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Démocratie et névrose
Assistons-nous, sous la bonne, trop bonne, emprise de Big Mother, à la « chute d’Éros », au triomphe de l’idée individualiste qu’avec l’autre commence l’enfer (Sartre aurait raison), et que mieux vaut économiser son capital narcissique, plutôt que de tenter de se lier à autrui dans l’amour ou le désir ? Peut-être est en train de s’effacer ce que nous rappellent les trois siècles de théâtre ou de romans que la psychanalyse n’a fait que redire dans un autre langage : la chose humaine est la chose sexuelle. Car, la réalité, c’est les autres. Et le réel s’articule au symbolique dans la différence des sexes. Comment décrire le nouveau Malaise dans la civilisation à une époque où ce n’est plus, comme le pensait Freud, la répression des comportements sexuels qui explique la difficulté de vivre en société, mais peut-être au contraire l’absence de normes et de règles dans une société ostensiblement permissive ? Apparaît sous nos yeux non un malaise dans la civilisation, causé par les contraintes qu’elle impose aux pulsions, mais un malaise sans la civilisation, où les inhibitions dominent les pathologies actuelles. Autrefois névrosés parce qu’il y avait trop de père, nous deviendrions à présent psychotiques parce qu’il n’y en a plus assez.
La démocratie est travaillée par les mécanismes contraires de la névrose et de la psychose [1]. Pour reprendre cette distinction de Benjamin Constant, « la liberté des anciens » favorise la névrose, et la « liberté des modernes » la psychose. Pour simplifier, le sujet se sentait coupable, l’individu se croit victime. Le conflit, l’honneur, la faute, la sanction, la culpabilité, toutes catégories relevant de l’ordre traditionnel, sont au cœur du drame névrotique que Freud définit comme contradiction entre le moi et le ça. Dans ce conflit, le premier, par allégeance à la réalité, tente de sacrifier une partie du second (« le moi, au service de la réalité, procède au refoulement d’une motion pulsionnelle », écrit-il [2]). En revanche, les démocraties de masse, fonctionnant selon l’apaisement, l’égalité, l’irresponsabilité, la prévention et la victimisation, voient se développer des pathologies-limites où la perte de réalité propre à la psychose joue un rôle central. Alors, « le moi, au service du ça, se retire d’un fragment de la réalité ». Dans la politique actuelle, il n’y a plus de conflits, mais des malentendus, plus d’échecs, mais des erreurs de communication. Il faut bien s’entendre, et s’entendre bien, tel est aujourd’hui le seul mot d’ordre. Mais jamais on n’a eu autant le sentiment de n’être pas entendu au sein de la société ni entre celle-ci et l’État. La fin de la conflictualité politique prend sa source dans le déclin du conflit psychique. Mais ce mouvement se traduit en fait par une violence accrue, car la violence n’est pas le conflit. Le conflit est une mise en forme de la violence primaire. La démocratie politique consiste à représenter les conflits sociaux et à leur fixer des règles de résolution. La psychanalyse est née de la prise en compte du conflit à l’intérieur de chacun entre le désir infantile et les exigences de la réalité. Elle fut développée par Freud et ceux qui restèrent fidèles à sa pensée autour de cette conception tragique de la psyché. Et toutes les déviations ont eu pour commune visée de supprimer la notion de conflit psychique interne [3]. Or, dans les sociétés actuelles la montée des dépressions, des états-limites et des perversions traduit et accompagne la perte de la notion de conflit, remplacée par celle de l’insuffisance et la difficulté croissante à l’affronter [4]. La constitution moderne du moi s’était effectuée selon des idéaux verticaux assurant la cohésion sociale autour de modèles d’autorité [5], mais on observe à présent une dissolution de ces traditions. La perte des identifications construites à travers la filiation et les « foules conventionnelles », l’Église, l’Armée, l’École, ces mises en forme « civilisées » du conflit œdipien, entraîne un état où l’individu ne peut et ne doit s’identifier qu’à ses semblables (identification horizontale), et en dernier ressort qu’à lui-même (identification réfléchie).
Hors la reconnaissance d’un système symbolique, d’un ensemble extérieur et cohérent de significations sur les quelles le désir, la demande et le besoin n’ont pas prise, bref, d’un petit nombre d’éléments imposés et au nom desquels on pense et on vit, un sujet n’est plus un sujet. Être sujet, c’est voir bornée la part des droits et des choix, et se situer face à autrui dans un rapport de dette et de devoirs – la psychanalyse dirait : dans un rapport névrotique à la civilisation et ses contraintes. Qu’est-ce qu’un être asymbolique ? Quelqu’un qui ne doit rien à personne. Au sens de devoirs, et c’est la forme perverse. Au sens de dette, et c’est la forme psychotique. On ne peut être sujet que d’un Autre, un « sujet de soi-même » n’est pas un individu, c’est un fou. Dans la civilisation, toujours à recommencer, transformant l’homme de désir en sujet politique, à un « malaise des anciens », lié aux détours réels et inventions imaginaires pour ne pas payer à l’Autre sa dette symbolique (la névrose et la perversion, sous leurs diverses formes, ont toujours servi à cela), succède sous nos yeux un « malaise des modernes » consistant à se passer de l’Autre purement et simplement, et à devenir des individus aucunement assujettis, sans dette envers aucune instance, sans comptes à rendre, sauf à eux mêmes. Ici encore, décrivant les individus sous la démocratie égalitaire, Tocqueville se montre prophétique : « Ils ont acquis ou ont conservé assez de lumières et de biens pour pouvoir se suffire à eux-mêmes. Ceux-là ne doivent rien à personne, ils n’attendent pour ainsi dire rien de personne ; ils s’habituent à se considérer toujours isolément, ils se figurent volontiers que leur destinée tout entière est entre leurs mains » [6].
Le sujet est-il encore, et pour combien de temps, à la fois le résultat et la condition de la démocratie ? Le passage de la démocratie représentative à la démocratie de masse, par la désymbolisation qu’elle subit et organise, pourrait bien annoncer une démocratie sans sujet, qui, ayant perdu ses repères symboliques, laisserait une bonne partie de la société en proie à des formes plus ou moins avérées de psychose. La psychose relève toujours de l’Un, la démocratie procède de ce que la Boétie appelait le contre-un, et que nous nommons le pluralisme. Sous un mode opposé au tutélaire père dont rêvaient les utopies totalitaires, nous allons vers l’unification. Évidemment, je n’aurai ni la bêtise ni l’indécence de comparer la douce France socialiste et plurielle aux hideuses expériences historiques du totalitarisme. Le totalitarisme est toujours un étatisme, mais il existe un étatisme non totalitaire. Cependant, il ne faut pas ignorer la dérive totalitaire présente dans toute représentation du lien conflictuel entre la société et l’État comme identité fusionnelle. Ce que Freud appelle « le lien socialiste » [7] n’est qu’une forme du lien social, assez détestable dans l’histoire du siècle dernier, tempérée mais dangereuse de nos jours. En réalité, trois formes politiques articulent l’État à la société. Dans la version démocratique et la tradition française du libéralisme, qui n’a rien de « sauvage », la société est en partie façonnée par l’État, mais n’attend pas de lui toute son identité. ’L’État, dirait-elle, est une part de moi. » Le totalitarisme, lui, assimile entièrement l’un et l’autre. L’État semble dire : « La société, c’est moi. » Entre ces formes extrêmes, l’illusion étatiste socialiste considère que sans l’action de l’État, la société n’existerait pas. Elle fait dire à la société démocratique : « L’État, c’est moi. » Ces trois formes recoupent trois modes de liens entre l’enfant et la mère : le lien séparateur, la symbiose régressive, la fusion ambivalente. Car, pour être bénin, informel, latéral, virtuel, toujours susceptible d’être nié, le pouvoir maternant n’en assure pas moins en France la totalisante et unifiante tyrannie du bien. Les socialistes nous ont fait passer de l’État léniniste à l’État lénifiant.
Le pouvoir s’exerce d’en haut mais il vient d’en bas. Non seulement le démocratique, qui tire sa légitimité du peuple, le tyrannique aussi, qui reçoit sa force de la croyance et de l’illusion de chacun, ce dont témoigne d’ailleurs le mot même d’ascendant, désignant le parent dont on descend, mais aussi l’autorité reconnue d’en bas. Du moins était-ce la représentation démocratique classique d’un État au-dessus de la société. Désormais, il se veut autour. Comment ne pas rapprocher cette scénographie de la scène familiale primordiale dans laquelle le père est d’abord une voix venue d’en haut et la mère une chair contenant le petit enfant ? La différence la plus profonde marquant la maternisation de la France politique est le passage d’un rapport de représentation entre la société et l’État à un rapport d’identification de la société par l’État. Au fond, deux images permettent d’opposer la politique de la démocratie et celle de notre Big Mother : l’écran et le miroir. Hier, la politique représentait les aspi ations de la société selon un procès de sélection et d’élimination. L’État imposait aux représentants comme aux représentés de laisser insatisfaits certaines demandes, certains besoins, certains désirs. Dans cette topologie du pouvoir, l’espace était vertical : en bas, la société ; en haut, l’État-écran, qui, comme celui du cinéma, ne montre pas le réel, mais j’interprète. C’était, au sens propre, un espace de représentation. Dans l’actuel espace horizontal, État et société se font face, et chacun sert à l’autre de miroir reflétant la totalité des images de lui-même. C’est un espace d’identification, un jeu croisé d’introjections et de projections [8]. L’État accueille tout ce qui est projeté sur lui par la société, qui, de son côté, se croit tenue de projeter même ce qui pourrait – ou devrait – demeurer privé. Un écran sépare et divise ; un miroir fusionne et unifie. Cette topologie est aussi une topique, dirait Freud. Dans l’État-miroir, chacun fait valoir ses droits auprès d’une instance qui ne lui demande plus de renoncer à tel ou tel de ses désirs au nom de l’intérêt général et de la nécessité de rendre compossible l’ensemble des aspirations d’une société. Ce qui légitime telle ou telle revendication (pulsions émanant du ça et injonctions venues du surmoi), ce n’est pas que l’État (le moi en charge du refoulement et du principe de réalité) la juge conforme à l’intérêt général (idéal du moi collectif), mais seulement le fait qu’elle est portée par un lobby titulaire d’une légitimité et de droits autoproclamés (moi idéal). Par le mécanisme ancien, et peut-être névrotique, de la représentation, dans lequel le moi et le refoulement jouent un rôle central, l’État semblait dire à la société : « Je ne fais pas tout ce que tu veux. Je ne suis pas tout ce que tu es. » Dans les mécanismes actuels, plus spécifiques des psychoses, de la projection et de l’introjection sans refoulement, il semble dire à la société : « Je vous suis. » Entre la France et ses dirigeants, semble s’être engagée une course de reflets : c’est à qui sera le miroir de l’autre. Les Français semblent aimer en Chirac celui qu’ils pourraient inviter à la communion de la petite, s’il y avait encore des communions : quelqu’un qui leur ressemble. En sens inverse, les hommes politiques s’efforcent de ne pas dissembler de leurs électeurs, et parlent simple, c’est-à-dire souvent incorrectement, comme ils s’habillent « casuel », c’est-à-dire sans cravate, façon Madelin, ou effaçant tous les signes de leur fonction. L’habit et la grand-croix de la légion d’Honneur ont déserté depuis Pompidou les ventres présidentiels, et leurs photos officielles se veulent le plus proche possible des photos de famille des Français : Mitterrand avec des livres, Chirac parmi les arbres. J’attends la photo officielle du prochain président en maillot de supporteur dans les tribunes du Stade de France.
Narcissisme du miroir, symétrique et réciproque, naguère, les politiques cherchaient à rassembler les Français ; aujourd’hui, ils n’ont en tête que de leur ressembler. La politique de la scène (« Je vous représente en avant de vous-mêmes », disaient les acteurs du jeu démocratique au public) semble avoir été supplantée par la politique du miroir, où gouvernants et gouvernés se regardent à travers la glace cathodique (« Sondés, dites-moi que je suis Je plus beau ! », « Puissants, aimez-nous ! » ). Autrefois la relation était un faisceau de relations d’objet, impliquant le choix, le refoulement, le principe de réalité. Aujourd’hui il s’agit d’un réseau de relations spéculaires et narcissiques : les miroirs ne choisissent pas. « Ils ne réfléchissent pas avant de réfléchir », disait Cocteau, je crois. Immédiate et non critique, l’identification n’est pas un très bon outil de jugement. Pour penser, il faut donc se détourner des miroirs. Car, si Freud définit quelque part l’analyste comme un miroir dont le travail consiste à « ne faire que refléter ce qu’on lui montre » [9]. ce n’est qu’un aspect de son action, et parfois le plus pervers, employé à mauvais escient. Mais les politiques semblent avoir retenu la leçon : ils tendent à la société malade un miroir instantané mais inutile. Ni dans le temps ni dans l’espace, les miroirs ne permettent de s’orienter, ce qui est le sens même du mot gouvernement.
Enfin, deux modes de représentation s’affrontent dans la transformation des démocraties représentatives en démocraties de masse : la fiction et l’illusion. Au risque d’être schématique, quelques indications. L’illusion est une croyance nécessaire pour réaliser un désir, sans tenir compte de la confirmation de cette croyance par la réa lité. Elle relève du pouvoir maternel. La fiction est une construction de représentations nécessaire pour saisir la réalité. Elle s’inscrit dans la puissance paternelle. La première reste soumise au principe de plaisir, la seconde introduit au principe de réalité. Or, la démocratie se construit avec des fictions (la nation, le citoyen, le souverain… ) et se défait sous l’emprise des illusions (la bonté, l’égalité, la ressemblance… ). Un même refus de notions universelles et abstraites sous-tend toutes les représentations totalisantes ou totalitaires du pouvoir politique : dénonciation du caractère fictif de la République par l’extrême droite issue de Maurras, en appelant au pays « réel » contre le pays légal ; critique des libertés publiques comme « libertés formelles » par les marxistes qui entendaient réaliser « l’État du peuple tout entier » ; contestations féministes de la citoyenneté comme fiction masquant les inégalités de « genre » et prônant une discrimination positive pour réaliser une « vraie » égalité entre les sexes. Or, comme le dit Mona Ozouf, c’est dans l’acte d’abstraire, et de rechercher le plus grand dénominateur commun entre les êtres [10], que gît la chance de la neutralité démocratique et républicaine. En particulier, pertinente sur le plan anatomique, psychique et sur celui des représentations culturelles, sociales et symboliques, la différence des sexes n’est pas pertinente en politique. Il ne saurait y avoir une « politique des sexes » [11] dans une démocratie. Le raisonnement à propos de la différence des sexes peut être étendu aux autres différences parcourant le corps social et partageant en individus concrets les citoyens abstraits. Une politique qui s’adresserait aux « vrais gens » afin de construire une citoyenneté d’appartenance (sexe, religion, classe, race), loin de s’affranchir de toute déformation des besoins et des aspirations collectives, ne ferait que substituer à la fic ion de l’intérêt général l’illusion aliénante d’un lien total.
Le désenchantement des lendemains
Porter remède aux maux du pouvoir en croyant au pouvoir des mots ? La critique la plus amère doit se défaire de l’idée qu’en disant que les choses vont mal on contribue à faire le bien. Loin de toute conception militante de la politique, mais inspirées par la passion civile du politique, les pages qu’on vient de lire n’avaient qu’un but : « porter la disconvenance sociale au plus haut point de liberté », comme l’osa Beaumarchais [12]. J’en conviens : ce qui convient à mes contemporains ne me convient pas. En 1852, Flaubert annonçait ainsi son Dictionnaire des idées reçues : « On y trouverait donc, par ordre alphabétique, sur tous les sujets possibles, tout ce qu’il faut dire en société pour être convenable et aimable » [13] Je ne suis pas convenable, mais n’ai pas eu la prétention ni le courage d’écrire l’édition 2002 d’un tel dictionnaire. Et puis, il existe déjà : lisez Le Monde, vous saurez ce qu’il convient d’aimer : la gauche plurielle, le processus Matignon, les rave-parties, les parentés homosexuelles, le cinéma français, les romans écrits par des femmes d’intérieur – je veux dire : qui racontent leurs intérieurs… Et ce qu’il est convenable de détester : la France moisie, le libéralisme, l’Amérique et son cinéma, la pudeur sexuelle, les secrets sans fond et les fonds secrets (dont Flaubert, encore, disait : « Sommes incalculables avec lesquelles les ministres achètent les consciences. S’indigner contre. ») En revanche, vous pourrez continuer d’ignorer des faits sociaux ou politiques importants, mais n’entrant pas dans le politiquement correct. Ainsi, dans un article intitulé : « le match France-Algérie de la réconciliation reste à jouer » [14], on ne disait pas que ce soir-là La Marseillaise fut accueillie par des huées, ni que deux ministres (femmes, détail qui n’est pas sans signification) furent atteintes par des projectiles. Dans le Stade dit de France, le gouvernement salué à coups de bouteilles et l’hymne national sifflé, ce n’était sans doute pas un élément dont le lecteur du Monde dût être informé. Que l’homme soit souvent un loup pour l’homme, voilà sans doute ce qu’il ne faut pas penser, et certainement jamais dire.
Big Mother et ses porte-parole pourchassent ce qui empêche encore l’homme d’être un enfant pour l’homme et assurent une veille sanitaire sans relâche. Tout ce qui ne fait pas du bien doit nous être épargné : le tabac, la mondialisation, le secret, le risque, les farines animales, les OGM, le machisme, la mort, le bizutage, la drague, la corruption, le travail, le racisme, les MST, le nom du père… Convenances du politiquement correct, convenu d’un langage dominant, conventions d’un parler faux, tout se résume dans ce convenable absolu : effacer les différences. Sexes, générations, classes, langues, tout s’annule dans une même soumission au maternel.
La différence des sexes, surtout, avec ce grand désir des enfants et des névrosés de revenir au même. En 1914, Freud écrivait : « Celui qui promettra à l’humanité de la délivrer de l’embarrassante sujétion sexuelle, quelque sottise qu’il choisisse de dire, sera considéré comme un héros » [15]. Notre temps n’a fait que confirmer cette tendance : plus de sexe, plus cru, plus direct, plus violent, mais pour en finir avec la sexualité elle-même, son trouble, sa passion, sa part de souffrance et son envers de mort. Mais la différence entre les sexes ne disparaîtrait de nos représentations qu’en nous plongeant dans une hébétude sinistre. Le proverbe : post coïtum omne animal triste ne m’a jamais convaincu. En tout cas, je pressens une grande tristesse dans une humanité débarrassée du rapport sexuel.
Les générations ? Comment la différence entre les parents et les enfants et celle entre les pères et les mères pourraient-elles survivre, si continue de s’effacer la figure du père qui signifie et fonde toutes les différences ? Je crains qu’il ne soit trop tard. On ne restaurera pas la fonction paternelle. Tout s’y oppose : l’individu, l’égalitarisme, les pères eux-mêmes.
Les différences de langue, qui fondent ce que l’anglais nomme literacy et qui n’est rien d’autre que la capacité de lire et d’écrire ? La notion de niveau de langue a presque disparu. L’un des enjeux de l’actuelle canelangue, dont parle Orwell, ce caquetage de canards répétant les lieux communs de l’orthodoxie de façon aussi bruyante que possible, est d’user de prédicats aussi infamants qu’obligés. Ainsi, l’ordre sera toujours suivi de l’épithète moral, le mot libéral chargé de relents négatifs et celui de progrès de vertus positives. Pour « être dans la ligne » ou dans le vent – les publicistes et les publicitaires sont souvent d’anciens gauchistes , il faut répéter que la France est moisie, adjectif assez neutre pour laisser entendre n’importe quoi : conservatrice, libérale, bourgeoise, moralisatrice, de droite, de gauche… et assez péjoratif pour désigner en face un camp « ouvert, aérien, libre ». Sollers, qui en fit un abus dangereux pour la santé intellectuelle, nous avoua finalement que cet adjectif était en fait synonyme de chevènementiste… Il faut développer le clichés pour les mieux voir. Dans le même temps, on apprend que Loana, victorieuse matrone de Loft Story, devient « écrivain » et s’entretient avec le même Sollers, qui, par ailleurs, échange avec Jean-Marie Messier des propos – évidemment rebelles – sur l’avenir de la France, mère des arts, des armes et des lois. Les cercles de pouvoir brouillent leurs frontières : finance, État, art, divertissement, deviennent interchangeables. Les registres de langue se fondent. L’écrit disparaît dans l’oral et peut être l’oralité. Nous sommes tous des écrivains. Au sein d’une langue maternellement correcte, l’infantilisation des rapports sociaux gomme intérêts et conflits.
Les classes s’opposent encore, dans le travail salarié, bien sûr, et surtout dans les conflits autour de l’État prélevant et redistribuant une part croissante de la richesse. Mais, dans les représentations, un même enchantement voudrait qu’elles se confondent et que devienne carrément indicible le conflit entre dominés et dominants. Un peuple de dominés, une nation d’enfants. Où sont les dominants, où les adultes ? Tout le monde fait la fête et bat des mains. Rien ne distingue plus les happy few en smokings et robes longues, qui au signal se lèvent pour s’entr’applaudir dans la soirée des Césars, et ces midinettes surexcitées qui se balancent au pauvre rythme de karaoké du prompteur de La fièvre du samedi. Aucune différence entre ces hommes pleins de bière faisant une olla réflexe pour saluer un tir au but et les indignations conditionnées des intellectuels paillettes de Nulle part ailleurs. Évidemment, il faut bien que reviennent de temps en temps la peur, la haine ou le mépris de l’autre humain, que se dise le réel des classes, pas celui des causes dont on cause. Aussi vit-on longtemps, soir après soir, ces gens de nulle part, qui vivent en effet ailleurs que les Français auxquels ils s’adressent dans le cadre de leurs plans médias, moquer un peuple de chiens et de Deschiens.
Et les camps politiques, quelles différences les opposent encore ? Les difficultés et moyens du vivre ensemble sont vite ramenés à la seule question que posent les tout petits quand on leur raconte des histoires : « Qui sont les bons et les méchants ? », « Sympa », « cool », « gentil », d’un côté ; « fasciste », « réac », « salaud », de l’autre, voilà bientôt les seuls clivages qui remplaceront le vieux conflit politique. Mais faudra-t-il regretter un passé de différences et de distinctions, en voyant se dessiner un avenir aux sinistres couleurs de l’indistinct et de l’indifférent ? Certes, « il n’est nul besoin d’aimer le monde qui vient pour le voir venir », disait Chateaubriand. Je pense même qu’un peu de haine dessille nos yeux que trop d’amour ferme [16]. La France est malade de son État, mais celui-ci peut à bon droit se déclarer malade des Français. L’examen clinique laisse-t-il espérer une rémission ? Peut être trop freudien, je regarde les institutions sociales avec le même pessimisme critique, et constate combien les nôtres contiennent mal – et parfois renforcent – la destructivité illimitée des individus et leur compulsion de répétition.
En 1997, la gauche s’était vu offrir le pouvoir, suite à l’épidémie de mécontentement de décembre 1995. Décembre 2001, revoilà, moins nombreux mais plus divers, les enfants geignards qui se plaignent de ne plus avoir de vie de famille et de devoir encore subir le travail et ses astreintes. Plus violents aussi. En une seule journée, on vit des viticulteurs incendier une voiture de gendarmerie, des éleveurs tentant de faire dérailler un train et des jeunes de cités de Béziers attaquer les CRS en se joignant aux agriculteurs [17]. Les mois précédents, policiers, douaniers, gendarmes, postiers, gardiens, internes, généralistes, agents des banques… étaient en mouvement, c’est-à-dire bloquaient tout ce qui se pouvait. C’était comme dans la chanson d’Aznavour : « Ils sont venus, ils sont tous là. » Tel un enfant régressé, à nouveau les Français s’en remettent de leur sort à la mère dont ils attendent tout, le sens, la vie et le sens de la vie. Quitte à entretenir envers Big Mother une sournoise mais violente rancœur. La France, malade de son exception maternelle, replonge dans sa névrose. D’un patient en analyse, on se demanderait si ce n’est là qu’une passagère « réaction thérapeutique négative » lui assurant le bénéfice de la maladie en maintenant à tout prix une certaine quantité de souffrance. Ou, plus gravement, d’une répétition inexorable, d’une névrose de destin. Tous se tournent à nouveau et comme jamais vers le gouvernement, chacun demandant à être un peu plus égal que les autres. Ceux qui portent un uniforme et ceux qui n’en portent pas, ceux qui croient au socialisme et ceux qui n’y croient pas, tous croient en l’État, qui ne croit plus en rien, Ou plutôt en la compassion, qui s’est emparée des deux camps. C’est là le secret. Celui qui ne fond pas devant l’impératif humanitaire de la nouvelle bourgeoisie n’est tout simplement pas humain. Maternage et câlinage sont les deux mamelles du pouvoir. Allez distinguer la gauche de la droite ! Mais, cette fois, c’est la gauche de gouvernement qui doit céder ou périr. Céder et périr, sans doute, car elle va peut-être mourir, la Mamma. A son chevet, les hommes politiques avouent : nous avons moins de différences que vous le croyez. Électeurs de droite, votez pour moi, candidat de gauche, ou l’inverse. Nous sommes avant tout et après tout des hommes. On nous propose les mêmes objectifs, auxquels d’ailleurs je souscris dans les grandes lignes : le capitalisme comme seul mode économique permettant le progrès social, l’adaptation non traumatique de la France à la globalisation, la construction européenne, la redistribution des revenus, la lutte contre l’insécurité. Mais, deux camps pour un seul programme, et qui affirment d’une seule voix que l’État doit beaucoup donner aux citoyens et peu leur prendre ? L’affrontement entre semblables a toujours quelque chose de vaguement ridicule et déraisonnable. Mais la politique est-elle affaire de raison ?
Sans doute pas assez moderne, je ne crois plus aux lendemains qui chantent. Mme Aubry, qui annonce un réenchantement de la politique sous son aile socialiste et féminine [18], ne m’inspire que méfiance pour une France qui deviendrait un manège enchanté, une « Île aux enfants » : souvenez-vous, c’était une émission des années 1970. L’illusion d’un État omnipotent a donc un avenir. Certes, il changera de formes : les angoisses se déplaceront du chômage vers les risques concernant le corps (vache folle, inondations, pollution de l’air et de la mer, principe généralisé de précaution, violences envers les enfants). De champ d’action, c’est moins sûr. La compulsion de répétition du névrosé s’annonce souvent comme un renouveau. Je préfère m’en remettre au désenchantement salutaire et trouver espoir dans le désespoir même, dont le fond n’est pas encore touché. Dans la France postmoderne, la société civile est de moins en moins séparée de l’État. Un régime qui postulait la pluralité et l’altérité s’est changé de l’intérieur en politique de l’unique et du même. Le socialisme, qui a la passion de la ressemblance – qu’il nomme égalité – et de l’unité – tel était naguère le titre de l’organe officiel du Parti – l’a emporté sur le libéralisme qui vise à étendre le moins possible le public au détriment du privé. Est-ce le seul destin de la France politique ? Y aura-t-il encore des sujets, si nous étions moins assujettis à Big Mother ? Evidemment : plus mûrs, responsables et autonomes. Une politique sans illusions est impossible. Mais un État de désillusion n’est pas hors d’atteinte. On peut concevoir un pouvoir « suffisamment bon », qui contribuerait à faire passer les citoyens d’une dépendance absolue à une dépendance relative, à travers ce processus que la mère assure en rompant avec sa toute-puissance et avec celle de l’enfant. Une politique de la défaillance, au sens où Winnicott parle d’une désadaptation de la mère confrontant graduellement l’enfant au principe de réalité ? On peut construire une politique dans laquelle l’État accepte rait de se montrer parfois hors d’atteinte, insatisfaisant et limité. Ses échecs mêmes enseigneraient aux sujets davantage d’autonomie et de liberté.
Car après tout, cette déchéance de l’État accomplie par ceux qui y croyaient le plus, les partis politiques français unis dans le compromis historique d’étaliser la société, n’est peut-être pas une fatalité. On ne l’observe pas ail leurs, ou moins. Si la crise de l’État-nation atteint tous les pays, si celle de l’État-providence est générale, nulle part la crise de l’État tout court n’est aussi prononcée qu’en France, ni aussi graves ses effets déstructurants pour une société qui, vivant trop de son État, risque d’en mourir si sa maladie se prolongeait. L’Angleterre sous Blair a réorienté ses dépenses de redistribution et responsabilisé leurs bénéficiaires en les liant au travail. L’Allemagne de Schrôder a su, malgré la réunification, moderniser son État et réduire la pression fiscale. L’Italie même, sous une coalition de gauche, a réussi une réforme budgétaire et administrative et commencé de restaurer son appareil d’État. Les socialistes ne sont pas partout des étatistes. Ailleurs en Europe, les revenus de transferts sont reliés au travail, l’État est recentré sur ses tâches stratégiques, la dépense et le secteur publics sont réduits pour rendre des marges à la consommation, à l’épargne et à l’initiative privées. Partout, une puissance publique économe et efficace remplace un État énorme, dispendieux et impuissant. Pourquoi la France cultiverait-elle longtemps encore son exception étatique ? Un socialisme libéral ou un libéralisme social sont-ils impensables ? Seraient-ils de droite ? Chirac a proscrit de son argumentaire de campagne le mot « libéralisme ». L’exception française d’une droite non libérale durera-t-elle ? Pourquoi pas de gauche ? Le socialisme originel n’était pas favorable à l’État.
Surtout, même si la maladie de Big Mother devait se prolonger ou empirer, ce ne serait peut-être pas si grave. Le nouveau est qu’aujourd’hui la société civile semble vouloir se ressaisir hors de cette main molle et gigantesque qui croit encore la pétrir et la façonner. La culture, ceux qui l’enrichissent de leurs œuvres le savent, cherche ses enjeux et ses vraies ressources hors de l’État ; la recherche scientifique tente d’échapper à l’asphyxie des subventions par la valorisation et le marché ; le peu d’intégration des enfants de l’immigration se réalise non par l’École mais par le marché du travail et la formation de couples mixtes ; l’économie se modernise dans les entre prises qui ont constitué une « nouvelle économie » sans aide ni intervention publiques. Le politique ne se résume pas, ne s’est jamais laissé enfermer dans la politique. D’autres formes, d’autres espaces d’organisation collective de la volonté et de l’autonomie demeurent ou se constituent à côté de l’espace étatique.
Qu’est-ce qu’un individu pas trop malade, pour la psychanalyse ? Un sujet libre. Certes pas quelqu’un qui ferait tout ce qui lui plaît, ne se soumettrait qu’à son bon plaisir, et y soumettrait autrui aussi, s’il le pouvait. Non plus celui qui croirait à la création illimitée de soi par soi, hors de tout enracinement et de toute contrainte. C’est celui dont les défenses ont une certaine souplesse, ses symptômes laissant une aire de jeu, un espace où il est au large. Pour une société, les défenses s’appellent des interdits apportés à la jouissance, des lois et des compromis limitant les intérêts narcissiques, des solidarités imposées pour vivre ensemble. Il en faut, mais la société n’est en bonne santé que s’ils ne sont pas trop rigides. « La démocratie consiste à exercer la liberté », écrit Winnicott. Mais elle est aussi « cette volonté d’accepter qu’il ne soit pas fait selon ses désirs quand on n’a pas le soutien de la majorité » [19]. Une démocratie vivante et libre n’est pas une démocratie unifiée et pacifiée, mais, au contraire, séparée et liée par des conflits multiples. Conflits au sein de la société, mais aussi entre tel ou tel groupe et l’État. Qu’est-ce que la démocratie représentative, sinon l’apprentissage de la séparation du corps politique et du corps social, et la représentation du second par le premier ? La démocratie lie en séparant, la tyrannie démocratique fusionne en isolant. La démocratie est une séparation diverse et constante. Entre les ordres : justice, savoir, économie, sciences, religion. Entre les pouvoirs : arrêter un pouvoir par l’autre et les borner tous pour laisser un champ hors de leur atteinte. Et entre les sphères : l’ordre traditionnel ignore le privé et le fond au collectif ; la démocratie trace une frontière entre public et privé. Mais il faut distinguer. Certes, la démocratie, quelle que soit sa forme, ne saurait être absolument séparée de la société civile. Il n’est pas question de cela, car la nature représentative de l’État rend son intervention nécessaire et légitime, mais de faire en sorte qu’elle en soit « suffisamment » séparée. Serions-nous encore en démocratie si l’État-bienveillance nous étouffait moins de sa bonté ? Certainement, et dans une démocratie plus vraie et intense. Sa définition ? Je la prendrai chez Win nicott : « Un désir de possession, un appétit et même un équivalent à ’vouloir envoyer l’enfant au diable’. Il y a de la générosité et du pouvoir aussi bien que de l’humilité. Mais la sentimentalité est tout à fait exclue » [20] Tout comme un père qui cède parfois sur son autorité est le contraire d’un père faible, tout comme une mère qui se refuse au don illimité n’est en rien une mauvaise mère, un gouvernement qui se dessaisirait d’une part de pouvoir en laissant aux citoyens une plus large autonomie restaure rait la puissance publique.
La psychanalyse peut contribuer à la pensée politique. À condition de se centrer sur l’illusion maternelle qui est au cœur de la politique française actuelle. À condition aussi d’être elle-même sans illusions. Qu’est-ce que la psychanalyse, en effet, sinon l’effort pour restaurer des différences et réinscrire le sujet dans le symbolique ? Gouverner, psychanalyser, métiers impossibles, en vérité, et davantage aujourd’hui qu’au temps de Freud. Parce que ce sont des métiers de la séparation et de l’autonomie, et que celle-ci est toujours à regagner. « Ce qui m’intéresse, disait Freud, c’est la séparation, la division en éléments qui sans cela se fondraient ensemble en un magma primaire » [21] Les travers, les mœurs, les ridicules de la politique sont comme les symptômes en psychanalyse. On ne s’en corrige pas. Au mieux, on en change. Ce n’est pas rien. Les formes politiques pourraient permettre ce que visent les cures analytiques : l’autonomie d’un sujet sou mettant les exigences de l’inconscient et les contraintes de la réalité à une instance de réflexion et de délibération. Freud parlait du moi comme d’un « monarque constitutionnel » en conflit avec un « parlement des pulsions » [22] . C’est dire que la démocratie, comme l’analyse, est « sans fin », jamais terminée ni terminable. Il y a de l’immaîtrisable dans la société comme en chacun de nous, ce qui justifie l’analyse et fonde la démocratie. Mais cela n’implique pas que l’on doive considérer que tout nous échappe, ni que ne puisse changer notre rapport à ce qui nous échappe. La tâche de la culture – et celle de la psychanalyse – tient en une formule célèbre : « Où était ça, je dois advenir » [23] Volontiers je fixerais comme tâche politique démocratique : « Où était la mère, le citoyen doit advenir. » Si nous ne changeons pas l’État et notre rapport à lui, la démocratie disparaîtra peut-être sous la tyrannie de l’opinion, l’évitement de la contrainte et l’illusion que tout dans nos vies peut être choisi. Si nous ne restaurons pas des références symboliques donnant du sens au vivre ensemble, la confusion des différences fondatrices n’en produira que davantage de violences.
Devant nous, en nous, déjà un monde asymbolique prend forme. On en trouve l’image au chant XI de l’Odyssée, lorsque, quittant Circé, Ulysse et ses compagnons découvrent ceux qui sont jetés à l’extrême limite du monde humain. Ils ont oublié leur passé. Ce sont des fantômes, des eidôla, des images d’hommes. Ils composent la foule de ceux qui ne sont personne, les sans-nom, les nônumnoi, les sans-visage, les sans-histoire. Non seulement ils ne savent pas qui ils sont – c’est le sort même de l’homme, son Odyssée, son erreur, son errance – mais ils ne sont plus rien.
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