l’accroissement de productivité, le rationalisme et la croissance économique sont choses bonnes en soi est toute récente dans la pensée humaine (mais une fois née, elle a semble-t-il la vie dure). Nous, modernes, nous pouvons considérer que le pont du Gard est un moyen incroyablement coûteux pour approvisionner en eau fraîche une ville provinciale du sud de la Gaule, même pas très importante, les Romains en Gaule, dans leurs échelles de valeurs, plaçaient l’eau fraîche et la démonstration de leur puissance, plus haut que les coûts. C’était une opinion rationnelle, elle aussi, même si elle ne relève pas du rationalisme économique. »

Moses I. Finley, Economie et Société en Grèce ancienne


« Quand on lit certains ouvrages de sociologie, de science politiques ou de théorie littéraire, on souscrirait volontiers à cette suggestion jadis formulée par un de mes collègues : de même que les gouvernements de certains pays hyperdéveloppés paient de temps à autre leurs paysans pour qu’ils ne produisent pas de beurre ou de maïs, ne pourrait-on pas subsidier certains universitaires pour qu’ils cessent d’écrire des livres ? »

Simon Leys, Le bonheur des petits poissons. Lettres des Antipodes, éd. JC. Lattès, 2008


« Les modernes, en effet, depuis Rousseau, s’imaginent qu’il existe une sorte de nature [humaine] normale, à laquelle la culture et la religion seraient venues surajouter leurs faux problèmes… Cette illusion touchante peut les aider à vivre, mais non pas à comprendre leur vie. Car tous, tant que nous sommes, sans le savoir, menons nos vies de civilisés dans une confusion proprement insensée de religions jamais tout à fait mortes, et rarement tout à fait comprises et pratiquées ; de morales jadis exclusives mais qui se superposent ou se combinent à l’arrière-plan de nos conduites élémentaires ; de complexes ignorés mais d’autant plus actifs ; et d’instincts hérités bien moins de quelque nature animale que de coutumes totalement oubliées, devenues traces ou cicatrices mentales, tout inconscientes et, de ce fait, aisément confondues avec l’instinct. Elles furent tantôt des artifices cruels, tantôt des rites sacrés ou des gestes magiques, parfois aussi des disciplines profondes élaborées par des mystiques lointaines à la fois dans le temps et dans l’espace. »

Denis De Rougemont, L’amour et l’Occident, 1938, ed 10/18 – 2004, pp. 126 - 127


"Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde : je vois une foule d’innombrables hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres : ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui l’espèce humaine ; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d’eux mais il ne les voit pas ; il les touche et ne les sent point ; il n’existe qu’en lui-même et pour lui seul, et, s’il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu’il n’a plus de patrie.

Au-dessus de ceux-là s’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l’âge viril ; mais il ne cherche, au contraire, qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance ; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur ; mais il veut en être l’unique agent et le seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages ; que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ? »

Alexis de TOCQUEVILLE, 1840 ; De la démocratie en Amérique


« Si, dans un avenir automatisé, nous devons avoir plus de temps libre, le problème ne consiste pas à se demander comment les hommes pourront-ils consommer toutes ces unités supplémentaires de temps libres, mais de quelles expériences de la vie les hommes à qui il sera donné de vivre ce temps non dirigé seront-ils capables. »

E.P. Thompson, La Formation de la classe ouvrière anglaise


« Ce qui d’ordinaire demeure intact dans les époques de pétrification et de fatale prédestination est la faculté de liberté elle-même, la pure capacité de commencer qui anime et inspire toutes les activités humaines et qui est la source cachée de la production de toutes les grandes et belles choses. (...) Il est de la nature même de tout nouveau commencement qu’il fasse irruption dans le monde comme une « improbabilité infinie », mais c’est précisément cet infiniment probable qui constitue en fait la texture même de tout ce que nous disons réel. (...) La différence décisive entre les « improbabilités infinies » sur lesquelles repose la réalité de notre vie terrestre, et le caractère miraculeux inhérent aux événements qui établissent la réalité historique, c’est que, dans le domaine des affaires humaines, nous connaissons l’auteur des « miracles ». Ce sont les hommes qui les accomplissent, les hommes qui, parce qu’ils ont reçu le double don de la liberté et de l’action, peuvent établir une réalité bien à eux. »

Hannah Arendt, La Crise de la culture


« Mais l’on aurait tort de penser que les Indiens d’Amazonie, les Aborigènes australiens ou les moines du Tibet seraient porteurs d’une sagesse plus profonde pour le temps présent que le naturalisme claudicant de la modernité tardive. (… ) Ni la nostalgie pour des formes de vivre-ensemble dont les ethnographes et les historiens nous rapportent les échos assourdis, ni le volontarisme prophétique qui agite certains quartiers de la cité savante n’offrent de réponse immédiate au défi de recomposer dans des ensembles viables et solidaires entre eux un nombre toujours plus grand d’existant en quête de représentation et de traitement équitables. »

Ph. Descola, Par-delà nature et culture, Gallimard 2005, p. 689


"Les hommes combattent et perdent la bataille, et la chose pour laquelle ils ont lutté advient malgré leur défaite. Quand elle advient, elle se révèle être différente de ce qu’ils avaient visé, et d’autres hommes doivent alors combattre pour ce qu’ils avaient visé, sous un autre nom".

William Morris, « A dream of John Ball »


« Au fond pour le capitalisme, la meilleure population, la plus réceptive, la plus docile et la plus enthousiasme sera une population complètement infantilisée, dont les liens de solidarité seraient réduits à des échanges groupusculaires, fusionnels et festifs, une population dont les membres n’auraient plus en commun que le projet de jouir ensemble, de « s’éclater » infiniment , prisonniers béats d’un sybaritisme invertébré, c’est-à-dire d’un style de vie moralement anomique, où l’atrophie de la dimension éthique serait compensée par l’hypertrophie de la dimension esthétique, où le le but de la vie serait de « se faire du bien » à défaut de faire le bien »

« Le petit bourgeois gentihomme », Accardo Alain, labor 2004


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