Note de lecture, adressée par un sympathisant, d’un des principaux livres tentant de cerner les tenants et les aboutissants de la vague idéologique différemment nommée « (dé)coloniale » / « woke » / « Cancel culture » qui déferle aux États-Unis et commence à monter en puissance en Europe et notamment en France. Les auteurs semblent, assez classiquement, faire remonter ce courant à la fameuse « French theory », les Michel Foucault, Jacques Derrida, Jean-François Lyotard, etc.
Deux remarques complémentaires au texte, très clair, qui suit nous semblent ici nécessaires.
- Il d’abord est étonnant que ceux qui enracinent justement ce mouvement nihiliste de « déconstruction » dans la ’French theory’ ne dévoilent pas plus sa généalogie. On y trouve, sur le versant philosophique, Heidegger (et des interprétations de Nietzsche) mais surtout, sur le versant politico-idéologique, le Gramscisme et l’École de Francfort, deux courants construits sur l’échec total des postulats marxistes dans les années 30 face au totalitarisme communiste et particulièrement ses rejetons mimétiques national-socialiste ou fasciste. La « dissonance cognitive » auquel il est très pertinemment fait référence plus bas, commence là : dans la surenchère idéologique et millénariste face au démenti des faits. Le rôle d’H. Marcuse semble avoir été particulièrement central dans toute l’après-guerre, notamment aux États-Unis.
- Non moins étonnant, ensuite, semble l’aveuglement face au fait massif que cette ’French theory’ sert de masque grotesque ou plutôt d’habillage pseudo-théorique d’une métamorphose civilisationnelle : l’importation, ou le resurgissement, et la propagation en Occident de mentalités traditionnelles non-occidentales closes et structurées autour de la famille, du clan, de la tribu, de la race et de la religion qui ne peuvent que se heurter frontalement aux acquis des mouvements d’émancipation, eux-mêmes victimes d’une érosion endogène. Ces considérations, si peu politiquement correctes, sont évidentes à qui se confronte aux réalités populaires depuis quelques décennies et permettent de lever nombre de paradoxes dont celui, ci-dessous évoqué, d’un recours de plus en plus rapide à la violence brute et sans fard une fois le langage désarticulé.
Ces deux éléments se conjuguent, bien évidemment, les seconds apportant aux premiers l’illusion d’un ’soutien’ populaire en échange d’une façade de respectabilité à prétention intellectuelle. Cette convergence des post-modernes et des pré-modernes unis pour l’annihilation des courants d’autonomie individuelle et collective qui se sont déployés en l’Occident et dans ses zones d’influence n’est en rien conjoncturelle : elle est précisément ce moment d’anomie généralisée préparant le retour des hétéronomies, ou plutôt la complémentarité entre une idéologie pacificatrice de plus en plus impériale et l’appel des mages à la dévastation.
On trouvera dans l’« Horizon impérial », une tentative d’analyse plus large de ces perspectives.
Confusionnisme
Dans la critique de la raison pure, Kant esquissait l’image d’un pur chaos phénoménal que l’on pourrait reformuler ainsi (j’utilise en partie mes mots) :
Si le marbre était tantôt solide, tantôt liquide, tantôt lourd et tantôt léger ; si un homme se transformait tantôt en un animal et tantôt en un autre, si les pommes avaient un jour le goût de miel, un autre jour le goût d’essence, le jour suivant un goût d’écorce ; si en dix minutes de temps la terre était couverte tantôt de fruits, tantôt de glace, tantôt de boue, nous n’aurions aucune idée de ce qu’est un homme, une plaque de marbre, une pomme, ou tout simplement la terre.
Il poursuit en expliquant que « si un certain mot était attribué tantôt à une chose et tantôt à une autre, ou encore si la même chose était appelée tantôt d’un nom et tantôt d’un autre, sans qu’il y eût aucune règle à laquelle les phénomènes fussent déjà soumis par eux-mêmes », nous ne percevrions absolument rien de ce qui nous entoure et nous n’existerions certainement pas en tant qu’individus constitués [1].
Jamais pourtant Kant n’aurait imaginé que la destruction des conditions de possibilité de l’expérience pouvait être causée, non pas des perturbations physiques ou une défaillance mentale, mais par l’activité consciente de certains individus décidés à miner les catégories de pensée élémentaires en vue de défendre le Bien.
C’est à cette activité de sape de plus en plus répandue dans le monde anglo-saxon (et qui s’importe progressivement en Europe) qu’est consacré l’ouvrage d’Helen Pluckrose et James Lindsay. Le mouvement qui s’en réclame se nomme aux États-Unis mouvement de Justice Sociale (Social Justice), de plus en plus désigné par le terme d’argot « woke » (éveillé), mouvement qui s’oppose à de nombreuses idées héritées de la tradition occidentale, notamment celles qui ont trait à la production du savoir, à l’égalité juridique des citoyens et à la possibilité d’une démocratie.
Le mérite de Pluckrose et Lindsay est de considérer l’ensemble des courants qui sont issus du mouvement de Justice Sociale et d’en dresser un panorama général : études postcoloniales, études de genres (et théorie queer), études de critique raciale, intersectionnalité, néo-féminisme, études sur le handicap et études sur l’obésité (respectivement disabilities studies et fat studies, dont il n’existe pas encore d’équivalent « officiel » en français). L’aspect transversal de l’ouvrage peut prêter le flanc aux critiques, pour ceux qui jugeraient que certains auteurs ou courants seraient traités de manière cavalière. Je trouve personnellement que l’aspect synthétique du livre, malgré ses limites, permet de soulever des questions originales et pertinentes (et également, n’oublions pas ce détail, de répondre à un vrai malaise outre-atlantique). Les deux auteurs prennent en effet très au sérieux le contenu des théories discutées et en développent le contenu méthodiquement, à travers leurs représentants phares, pour pouvoir en extraire les contradictions ou les points d’achoppements.
Ces théories très intellectuelles, parfois absconses (les auteurs rappellent, extraits à l’appui, que la prose d’auteurs comme Judith Butler ou Homi Bhabha, plus qu’hermétique, est surtout illisible, confuse et parfois volontairement dépourvu de sens) ont beau être limitées au domaine universitaire, leur influence se fait désormais fortement sentir dans la vie sociale et politique.
Les licenciements ou les démissions forcées dus à des propos équivoques, les humiliations publiques, les « suppressions » (qui ont donné naissance au terme « cancel culture ») qui font suite parfois à des lynchages sur des plateformes virtuelles se multiplient. Sans parler de certains débats dépourvus de sens, ayant trait aux multiples communautés soi-disant offensées par tel ou tel propos sans intérêt, prononcés dix ans en arrière par un quidam. À cela s’ajoute la création de nouveaux postes, dans l’enseignement, dans les départements de ressources humaines, et dans certaines institutions publiques de « Responsables de la diversité, de l’équité et de l’inclusion » (Diversity, equity and inclusion officers). Ces gens exercent une surveillance constante sur les membres d’un campus, d’une entreprise ou d’une institution pour voir s’ils ne dérapent pas. Étant donné que Pluckrose et Lindsay rapportent des exemples de plaintes (adressées certains de ces « responsables ») pour « objets phalliques moulés dans la neige » (une boule de neige en forme de pénis, on imagine), « support au président Trump », ou à propos d’une personne qui aurait avoué « ne pas voir la couleur des gens », on se demande, à la vue de ces effrayantes milices de la morale, si la lecture de 1984 de George Orwell est toujours d’actualité aux États-Unis.
Héritage Post-moderne
Quel est le terreau qui a permis à ces théories de prendre racine ? Les deux auteurs font remonter leur généalogie aux années 1960. Ils esquissent une matrice théorique utilisée par le mouvement Woke, en dégageant un noyau commun à la pensée post-moderne, principalement celle d’auteurs comme Michel Foucault, Jacques Derrida, Jean-François Lyotard ou Frederic Jameson.
Ils répètent plusieurs fois dans l’ouvrage qu’ils n’ont aucune intention de commenter les idées particulières de ces auteurs, mais de seulement dégager de leurs travaux la matière utilisée consciemment et concrètement par le mouvement Woke.
La boite à outils post-moderne est selon eux constituée de deux principes et de quatre thèmes.
* Un scepticisme radical quant à la possibilité d’obtenir un savoir objectif, d’atteindre une vérité objective (principe épistémologique)
* La croyance selon laquelle la société est formée de systèmes de pouvoir et de hiérarchies qui décident de ce qui peut être connu et comment cela peut-être connu (principe politique)
* Le brouillage des frontières
* Le pouvoir du langage
* Le relativisme culturel
* L’abandon des références à l’individu et à l’universel
Michel Foucault et Jacques Derrida vont par la suite devenir les deux références clés dans le développement d’une première vague de critiques « post-modernes », avec des auteurs comme Judith Butler, Edward Said, Gayatri Chakravorty Spivak qui choisiront l’un ou l’autre comme mentor, selon qu’ils aient envie d’insister plutôt sur les micro-pouvoirs à l’œuvre à tous les niveaux de la société (Foucault) ou sur le pouvoir du langage à créer des catégories d’oppression (Derrida).
Critique radicale, vraiment radicale
Alors que la philosophie post-moderne était vouée à s’effondrer sur elle-même de par son pessimisme et son nihilisme intrinsèque (démantèlement cynique de la tradition de pensée occidentale, volonté de « déconstruire » de tous côtés, mais fort peu d’idées ou d’intentions pour « reconstruire »), la Justice Sociale a progressivement cherché des points d’applications concrets pour parer à cette impasse.
Il ressort de ces applications une tendance à la paranoïa générale, l’idée d’un complot permanent (qui peut être attribué au capitalisme, au patriarcat, au colonialisme, etc.), la généralisation de la victimisation, la culpabilisation a priori des membres appartenant aux groupes majoritaires, le refus affiché du débat, et une piètre idée de la science, vue comme source d’oppression (les mathématiques, par exemple, pourraient être un instrument de pouvoir des blancs et des hommes sur les autres).
Ces théories ont germé pendant la même période qui a vu les droits des femmes, des homosexuels et des minorités raciales augmenter et il est étonnant de constater que les progrès réels, bien qu’insuffisants, qui ont été permis dans ces domaines se sont faits à partir d’idées qui n’ont rien à voir avec les idées wokes ou post-modernes, qui invitent à la disruption permanente (au contraire, elles seraient plus proches de l’universalisme, du respect de chaque individu et de ses opinions, sans regard pour ses origines etc,)
La question lancinante qui revient dans le livre est la suivante : est-ce que ces nouvelles théories aident réellement à poursuivre ces améliorations ? Est-ce qu’elles aident concrètement les gens qu’elles prétendent défendre ? Les auteurs essaient de voir en quoi, mais ils ne trouvent pas.
La caractéristique du mouvement de Justice Sociale est de s’intéresser aux discours, et fort peu aux conditions matérielles et sociales dans lesquels les gens vivent, ni même aux situations concrètes dans lesquelles chacun vit son expérience propre. On traque la moindre faille dans les propos d’un tel ou d’un tel qui permet de révéler l’oppression systémique – quitte à tomber dans l’interprétation gratuite et farfelue – on sépare les communautés les unes des autres en insistant sur leurs différences, on crée une auto-censure qui empêche les gens d’échanger sereinement entre eux, on dénie toute possibilité de comprendre ce que l’autre vit, toute possibilité d’empathie, donc en définitive, si on pousse à l’extrême, toute possibilité de partage d’expérience et donc de communication (une sorte de guerre de tous contre tous pour gratter un peu de pouvoir dans l’enfer des micro-pouvoirs quotidiens et du langage fasciste).
La radicalité y est parfois tellement excessive que les théories Queer en viennent à critiquer les féministes d’essentialiser le genre « femme » qui, pour eux, n’existe pas, et ainsi de poursuivre un combat créé de toutes pièces par les hommes. De la même manière, certains théoriciens post-coloniaux se doivent, par cohérence (si cela n’est pas ici un oxymore) d’être indifférents à la volonté de certains peuples (le livre évoque le Pakistan) de se battre pour un meilleur respect des libertés individuelles, sous prétexte qu’il n’existe rien de tel que les « droits de l’homme » (universels, patriarcaux etc)
Est-ce que cela fait avancer quoi que ce soit ? Qui gagne à ce genre de combat de polichinelle parfois hautement mesquins, parfois méprisants ? Est-ce que ça n’invite pas plutôt à une régression générale ?
De la même manière, aucune de ces théories ne semble à même d’expliquer pourquoi il existe des pays où les dominants ne sont pas des blancs, pourquoi il existe du racisme (ou plutôt de la xénophobie) ailleurs qu’en occident (à peu près partout en fait), ni pourquoi la quasi-totalité de ces critiques sont nées dans les universités occidentales, et pas ailleurs. Ne parlons pas de l’existence d’impérialismes, de colonisations, d’esclavagisme dans quantité de cultures qui n’ont rien à voir avec l’Occident (les conquêtes arabes, chinoises, l’empire ottoman, pour suggérer quelques exemples basiques, appris au collège). Il n’est pas plus fait mention du statut de « privilégié » (selon leurs propres termes) que possèdent les universitaires développant ces théories (quel beau paradoxe, s’il n’y en avait qu’un).
Et pour finir, aucun de ces courants ne semble prompt à accepter que des progrès ont malgré tout été faits en ce qui concerne la situation des femmes, des homosexuels et des minorités, aussi insuffisants soient ces progrès (ce que ni les auteurs, ni qui que ce soit d’un peu attentif à son environnement ne conteste).
Phénomènes de double binds (double contrainte)
Un des traits communs à ces théories, de par leur héritage post-moderne, est de considérer les phénomènes d’oppression comme systémiques. De la même manière que les changements d’épistemé dans la philosophie de Foucault n’ont rien à voir avec l’activité consciente des groupes humains et des individus (ça change tout seul, ça bouge comme sous le coup de plaques tectoniques invisibles), le fait d’être raciste, misogyne ou colonial n’a rien à voir avec la volonté propre des individus, ni avec leurs pensées réelles. Ils le sont malgré eux, quoi qu’il arrive, quoi qu’ils fassent.
Le premier problème est alors de savoir : mais donc comment cela pourrait-il changer ? (Consciemment ou volontairement)
Pour parvenir à une réponse cohérente, il faut faire appel une série de contradictions internes qui semblent prendre la forme de tours de passe-passe intellectuels assez peu habiles. Par exemple, la plupart des théoriciens extrêmes issus des études post-coloniales, études de genre, fat studies etc refusent la possibilité d’accéder à une vérité objective, de même qu’ils refusent la possibilité de comparer les cultures. Pourtant ils considèrent leur propre théorie comme absolument vraie et comme devant imposer un changement social (donc devant s’imposer à l’intérieur de la culture occidentale).
De la même manière, les blancs sont (apparemment) incapables de se mettre à la place des autres (non-blancs). En revanche, les non-blancs, eux, en sont capables (parce qu’ils vivent dans un monde de blancs). Les critères de cette non équivalence sont aussi flous que nébuleux (Et on passe sur le fait que l’Occident a produit une quantité de savoirs incluant les autres cultures et essayant de les comprendre, depuis Hérodote jusqu’à l’ethnologie). L’expérience de la discrimination est souvent essentialisée à outrance. Elles se basent sur des jeux conceptuels, à base de termes qui ont l’air tout droit sortis d’un séminaire de managers ou de pédagogues réformistes (« injustice épistémologique », « mathématx », « l’hybridité permanente qui ne cherche pas à résoudre les contradictions » etc)
Plus préoccupant, nombre de ces théories refusent de prendre en considération les avancées des diverses disciplines scientifiques (surtout lorsqu’elles contredisent leurs propos) et elles critiquent tous les méta-récits occidentaux (progrès, universalisme, démocratie, science) alors qu’elles s’appuient sur des méta-récits pour le moins extravagants et qu’elles transforment leurs opinions en certitudes indiscutables et infalsifiables.
Une des conséquences de ce genre d’aberrations logiques se traduit par la multiplication des phénomènes très problématiques de double-contrainte (deux énoncés contradictoires qui bloquent le destinataire et rendent toute réaction cohérente impossible).
Ainsi, par exemple, on reproche à J.K. Rowling de ne pas avoir créé de personnages homosexuels ou noirs dans ses livres (que cela soit pertinent ou pas importe peu), mais on lui reproche également d’avoir utilisé des éléments issus des pratiques magiques des natifs américains, donc de s’être approprié des codes qui ne sont pas « les siens ». Un auteur se verra vilipendé s’il écrit une fiction composée uniquement de blancs, mais il le sera également s’il crée des personnages noirs alors qu’il est blanc, ce qui est considéré comme un manque de respect. Qu’est-ce que tout cela veut bien dire ?
Si quelqu’un refuse de prêter attention à la couleur des individus (on dit que la personne est « color blind »), il fait preuve de racisme. Si quelqu’un prête attention à la couleur des individus, il est raciste. C’est bien pratique pour prouver une thèse, et à ce jeu-là, on a vite fait de prouver qu’on a raison, pour à peu près n’importe quoi et en n’importe quelle situation (le décision ultime se décidant par la force, ce qui n’est pas un des moindres paradoxes. Un pur abandon de l’argumentation)
Si qui que ce soit essaie de s’opposer aux théories en question, il risque de tomber dans un de ces double binds qui empêche toute attitude pertinente et toute réaction un tant soit peu honnête et rationnelle.
Irrationalité et dissonance cognitive
On en arrive à des « délires rationalisés » infinis. On se trouve devant une situation académique qui ressemble à celle d’un menteur qui, à force mentir à différentes personnes pour maintenir son mensonge, ne cesse de s’enfoncer dans un trou noir effrayant, qui n’a plus aucun lien avec la réalité.
Ainsi, certains défenseurs des fat studies considèrent que les personnes obèses qui souhaiteraient maigrir sont en fait atteintes du syndrome de Stockholm (syndrome qui consiste à aimer la personne qui vous prend en otage), qu’elles ont intégré la propagande des discours des gens maigres qui considèrent que seul un poids correct est acceptable. Tout ceci sans se préoccuper aucunement du fait que l’obésité peut entraîner des problèmes cardiaques, du diabète et de nombreuses maladies qui rendent la vie de certaines personnes précaires.
Certains défenseurs des disabilities studies (notons qu’une unité d’enseignement de disabilities studies existe à l’université Paris I, dans le département de philosophie, sous la direction de Marion Chottin) incitent les personnes diagnostiquées comme ayant des troubles mentaux de considérer que cela fait partie de leur identité et qu’il n’y a aucune raison de changer leur situation. Quelqu’un qui est malentendant et qui veut porter un appareil auditif risque d’être considéré comme un traître à l’identité des sourds. Il ne faut en effet pas tomber dans le piège du « validisme » (ableism), cette idéologie oppressante qui nous manipule tous.
Les défenseurs de certaines théories issues des gender studies sont incapables d’évoquer le fait qu’il existe une sexualité polarisée dans le monde vivant (s’agit-il d’une absence totale de culture en sciences biologiques ?) et qu’il faut bien en rendre compte lorsqu’on prétend que non seulement le genre mais également le sexe et la sexualité sont de pures constructions sociales (Judith Butler).
Les aficionados de l’intersectionnalité [2] en viennent à concevoir la position des gens dans la société, et la nature de leur expérience de discrimination, par un quasi système de points qui fait qu’un homme de couleur ou une femme asiatique sont moins intéressants, ou moins bien classés, moins représentatifs de l’oppression, qu’une personne sourde, noire, transsexuelle et atteinte de nanisme. Et ceci quelle que soit l’expérience réelle et avérée des individus concernés (l’individu importe peu, seuls les groupes qu’ils expriment comptent). Les communautés asiatiques ou juives sont parfois discréditées parce qu’elles joueraient le « jeu des blancs » (donc elles ont moins de points).
On passe sur tous les procès qui naissent de tous ces pirouettes intersectionnelles.
La production du savoir occidental étant assimilée à un instrument de domination (responsable, entre autres, « d’oppressions épistémiques »), certains réclament que tous les types de savoir soient mis sur le même plan, de la magie au vaudou. On se demande comment le savoir peut conserver la moindre valeur dans ce genre de contexte, et donc se transmettre.
Helen Pluckrose et James Lindsay évoquent à plusieurs reprises la théorie de Leon Festinger sur la dissonance cognitive pour expliquer les réactions parfois surréalistes et irrationnelles des militants wokes. Festinger, en étudiant une communauté qui croyaient à une invasion extra-terrestre supposée avoir lieu à une date précise, s’était en effet aperçu que plus les faits venaient contredire les attentes des membres de la communauté (le vaisseau extra-terrestre ne se manifeste pas le jour prévu) plus ils croyaient que leur théorie était juste, ajoutant des explications ad hoc pour expliquer les faits (c’est parce que nous avons prié Dieu et qu’il a détourné le vaisseau de sa route que les aliens ne sont pas venus). On assiste parfois aux mêmes retournements dans les mouvements de Justice Sociale, qui jette la raison aux oubliettes et lance un véritable défi à la communauté du savoir, mais également à la société civile.
Barbara Applebaum, Alison Bailey ou Robin DiAngelo sont arrivées à théoriser l’impossibilité de critiquer les théories Woke. Toute personne qui se permet de remettre en doute l’existence d’un racisme systémique, par exemple, est accusé de « fragilité blanche » (DiAngelo) ou d’ignorance blanche (Applebaum). Alison Bailey est fière d’expliquer qu’elle a remis à sa place une étudiante, dans son cours, qui voulait évoquer un tag incluant le mot « nègre » qu’elle avait vu dans un tunnel, pour en parler. Bailey lui a interdit de prononcer ce mot, du fait qu’elle était blanche, et malgré le fait qu’il s’agissait de l’évocation du propos d’une autre personne, sans se préoccuper du fait que cette interdiction reposait sur son « privilège » de professeur (j’utilise ses termes) et sur un rapport de force (il m’est arrivé la même chose un jour où j’ai voulu parler du livre de Joseph Conrad Le Nègre du Narcisse : on m’a rappelé à l’ordre en me disant que je ne devais pas prononcer ce mot).
Défense de certains principes – questions soulevées
Les deux auteurs opposent à la mouvance woke ce qu’ils appellent « la pensée libérale héritée des Lumières ». C’est un peu vague, voire parfois confus, et ce n’est clairement pas, selon moi, le point fort du livre. Il n’empêche que certains principes qu’ils évoquent, comme la défense d’un espace public sain (qui permet les opinions contradictoires de s’exprimer), la défense de la méthode scientifique et des institutions indépendantes de savoir, me semble à défendre et à redéfinir de manière urgente.
Ils remarquent, avec justesse, que la plupart des exagérations produites par le mouvement Woke partent de problèmes tout à fait réels, problèmes qu’un système réellement démocratique et ouvert doit être capable d’entendre et de traiter. Le savoir peut en effet produire un pouvoir illégitime, les femmes n’ont toujours pas le même statut que les hommes dans nos sociétés, le rapport compliqué entre cultures et personnes d’origines différentes est une problématique humaine constante, les gens handicapés et les gens obèses sont plus souvent moqués que les autres, etc. Certains de ces problèmes n’ont sûrement pas de solution définitive, mais les gens prudents et attentifs ne nieront pas qu’ils existent.
Malheureusement, la tendance totalitaire, souvent dormante dans les mouvements qui s’identifient à la gauche extrême, a utilisé ces problématiques pour les transformer en arme morale contre la contestation, en missile de violence symbolique (soi-disant justifiée parce qu’elle n’est rien par rapport à la domination des puissants), pour imposer une morale à coup de novlangue et de police de la pensée qui aboutissent à des situations et à des résultats pathétiques (les événements qui se sont déroulés à l’université d’Evergreen en sont devenus un symbole).
Les questions intéressantes qui sont soulevées, indirectement, par le livre, me semblent être les suivantes :
Un système démocratique (ce qu’ils appelleraient eux un système libéral, ce qui est différent) contient en son sein, dans son fonctionnement même, la possibilité de son auto-destruction. En effet, des gens peuvent décider « démocratiquement » de l’instauration d’une tyrannie. Et dans une société de savoir libre, les gens peuvent choisir majoritairement d’opter pour l’irrationnel et l’illogique. C’est justement ce qui fait la valeur de ces systèmes et, sans désir de les voir survivre, sans notre propre participation, ils n’ont aucune raison de durer.
Les discours irrationnels renvoient, en dernier lieu, au fait que la défense de la raison n’a pas de raison dernière et qu’il faut être capable de la défendre pour elle-même, ce qui demande une certaine force de caractère.
Parmi les points qui ne sont pas ou peu traités, j’ajouterais :
Certaines plateformes virtuelles, comme Twitter, favorisent les prises de positions sans conséquences, les lynchages gratuits, des postures que nombres d’individus ne seraient pas prêts à adopter en face-à-face, et n’aident pas à combattre ce genre de mouvements.
Le manque de sérieux dans l’auto-contrôle des ouvrages et des théories au sein de certains départements d’humanités. En France, par exemple, il n’est pas évident de trouver des ouvrages critiques, sérieux et documentés, sur des philosophes comme Michel Foucault ou Jacques Derrida, alors que les ouvrages élogieux sont pléthore.
L’auto-contrôle des publications (toujours imparfait, mais tout de même fonctionnel) qui existe dans les domaines des sciences naturelles (physique appliquée ou biologie), en médecine, dans les mathématiques ou même en histoire est parfois quasiment absent de domaines comme la sociologie, la critique littéraire, voire la philosophie (et j’en passe). Je pense que tout le monde a le droit de publier ce qu’il veut, mais il est évident qu’on ne peut mettre tout sur le même plan et enseigner n’importe quoi sur le simple prétexte que cela a été publié. Il y a aussi des critères de vérités et de raisonnement acceptables dans les départements cités, même s’ils sont différents de ceux des sciences naturelles ou des mathématiques.
En philosophie, les attitudes sceptiques engendrent souvent des réponses fortes. On pourrait schématiser certaines oppositions en disant que les Sophistes ont entraîné la philosophie platonicienne, que le scepticisme de Montaigne a abouti à la philosophie cartésienne, et que celui de Hume a forcé Kant à répondre. C’est évidemment (un peu) caricatural, mais il me semble y avoir un peu de vrai dans le fait qu’un scepticisme extrême appelle toujours une réponse qui réaffirme certains principes.
Le scepticisme radical du post-modernisme n’a pas souvent la grandeur ni la finesse de ses prédécesseurs (c’est le moins qu’on puisse dire) et, comme le soulignent les auteurs, son nihilisme et son manque d’objectif l’a condamné à s’effondrer en grande partie sur lui-même. Il n’empêche qu’il est arrivé à proposer sa propre réponse, une sorte de certitude bien assise, engendrée par ses propres limites. Une sorte de monstre sans têtes ni jambes qui court comme un canard politique un peu dans tous les sens.
Il ne tient qu’aux gens qui défendent une pensée autonome, une démocratie réelle, une société qui respecte la liberté individuelle, de proposer une réponse différente, rationnelle et porteuse d’un avenir plus désirable.
Michaël
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