De tous les jargonneurs philosophiques qui ont eu leur heure de gloire en France dans les années soixante et soixante-dix avant de connaître une seconde jeunesse avec l’engouement des universitaires américains pour la French Theory [1], Michel Foucault (1926-1984) est certainement celui dont l’œuvre jouit encore aujourd’hui du prestige le plus durable, très au-delà du cercle étroit des étudiants et des professeurs de philosophie. Cela tient à plusieurs raisons :
1° Les idées de Foucault sont moins manifestement délirantes que celles de ses confrères parce qu’elles ne se présentent pas, à la différence de la « grammatologie » derridienne ou de la « schizo-analyse » deleuzo-guattatienne [2] , comme des conceptualisations gratuites. La plupart de ses écrits, en effet, traitent de questions historiques et sociales d’un intérêt évident : les origines de l’institution psychiatrique (Folie et Déraison : histoire de la folie à l’âge classique, 1961) [3], de la médecine moderne (Naissance de la clinique : une archéologie du regard médical, 1963), de la conception moderne de « l’homme » (Les Mots et les Choses : une archéologie des sciences humaines, 1966), de l’institution pénitentiaire (Surveiller et Punir : naissance de la prison, 1975), ou encore de la notion de « sexualité » (Histoire de la sexualité) [4]. S’y ajoutent deux ouvrages plus théoriques (L’Archéologie du savoir, 1969 ; L’Ordre du discours, 1970) et quelques écrits mineurs, ainsi quel’ ensemble des articles et entretiens réunis en volume après sa mort [5] – sans oublier les cours au Collège de France, dont la publication s’est récemment achevée [6].
2° L’argumentation de l’auteur, dans chacun de ses livres, s’appuie sur ce qui se présente comme une analyse historique extrêmement approfondie et documentée, dont le sérieux serait garanti par l’appartenance de Foucault à l’institution intellectuelle française la plus prestigieuse : le Collège de France, où il fut élu en 1969.
3° Foucault est censé avoir bouleversé de fond en comble l’étude de chacun des domaines qu’il a abordés, en montrant que des institutions tenues pour évidentes (tout comme les « systèmes de pensée » qui les accompagnent) étaient en fait relativement récentes et n’avaient rien de « naturel » ; il aurait ainsi sapé les fondements mêmes des certitudes les plus fermement ancrées dans la culture occidentale moderne, mettant fin, selon l’ expression de son ami l’historien Paul Veyne, à « vingt-cinq siècles de métaphysique » [7].
4 ° La mise en question par Foucault des institutions et de leurs « dispositifs » de légitimation sociale et intellectuelle, jointe à son activité militante (d’abord principalement contre les prisons, puis en faveur des droits de l’homme), fait de lui une référence rituelle dans certains discours critiques contemporains, en particulier au sein des mouvements de revendication liés au « genre » [8], ou encore contre les nouvelles formes de contrôle social [9]. En France, des revues intellectuelles-critiques comme Lignes, Vacarme, Multitudes ou Agone portent nettement la marque de son influence, mêlée à celles de Negri, de Bourdieu et, dans une moindre mesure, de Deleuze/Guattari. On trouve aussi son empreinte dans des publications plus radicales, comme celles du « Parti imaginaire » [10]. Il y a même un foucaldisme de droite ou « libéral-assurantiel » [11], dont la figure de proue est l’ancien assistant de Foucault au Collège de France, François Ewald, passé en trois décennies de la Gauche prolétarienne (organisation maoïste) au Mouvement des entreprises de France (syndicat patronal).
De telles utilisations, si diverses soient-elles, n’étaient pas illégitimes aux yeux de Foucault :
Tous mes livres [ … ] sont, si vous voulez, de petites boîtes à outils. Si les gens veulent bien les ouvrir, se servir de telle phrase, telle idée, telle analyse comme d’un tournevis ou d’un desserre-boulon pour court-circuiter, disqualifier, casser les systèmes de pouvoir, y compris éventuellement ceux-là mêmes dont mes livres sont issus… eh bien, c’est tant mieux ! [12]
Écrire ne m’intéresse que dans la mesure où cela s’incorpore à la réalité d’un combat, à titre d’instrument, de tactique, d’éclairage. Je voudrais que mes livres soient des sortes de bistouris, de cocktails Molotov ou de galeries de mines, et qu’ils se carbonisent après usage à la manière des feux d’artifice [13].
Foucault représente, avec Pierre Bourdieu (professeur, tout comme lui, au Collège de France), la figure désormais fort répandue d’un intellectuel « engagé » dont la carrière académique n’a pas entamé la crédibilité contestataire – du moins aux yeux de ceux qui portent ces deux auteurs au pinacle dans la littérature consacrée aux « mouvements sociaux » – et dont l’activité contestataire, ou réputée telle, a paradoxalement légitimé la carrière académique [14].
Son œuvre, bien sûr, n’a pas manqué de susciter des critiques, n’émanant pas seulement des segments les plus conservateurs du monde académique. Dès 1971, George Steiner voyait en lui « le mandarin du moment » [15]. En 1976, Jaime Semprun se moquait du « professeur Foucault », « le Cave-Illégaliste-en-Chaire » jouant au « mec à la redresse », « gardien au Collège de France de l’orthodoxie populaire du crime » [16]. L’année suivante, Jean Baudrillard publia un pamphlet intitulé Oublier Foucault, où la critique de la théorie foucaldienne du pouvoir servait surtout de prétexte à mettre en valeur ses propres idées ; l’intéressé déclara à son sujet (avec humour, pour une fois) : « Moi, mon problème, ce serait plutôt de me rappeler Baudrillard » [17]. En 1986, un livre beaucoup plus substantiel, dû au Brésilien José-Guilherme Merquior, mettant en perspective l’ensemble des critiques universitaires dont Foucault avait fait l’objet, fut traduit en français [18], pour être aussitôt passé sous silence par les thuriféraires du grand homme [19]. Tant il est vrai que, comme l’écrit Merquior, Foucault lui-même était de ces auteurs qui ont « la fâcheuse habitude d’esquiver les objections critiques plutôt que d’y faire face, et à quelques honorables exceptions près ceux de leurs interprètes qui ont de la sympathie pour leurs idées examinent rarement les critiques dont leurs héros sont la cible » [20]
Ceux qui se sont élevés avec le plus d’insistance contre l’emprise du foucaldisme sur les esprits sont avant tout des historiens, tels que le Britannique Ian Maclean, qui a sévèrement critiqué la théorie des « épistémès » de Foucault [21]. Plus récemment, les vues de ce dernier sur l’histoire de la folie – déjà réfutées depuis bien longtemps – ont été de nouveau critiquées, d’abord en 2007, à l’occasion de la première traduction intégrale anglaise de son célèbre livre (dont seule une version abrégée avait été traduite) [22], puis en 2009, lors de la publication du livre de Claude Quétel intitulé (en référence directe à Foucault) Histoire de la folie [23], et de la réédition de La Pratique de l’esprit humain, par Marcel Gauchet et Gladys Swain [24]. « Il était temps » , proclame Quétel [25], « d’en finir avec Foucault et ses mythologies, même si elles occupent toujours le paysage épistémologique et surtout médiatique » . Une telle longévité s’explique, selon Gauchet, par le fait qu’« on se heurte ici à une certitude d’un genre spécial, invulnérable à l’objection. À quoi bon discuter de ce qui se présente comme l’interprétation puissante, efficace, souveraine ? » [26].
Puisque les livres de Foucault sont supposés être des « boîtes à outils », il convient d’examiner de plus près ce que valent les outils en question, notamment sous l’angle de leur pertinence philosophique et historique – les deux points forts de la pensée du maître, en qui certains veulent voir « le plus grand philosophe français » de son temps [27] et un auteur qui a « révolutionné l’histoire » [28]. Il ne sera pas non plus inopportun de confronter les « cocktails Molotov » théoriques de Foucault aux attitudes qu’il a lui-même adoptées au fil de sa carrière et de ses engagements ou désengagements successifs. Une telle analyse n’épuise évidemment pas la portée éventuelle des « outils » qu’il a élaborés, mais elle met à l’épreuve la cohérence de sa pensée dans son rapport avec la pratique – conformément d’ailleurs aux vues de Foucault lui-même, qui a toujours insisté sur l’interdépendance des « discours » et des « pratiques » , et s’est expliqué sur son propre parcours dans de nombreux entretiens. On ne tiendra donc pas compte de sa célèbre mise en garde contre toute recherche de ce genre le concernant :
Ne me demandez pas qui je suis et ne me dites pas de rester le même : c’est une morale d’état civil ; elle régit nos papiers. Qu’elle nous laisse libres quand il s’agit d’écrire. [29]
Cette proclamation d’irresponsabilité me rappelle une blague racontée par je ne sais plus quel auteur antique : agacé par un disciple d’Héraclite qui ne cessait de lui répéter que tout change en permanence et qu’on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve, le protagoniste de l’anecdote lui donne un grand coup de poing dans la figure ; le type tombe par terre et s’écrie : « Aïe ! Pourquoi me frappes-tu ? » ; à quoi l’autre répond : « Je ne t’ai pas frappé, puisque tu n’es pas le même que tout à l’heure. » Après tout, si Foucault ne voulait pas être considéré comme un auteur, il lui suffisait de ne pas mettre son nom sur la couverture de ses livres.
(...)
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