La contingence dans les affaires humaines (1/2)

Débat Cornelius Castoriadis – René Girard
mardi 25 juillet 2023
par  LieuxCommuns

Extrait de « Colloque de Cerisy. L’auto-organisation. De la physique au politique », Seuil, 1983, pp. 279 – 301 (Source).

Séminaire samedi 13 juin 1981, soirée

Didier Bigo et Serge Sidoroff ont profité du « ciclo » [1] pour proposer un débat entre Cornelius Castoriadis et René Girard sur le thème de la contingence dans les affaires humaines. Entre ces deux œuvres si différentes, quel passage trouver si ce n’est justement que l’une et l’autre accordent une place critique à la contingence ? Les résonances que les organisateurs du colloque avaient perçues entre des domaines et des sensibilités différentes étaient-elles manifestes aux autres participants ? Oui, s’il faut en croire le nombre de personnes qui sont venues s’entasser, deux heures durant, dans un petit salon rapidement enfumé, les uns debout, les autres assis, par terre, sur des chaises ou des tables, formant un cercle autour des deux protagonistes du drame. À moins qu’ils ne soient venus, spectateurs, pour voir de près l’affrontement de ces deux puissantes personnalités ? Débat informel, souvent tendu dans sa retenue, frappé d’humour et d’incompréhension parfois, le voici retranscrit dans sa presque totalité (transcription : Paul Dumouchel).

Direction : Jacques Schlanger.

Participants : Henri Atlan, Didier Bigo, Marie-Claire Boons, Cornelius Castoriadis, Jean-Marie Domenach, Jean-Pierre Dupuy, Yvonne Emsellem, René Girard, Jean-Claude Guillebaud, Pierre Lantz, Pierre Livet, Maurice Milgram, Claude Mouchot, Lucien Scubla, Serge Sidoroff, Isabelle Stengers.


Sidoroff : Je voudrais donner quelques brèves explications au sujet du titre de cette rencontre : la contingence dans les affaires humaines, afin d’éviter que nous retombions dans les impasses du débat d’hier soir sur la nouveauté. J’aimerais qu’on prenne le mot contingence dans deux sens très précis. Le premier est celui de l’arbitraire du choix de la victime émissaire dans la résolution de la crise mimétique chez René Girard. On sait que c’est la méconnaissance de cet arbitraire qui permet le fonctionnement du mécanisme d’institution de la société. Le second est celui de la contingence des lois que se donne une société lorsqu’elle s’auto-institue au sens de Cornelius Castoriadis. Il y a là deux problématiques qui accordent une place centrale à la contingence, mais en deux sens différents et pour des effets différents. Or, j’aimerais pouvoir articuler ces problématiques l’une à l’autre. Je tiens à la théorie de Girard à cause de sa richesse explicative. Il y a un contraste entre la simplicité de l’hypothèse mimétique et sa capacité de développement morphogénétique. C’est là quelque chose d’extrêmement séduisant. Mais je suis aussi très attaché, par conviction, à ce que dit Castoriadis sur la possibilité pour une société de s’instituer autrement qu’en posant hors d’elle-même l’origine de son sens et de ses règles. Didier ?…

Bigo : Je suis moins optimiste que Serge, et je voudrais surtout savoir s’il y a une pensée de la contingence chez René Girard, et dans quelle mesure. Chez Castoriadis, c’est évident.

On peut aborder la question à partir de la logique du sacré. Girard l’enracine dans la mimésis qui engendre à la fois différences et indifférenciations, et où les différences culturelles apparaissent comme illusoires, même si elles sont vécues comme réelles. Elles proviennent d’une méconnaissance, celle du mécanisme victimaire, qui fonde la logique du sacré. Entre Girard et Castoriadis je ferais intervenir un tiers qui est absent, Marcel Gauchet, qui dit que les sociétés primitives instituent leur sens hors d’elles-mêmes. De quelle façon conçoivent-ils tous les deux cette logique du sacré, et quels rapports entretient-elle avec l’organisation de nos sociétés ?

Girard : En ce qui concerne la contingence, ma réponse est non. Je ne pense pas qu’il y ait vraiment dans mon système une pensée de la contingence. J’ai été séduit par certains textes littéraires, théologiques et institutionnels, et j’ai eu l’impression que je pouvais en tirer les principes dynamiques de la genèse de ces textes, et par la suite, de la genèse de certaines sociétés. Je parle de cette genèse-là, je ne parle pas de notre société. Pour moi, il est évident que la meilleure manière de penser mon système, c’est de le penser de façon déterministe, au sens où un chercheur comme Varela a dit hier qu’il était déterministe [2] Non par amour du déterminisme, mais parce que ça permet de greffer mon hypothèse sur une théorie de l’animal.

Les éthologistes savent que, chez les animaux, certaines formes d’accord et de désaccord ont un caractère mimétique. Certains conflits autour des femelles, par exemple, se résolvent par des phénomènes qui sont déjà très proches du choix d’un tiers comme victime. J’ai donc tendance à dire que le mimétisme est instinctif. C’est une manière de penser, je ne dis pas que c’est forcément la bonne, je ne suis même pas sûr que ce soit la meilleure. Le mimétisme est instinctif, et à partir d’un certain seuil les organisations sociales animales fondées sur les « dominance patterns », c’est-à-dire en fait sur le compromis, sur l’acceptation par l’animal battu d’être dominé et de passer toujours après le dominant ; passé un certain seuil de mimétisme, donc, ces organisations ne peuvent plus tenir, quelque chose se casse, et tout se refait au niveau de la mort de la victime. La mort de la victime implique le rite, et le rite implique la répétition de cette mise à mort, c’est-à-dire qu’on change de victime, qu’on la remplace par une autre. Le rite suppose un principe de substitution dont on peut tirer ce que Durkheim nommait la transcendance sociale et ce que Lacan appelle le symbolique. Or, en pensant que le mimétisme est instinctif, on pense le système comme un prolongement de la théorie de l’évolution.

Cette façon de voir me semble la plus simple et la plus facile, parce qu’elle évite tout aussi bien ce qu’il y a de trivial dans l’évolutionnisme animal appliqué à l’homme (puisqu’ici il y a une rupture), que ce qu’il y a de métaphysique dans l’anthropologie structuraliste d’aujourd’hui, qui dit finalement, comme le disait le XVIIe siècle, que l’homme est tombé du ciel. Ce que je dis permet de penser l’homme à partir de l’animal, en le pensant quand même comme symbolique ; permet de penser la genèse de la symbolicité.

Guillebaud : Je ne comprends pas en quel sens vous pouvez dire qu’il n’y a pas de contingence dans votre système.

Girard : Il n’y a pas de contingence, parce qu’à ce stade-là, celui de la victime émissaire, de la première victime, de la naissance du social, et de l’hominisation, le système est pensable au niveau de la théorie de l’évolution et que toutes les hypothèses philosophiques me paraissent inutiles. Je ne vois pas pourquoi je ne profiterai pas jusqu’au bout de cette possibilité de penser le processus d’hominisation à partir du seuil au-delà duquel l’animalité, les sociétés animales au sens des éthologues, ne fonctionne plus. Ce seuil, c’est celui du sacrifice.

Je ne dis pas que, forcément, il n’y a pas de liberté dans le système, et que plus tard on ne pourra pas y mettre toutes sortes de choses qui feront plaisir à tout le monde (rires). Je dis qu’il y a là une possibilité dont il faut essayer de discuter, non pas au niveau de la philosophie, des idées générales, mais au niveau de ce qu’elle peut faire sur les textes, sur les institutions, sur les rites, sur les mythes, sur tous les phénomènes culturels. À ce niveau-là les arguments en faveur de ma thèse me semblent extrêmement puissants. Mais on se trouve devant une difficulté très grande… ou bien je les déroule et ça durera le reste du colloque (rires)… ou bien…

Dupuy : Je crois, pour revenir à quelques thèmes cardinaux de ce colloque, que, dans le système girardien, il y a à la fois déterminisme et contingence -ou arbitraire, ou hasard ; au sens où nous avons tenté de cerner cette conjonction improbable tout au long des dernières séances. Je voudrais expliquer pourquoi, d’une façon volontairement abstraite, qui nous permettra d’extraire de la théorie girardienne un principe purement morphogénétique, à la limite indépendant de l’objet auquel il s’applique. Le principe mimétique, c’est le triangle, comment dit-on,… « français » ?

Girard : Oui, le « French triangle » dans l’expression anglaise. Ce que Valéry Larbaud traduit par monsieur, madame et l’autre.

Dupuy : Reprenons ce « French triangle », c’est-à-dire, le sujet, l’objet et l’autre. Le sujet désire l’objet parce que l’autre le désire. Mais lorsqu’on présente les choses ainsi, ça ne va plus du tout. Car si la mimésis est universelle, comme le veut l’hypothèse, pourquoi l’autre désire-t-il l’objet ? S’il désire l’objet c’est parce qu’il imite quelqu’un d’autre. Parce que la mimésis est universelle, elle ne dit rien sur ce que va être l’objet, ou plutôt, elle dit quelque chose de précis : elle dit que cet objet, en principe, peut être n’importe quoi. Prenons le cas le plus simple, où le sujet désire l’objet 0 parce que l’autre désire l’objet 0, et où l’autre désire l’objet 0 parce que le sujet le désire. L’objet 0, ici, est donc indéterminé. Il y a une indéterminité fondamentale qui est liée à la définition même du principe mimétique. Et il est évident qu’on peut refaire le même raisonnement au sujet de la violence et de la victime émissaire.

Pardonnez-moi l’ésotérisme des termes, mais vous comprenez que c’est exactement l’exemple des urnes de Blackwell et Kendall [3] (Des cris : non ! non !) On pourrait considérer l’objet comme un « attracteur », au sens des mathématiciens. Mais alors, il faut reconnaître que ce peut être n’importe quoi, enfin, presque n’importe quoi. Pour le dire autrement, l’ensemble des attracteurs est dense dans l’espace des objets possibles (rires). Mais oui ! Une fois qu’un objet a émergé de ce mécanisme, rien ne pourra empêcher les désirs de converger vers lui. Il semble alors que l’objet était toujours déjà là, que c’est lui qui a attiré les désirs. En fait c’est la convergence des désirs qui fait émerger l’objet, lequel, par la suite, semble attirer les désirs. C’est bien l’exemple des urnes de Blackwell et Kendall.

Nous avons donc, Isabelle, un magnifique exemple de hiérarchie enchevêtrée, un bel exemple d’un système où presque n’importe quel point est un attracteur, un point fixe, un bel exemple de système autoréférentiel au sens de Varela. Ce sont exactement les mêmes concepts qui sont utilisés.

Pour moi, dire cela, ce n’est pas prouver que l’hypothèse mimétique est bonne, juste ou pertinente. Je dis simplement qu’on ne peut pas rester insensible à cette résonance.

Girard : Si on parle de culture, on ne parle pas de n’importe quel objet parce qu’il y a des prohibitions culturelles. Ma définition du désir serait, plutôt, l’appétit, le besoin, lorsque des effets mimétiques se greffent dessus. L’intéressant, justement, c’est que cela existe déjà chez les animaux. Chez certaines espèces où il y a combat de deux mâles pour une femelle, on peut retirer la femelle et les mâles continuent à se battre. Les éthologistes parlent alors d’une lutte de prestige. Mais que veut dire prestige ? C’est un mot sacré qui signifie effet de sortilège. Dès lors qu’il n’y a plus que le mimétisme qui fonctionne, l’homme tend à lui donner un nom religieux et sacrificiel.

Mais l’élément principal du mécanisme, le paradoxe, c’est que le mimétisme d’appropriation divise, tandis que le mimétisme de l’antagoniste rassemble. Le mimétisme qui divise au niveau de l’appropriation est vraiment cumulatif au niveau de la destruction. On peut se partager un ennemi, littéralement on peut communier sur un ennemi, on ne peut généralement pas se partager la même femme.

Schlanger : C’est parce que vous avez un explicateur universel que vous ne pouvez pas partager la même femme.

Girard : Laissez-moi vous raconter un mythe sud-américain rapporté par Lévi-Strauss [4] Le mythe se passe au moment où il n’y avait pas encore de femmes, et où les hommes cherchaient des femmes. Ils regardent dans un lac et ils voient le reflet d’une femme. Chacun cherche à saisir ce reflet. Finalement ils découvrent dans un arbre la femme dont ils voyaient le reflet. Ils se précipitent sur elle, la mettent en pièces, puis, ils s’en vont. Le lendemain, lorsqu’ils reviennent, chaque morceau de femme s’est transformé en une femme séparée, et l’institution du mariage est créée. Il y a tout dans ce mythe.

Stengers : Je voudrais revenir sur les urnes de Blackwell et Kendall pour préciser les limites de l’analogie. Dans les modèles de comportements imitatifs à effets d’auto-organisation, on suit une exacerbation des comportements imitatifs qui aboutit à privilégier un comportement donné. La dynamique entraîne, avec l’évolution du système, une contribution de plus en plus déterminante des interactions d’imitation et, dans cette mesure, mène à un comportement « attracteur » qui, en soi, n’a pourtant rien de particulier. On retrouve bien cette non-particularité du rapport stable entre boules blanches et noires dans le cas de l’urne. Mais là, il ne s’agit pas d’un effet dynamique -les interactions imitatives qui deviennent de plus en plus décisives -mais d’un effet arithmétique. C’est parce que les boules sont de plus en plus nombreuses dans l’urne que leur rapport devient progressivement insensible aux variations que pourrait entraîner l’adjonction successive des boules. C’est un effet de masse. Et les « imitations » – je prends une boule blanche, j’ajoute une boule blanche –, loin de devenir de plus en plus décisives, deviennent de plus en plus insignifiantes par rapport à l’état de fait créé. La comparaison qui me vient à l’esprit est celle du prisonnier de la Mafia dont on met les pieds dans un bac de ciment. Le malheureux remue les pieds au début, mais à mesure que le ciment prend, ses mouvements deviennent de plus en plus « fatigants » et donc limités. À la fin, il reste bloqué dans une position quelconque, un peu comme le rapport entre boules blanches et noires reste bloqué. Dans les deux cas, modèles de dynamique des comportements ou effet arithmétique, l’évolution devient impuissante à modifier ce qu’elle a engendré, mais dans le premier cas, c’est parce qu’elle a, elle-même, engendré un attracteur qu’elle ne cesse de renforcer, dans le second, parce qu’elle est écrasée par l’inertie d’un fait par rapport auquel elle devient insignifiante.

Dupuy : Je crois que c’est un abus de langage de parler dans ce cas d’attracteur, ce n’est qu’en apparence que tout se passe comme s’il y avait un attracteur, comme s’il existait un niveau logique supérieur qui guidait la dynamique vers lui. Car ici, ce niveau « supérieur » est en fait créé par la dynamique, d’où l’enchevêtrement des niveaux, et ceci est vrai ausi bien dans le cas des urnes que dans celui du mimétisme. C’est en ce sens que je vois la ressemblance.

Girard : À mon avis, Jean-Pierre a raison, il y a un moment du système qui est vraiment celui de la morphogénèse. C’est l’effet de rite, l’effet de la victime initiale. Cette victime initiale ne devrait pas s’appeler bouc émissaire, parce que cela crée des équivoques extraordinaires. Nous ne nous en rendons généralement pas compte, mais dans notre société nous employons l’expression bouc émissaire en deux sens différents. J’en ai pris conscience grâce à mes critiques.

Il y a un usage ethnologique du bouc émissaire, qu’on m’attribue à tort, et qui ne m’intéresse absolument pas. Fraser parlait de rites et de mythes du bouc émissaire. Les structuralistes, Lévi-Strauss en particulier, ont critiqué cette notion, à juste titre à mon avis. Cela n’existe pas, ou du moins cela ne devrait pas s’appeler comme ça. Mais l’expression bouc émissaire a encore une autre signification, qui, elle, m’intéresse. Lorsque nous lisons un compte rendu de procès de sorcières au XVIe siècle, où tous les juges sont d’accord sur la culpabilité de la sorcière, et que la sorcière elle-même est d’accord, nous disons : c’est faux ; la victime est un bouc émissaire. Et nous ajoutons, il y a là un système de représentation victimaire, dont tous les acteurs, en un sens, sont victimes. En ce sens, il n’y a pas chez moi de système de lecture particulier. Je cherche à prolonger un moment d’interprétation, à mon avis le plus grand de l’Occident, et qui commence aux XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, celui de la lecture de la persécution. Je voudrais situer mon travail dans le prolongement de cette pensée.

Nous sommes la seule société qui refuse la magie, mais ce système de lecture, dans une espèce d’ethnocentrisme bizarre, inversé, nous l’arrêtons à notre propre société, nous ne l’utilisons que pour elle. Si on transforme le mythe d’Œdipe et si on le maquille en texte du XVIe siècle, automatiquement nous le lisons comme s’il s’agissait d’un procès de sorcière. Mais dès qu’on le remet dans le costume grec, il devient impossible de le lire ainsi, comme une banale histoire de persécution, sans se faire .insulter parce que le texte est soudainement devenu sacré.

Les théories actuelles de l’interprétation sont atrocement relativistes.

Elles disent qu’il n’y a pas de vérité, que toute lecture d’un texte est un autre texte, qu’un texte n’a pas de référent réel, que les mythes racontent des histoires d’expulsions et de mises à mort qui ne renvoient à rien d’autre qu’à la structure de l’esprit humain. Mais nous ne pouvons relativiser ainsi la façon dont un historien moderne lit un procès de sorcière. Nous ne pouvons pas dire : la lecture des persécuteurs est aussi bonne que celle de l’historien. Même s’il est seul et qu’il a la totalité des témoins contre lui, nous faisons de sa lecture la nôtre. Parce que lorsqu’on nous dit, il y a la peste dans une communauté du Moyen Âge et cette communauté affirme qu’un homme a commis le parricide et l’inceste, c’est pourquoi il est responsable de la peste, il faut le tuer et l’expulser ; lorsque nous lisons cela, nous savons que ce texte a un référent réel, qu’il y a de véritables victimes derrière, et que nous avons affaire à un système de représentation victimaire. Nous sommes tous certains que l’historien a raison, pourquoi serait-il impossible de dire la même chose d’un mythe qui a la même structure ? Je n’ai pas de système d’interprétation particulier. Je crois qu’il faut déplacer légère­ ment vers la mythologie l’interprétation des historiens, parce que ce sont eux qui détiennent la véritable interprétation des textes, et non les ethnologues.

Sidoroff : Je voudrais tenter de recentrer le débat, de reprendre sur un plan plus général ce qui me semble être à la fois le point de contact et de contradiction entre les problématiques de Girard et de Castoriadis. Chez Girard, le problème de l’institution de la société peut se résoudre de deux manières, et, si j’ai bien compris, s’est résolu historiquement de ces deux manières. La première solution, celle d’avant la révélation, c’est l’expulsion de la victime émissaire, qui, par sa mort, fonde la société et, devenant sacrée, constitue à l’extérieur de la société le lieu de son sens et de ses règles. L’autre voie historique que nous connaissons depuis deux mille ans provient de la révélation évangélique. Dans les deux cas il y a institution hors de la société du lieu de son origine et de son sens. Dans cette problématique, il n’y a apparemment pas de place pour une société qui situerait son sens à l’intérieur d’elle­ même, pour reprendre une expression de Marcel Gauchet [5]

Bigo : On a parlé de contingence et on l’a opposée au déterminisme, mais lorsque j’en ai parlé, c’était pour l’opposer à la transcendance au sens de Durkheim. Quand je parle de contingence au sujet d’une société, je l’oppose au fait qu’une société pose son sens hors d’elle-même dans une entité qui la transcende.

Guillebaud : II me semble que vous avez une interprétation forcée du mécanisme victimaire, car dans l’hypothèse de Girard, ce n’est pas l’expulsion de la victime qui est constitutive de la société, ce n’est pas quelque chose d’extérieur, ce qui fonde véritablement la société c’est la conviction partagée de la culpabilité de la victime.

Girard : C’est ça, bien sûr.

Dupuy : Jean-Claude n’était pas là, je ne lui en fais pas reproche, il avait autre chose à faire, sûrement (rires), mais pendant trois jours nous avons discuté au fond d’un seul thème : du changement de niveau d’observation. Ce que tu viens de dire est vrai à un niveau, faux à l’autre. L’observateur extérieur qui, comme Girard, fait ou prétend faire la théorie des mécanismes par lesquels s’institue une société sait que ces mécanismes sont intérieurs à la société. Mais l’observateur intérieur, le sociétaire, place les dieux à l’extérieur. Suivant le niveau auquel on se place, on situe le phénomène émergent à l’intérieur ou à l’extérieur.

Emsellem : Je ne sais pas comment dire, mais je suis assez gênée par cette discussion. On a d’abord parlé de contingence, puis c’est devenu le contraire de la contingence, enfin la transcendance. Je ne sais pas de quoi nous parlons. Nous avons demandé à Girard s’il croyait à la contingence, il a répondu que non. Et nous continuons… Peut-être pourrions-nous poser une autre question ? (Rires.)

Atlan : Girard ne croit pas à la contingence parce qu’il est observateur intérieur de Girard, tandis que nous, qui sommes extérieurs à Girard, nous savons qu’il y croit.

Dupuy : C’est évident !

Castoriadis : Que se passe-t-il lorsque vous communiquez ce savoir à René Girard ?

Atlan : II y a une boucle émissaire … (rires)

Domenach : Je voudrais poser à Girard une question sur la contingence même de son interprétation. D’où vient l’énergie de l’interprétation ? Où est-ce que tu la situes historiquement ? Est-ce que tu te situes au lendemain de la mort du Christ, comme quelqu’un qui a compris ? Ou est-ce que tu te situes en 1981 comme quelqu’un qui est le produit d’une histoire culturelle en effet privilégiée, parce que marquée par une reprise des mythes, comme le disait Ricœur à Lévi-Strauss ? Encore faut-il que cette reprise des mythes vienne de quelque part, qu’il y ait une invention dans cette histoire. Tu es situé à un certain moment de l’histoire, et j’ai l’impression que tu ne l’acceptes pas. C’est-à-dire que tu te situes à la fois en l’an 33 et en l’an je ne sais combien… dans l’éternité, puisque d’une certaine façon tu boucles l’interprétation.

Girard : Absolument pas… Au contraire, je suis aussi historique que possible. En 1981, avec derrière nous toute cette histoire dont tu parles, plus l’ethnologie et les sciences sociales, je dis que le scandaleux, c’est que notre culture s’interprète et interprète toute chose sans penser le judéo-chrétien, à un moment où les imbrications entre ce judéo-chrétien et notre histoire deviennent de plus en plus visibles chaque jour, ce qui est un phénomène historique.

Mais je dis très peu de chose au-delà de certains grands interprètes des cent dernières années. Je dis très peu de chose au-delà du Freud de Totem et Tabou, très peu de chose au-delà de Heidegger, bien que de façon différente, peu de chose au-delà .de Durkheim, peu de chose au delà du Lacan qui parle de symbolisme. Je dis seulement que du symbolisme, on peut faire l’histoire, qu’il naît et qu’il meurt, et que dans notre société il meurt pour des raisons très particulières. Je suis pétri de l’histoire des cent dernières années. J’ajoute simplement ceci : lorsque nous affirmons que les textes mythiques sont vitaux pour notre vie intellectuelle, individuelle et collective, et que nous ajoutons que le christianisme n’a rien à voir avec elle, ce que nous pensons là est forcément de la connerie.

Domenach : Je maintiens que tu donnes une sorte de consécration a-chronique à tous ces penseurs que tu rassembles derrière toi. Tu te mets en dehors de l’histoire en nous disant : voici le point sublime d’où l’on peut voir la totalité de l’histoire. Si on se situe parfaitement à l’intérieur de ta pensée, il n’y a plus de nouveauté possible, il n’y a plus d’autre interprétation possible. Il y a une jonction récursive avec la révélation, jonction qui est opérée à partir d’une sommation, d’une cumulation culturelle, en ce sens d’une histoire, mais il y a quand même annulation de l’histoire.

Girard : Tous les grands penseurs de l’histoire, en particulier le plus grand, Hegel, disent : tout est histoire et d’une certaine manière l’histoire est achevée. Il n’y a pas de doute.

Castoriadis : On le leur a toujours reproché.

Girard : Oui, on le leur a toujours reproché…

Castoriadis : On peut toujours dire, très banalement, à Hegel : Monsieur, vous êtes mort, merci.

Schlanger : S’il vous plaît ! J’aimerais reprendre la question de Domenach. En fait, selon vous, il y a eu, au XVIe - XVIIe siècle, une mauvaise bifurcation, avant tout était bien…

Girard : Non, pas du tout !

Schlanger : Mais si, puisque vous aimeriez retrouver une sorte de Moyen Âge où le mythe serait totalement intégré…

Girard : C’est incroyable, ce qu’on me fait dire ici !! Je ne dis aucune de ces choses. Je maintiens fermement que je ne dis absolument pas ce que vous venez de dire. Je ne dis certainement pas ça ! Je dis des choses dont j’ai l’impression qu’elles sont trop simples. Mais alors elles sont scandaleuses, dans la mesure où je dis que la Bible fait partie de notre histoire, elle n’en a jamais plus fait partie qu’aujourd’hui.

Ou bien on prend certains textes au sérieux, ou bien on ne les prend pas au sérieux. Il y a dans l’Évangile quelque chose de très important pour la défense des victimes, et qui s’appelle l’Esprit. Dans l’Évangile selon saint Jean, l’Esprit a un nom particulier, qui, pour des raisons bizarres, n’a jamais été traduit. C’est pourquoi nous disons le Paraclet. Paraclet vient du mot grec paracleitos, qui veut dire avocat de la défense. Si vous lisez les grands livres sur saint Jean, on vous dit : il doit y avoir là un élément légal, le Fils défend les disciples auprès du Père, etc. Mais si vous regardez les textes de près, ils disent tous la même chose : il y aura des martyrs dans le monde, mais cette fois ça ne marchera plus, car l’Esprit prendra leur défense. Qu’est-ce que ça veut dire, « ça ne marchera plus », « l’Esprit prendra leur défense » ? Ça ne veut certes pas dire qu’il n’y aura plus de martyrs et qu’une force magique empêchera qu’il y en ait, ça veut dire qu’il y aura toujours des victimes, mais qu’elles seront reconnues comme telles. C’est-à-dire qu’il se lèvera toujours des gens pour prendre leur défense ; c’est-à dire que l’unité de la communauté ne se refera plus autour d’elles. La révélation évangélique nous fait entrer dans un monde où le système de représentation victimaire ne fonctionne plus. Il est évident que nous n’arrêtons pas de parler de victimes, nous sommes la seule société du monde qui ait une problématique de la victimisation, de l’oppression. Dans la mesure où nous nous en rendons compte, nous sommes bien obligés de nous dire que cela doit avoir plus de rapport avec cette expression, Paraclet, qu’avec Œdipe ou Dionysos, nom de Zeus C’est tout de même extraordinaire que, dans une réunion d’intellectuels qui ont lu ces textes, il soit impossible de dire que ces textes ont un rapport avec notre histoire, aujourd’hui en 1981, alors que la menace qui pèse sur le monde est inscrite dans ces textes. Le fait d’en parler paraît risible… Ce rire est une défense, visiblement.

Il suffit de comparer le mythe d’Œdipe au prétendu mythe de Caïn et Abel ou au « mythe » de Joseph pour voir que ce n’est pas du tout la même chose. Le mythe de Joseph est toujours du côté de la victime, il la réhabilite et la présente comme humaine. La Bible est le seul texte religieux qui ose dire qu’une société unanime contre une victime peut avoir tort. C’est à mon avis pourquoi elle est à l’origine de toutes les pensées révolutionnaires.

(.../...)

Seconde partie disponible ici


[1Il y avait au CIDOC de Cuernavaca, le célèbre centre de rencontres et de recherches fondé au Mexique par Ivan Illich, une institution libre nommée Ciclo. Le « Ciclo » (le cercle), c’était à la fois un lieu et un moment de la journée où, quotidiennement, ceux qui le souhaitaient se réunissaient en une sorte de bourse d’échanges. Ce qui s’échangeait ? Des offres et des demandes de formation, d’information et de réflexion dans quelque domaine que ce soit. De là que chacun pouvait être tantôt étudiant libre, tantôt professeur ou animateur le temps d’une rencontre ou d’un séminaire. Nous avons pensé qu’il serait bon de ressusciter cette institution à l’occasion de ce colloque. Il y a en effet rassemblés ici une telle diversité de compétences et de disciplines, un si grand éventail de matières à traiter et de questions à débattre, que nous sommes convaincus que les douze séances programmées n’étancheront pas notre soif de connaissances et de confrontations. Certaines des personnalités qui nous font l’honneur et l’amitié de passer avec nous cette semaine entière se rencontrent pour la première fois, et nous brûlons d’impatience de les voir échanger et débattre en des face-à-face animés. Voilà pourquoi nous vous invitons à lancer des projets de séminaires, de discussions, d’expérimentations de toute sorte et à les mener à bien. Il ne sera pas dit qu’une telle richesse était incapable d’auto-organisation.

[2Voir ici même p. 175.

[3Voir ici même p. 201.

[4Claude Lévi-Strauss, Le Cru et le Cuit, Paris, Pion, 1964.

[5Marcel Gaucher, « La dette du sens », Libre, n° 19.


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