Socialisme et marxisme
Il est frappant de constater à quel point le XXe siècle a rabattu le socialisme sur les mécanismes étatiques. Même Elie Halévy, qui passe pour l’un des principaux historiens du mouvement socialiste dans l’entre-deux guerres, avalise cette fusion, et justifie rétrospectivement l’hégémonie finale du marxisme contre la diversité des courants socialistes.
Les sociaux-démocrates qui ne sombrèrent pas dans le volontarisme éperdu du léninisme espérèrent toujours qu’au fil du temps le “socialisme réellement existant” des marxistes-léninistes reprendrait une orientation conforme aux attentes initiales. L’absence totale de bilan effectif au moment de l’effondrement de l’Union soviétique (1985-1991) démontre que, quelle que soit la variété “socialiste”, il n’existe dans leur arsenal aucune autre solution que d’en venir aux mesures volontaristes et totalitaires, à moins de se contenter de gérer l’existant, mais sans jamais l’admettre. Dans ce naufrage, la victoire sémantique des marxistes-léninistes représente un paradoxe : ils ont irréversiblement annexé les labels de “socialisme” et de “communisme”, en faisant que ces termes dégoulinent de sang. L’expression “régime soviétique”, malgré son imposture totalitaire, désigne désormais un régime policier d’une férocité inconnue dans l’histoire.
Mise en scène immobile
Dans le théâtre mécanique du marxisme, seuls deux pôles agissent, la bourgeoisie et le prolétariat, ce qui justifie l’exacerbation d’une férocité exponentielle contre l’adversaire, le volontarisme devenant l’expédient ultime, comme dans tout rapport guerrier. De fait, s’il a toujours existé des classes sociales en rapport avec les rôles productifs, la lutte de classes a été assez rare dans l’histoire humaine et le plus souvent de façon transitoire. Les sociétés occidentales présentent cette particularité d’avoir tissé un double mouvement historique : une cristallisation de longue haleine en une galaxie de nations (et non en empire), chacune exprimant une communauté de destin légitimant la tension entre l’individu et le groupe (ce que toute civilisation non occidentale abomine), adossée à une contestation politique, récurrente mais épisodique, à travers le métabolisme des classes sociales distingué par Edgard Quinet pour rendre compte de la vitalité de la société civile tissée en Occident. La confusion démagogique entre égalisation des statuts et égalité économique absolue a été la source d’une dérive guerrière dans la présentation des rapports de classe.
La cristallisation social-démocrate initiatrice d’un corpus à vocation “piétiste”, avec ses ambitions rationalistes et éducationnistes, était déjà d’inspiration intensément métaphysique, au point de reproduire nombre de structures religieuses judéo-chrétiennes [1]. Albert O. Hirschman devait remarquer [2] que “l’assurance, si vague qu’elle soit, d’“être du côté de l’Histoire” est une source de satisfaction et de justification personnelles. Cette idée prenait, dans le plus pur style du XIXe siècle, le relais d’une autre aspiration, partagée par les combattants de tous les temps : l’assurance d’avoir Dieu de son côté. Personne, à ma connaissance, n’a jamais prétendu que ce sentiment pourrait avoir pour effet d’amoindrir la combativité de la troupe. De même, les partisans d’une transformation de l’ordre existant se sont toujours sentis encouragés dans leur militantisme par l’idée qu’une loi de l’histoire appuyait leur action – ce qui entrait bien dans les intentions des auteurs de la doctrine en question. Il n’en va pas autrement pour la théorie réactionnaire correspondante, celle de l’inanité : il est certain que cet argument décourage complètement d’agir celui à qui il tient à cœur”.
Facteurs historiques escamotés par les incantations marxistes
Sans même parler de l’action de couches sociales étrangères à la bourgeoisie et au prolétariat industriel, le marxisme a manqué trois facteurs considérables sur lesquels la révolution industrielle et l’histoire moderne ont reposé, et qui se sont avérés bien plus décisifs que les volontés politiques ou sociales :
1/les ressources minérales et les ressources énergétiques se trouvaient présentes en Europe même et constituaient la condition d’un décollage industriel [3]. La doxa du radicalisme post-goulag prétend aujourd’hui que l’industrialisation n’a pu se produire en Europe que par le pillage des autres continents. Ce radicalisme ne peut s’empêcher de réécrire sans cesse l’histoire pour effacer ses erreurs de jugement (la “cancel culture”, cette culture de l’éradication, prétend en permanence réécrire l’histoire dans un esprit de moralisme instrumental).
2/l’innovation technique avait sa propre logique et permettait, à partir d’une culture millénaire du travail artisanal en Europe, avec le rôle des monastères chrétiens dans la valorisation du travail, une transformation des façons de produire, du moment que l’allocation de ressources avait lieu de façon pertinente. La rationalisation technique des moyens de production relevait aussi d’une influence chrétienne, et résultait de la conviction qu’il fallait comprendre l’ordre d’une création voulue par Dieu. Les mécanismes de marché ont permis à partir du XVIIIe siècle une organisation incomparable du dynamisme productif alors que les évolutions techniques perturbaient toutes les perspectives et les tendances existantes, puisqu’elles démultipliaient les capacités de production par travailleur et réorientaient sans cesse les dispositifs productifs en fonction de ressources ou de procédés nouveaux.
3/enfin, le poids de la dynamique démographique jouait un rôle considéré comme négligeable, alors qu’il est un facteur historique central sur des continents entiers, à l’échelle séculaire. Le monde occidental, au sommet de son dynamisme démographique, a atteint un tiers de la population mondiale. Le paupérisme en Grande-Bretagne et en Irlande, par exemple, mais aussi dans les colonies africaines, et jusqu’en Inde et en Chine au XIXe siècle était la grande conséquence de ce dynamisme démographique plutôt que d’un “complot” des classes dominantes. La Grande-Bretagne est passée de 8 millions d’habitants au XVIIIe siècle à plus de 60 millions aujourd’hui (hors immigration), tout en alimentant une énorme émigration vers l’Amérique du nord et l’Océanie.
La population d’Afrique est passée de 100 millions d’habitants en 1900 à plus de 1200 millions aujourd’hui. La Chine et l’Inde ont connu un décollage démographique colossal à partir du XVIIIe siècle et ce décollage fut largement endogène. La misère qui accompagna ces proliférations humaines était pour les marxistes imputables à l’organisation de la société.
Lucidité de Karl Polanyi, ni marxiste ni libéral
Karl Polanyi est régulièrement annexé au “marxisme” parce qu’il s’est préoccupé du sort des salariés dans le monde industriel, alors qu’il a décrypté les failles majeures de cette idéologie (dans “La grande Transformation” , éd. Gallimard 1983, pour la traduction), où il identifie les 3 fictions juridico-économiques communes au marxisme et au libéralisme :
- la force de travail serait une marchandise (alors que les individus ne peuvent jamais être réduits à une marchandise, c’est-à-dire à ses conditions de production)
- la rente foncière constituerait la seule prise en compte possible de l’état de l’environnement, alors que les externalités du processus industriel ne peuvent être converties en levier financier que sur le mode de la fiction. La nature ne peut être traitée dans le cadre de l’échange de marchandises. C’est ce qui explique que les écologistes politiques dérivent désormais vers des logiques étatistes. Cet expédient les prédispose particulièrement à se faire infiltrer par les anciens sectateurs de l’État-appareil, les marxistes.
- la monnaie serait une marchandise donnant le prix de toutes les marchandises, alors qu’elle est le produit d’un moment instituant, ce qui explique que les crises monétaires ne trouvent de solution que dans des décisions politiques.
Paris, le 26 juin 2021
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