Sommaire
Menaces sur l’apostat Le cas Zineb Précisions méthodologiques Les grandes catégories idéologiques de l’islamisme ordinaire I – L’assignation identitaire ou l’« islamophobie » comme grand malentendu civilisationnel Zineb, un prénom Des origines Des parents De l’ethnie De l’« islamophobie » |
II – Dénis et dénigrements 1 – Dénis Dédouaner l’islam Mal comprendre l’islam Tout ignorer Tautologies Possession 2 – Dénigrements Folie Dépravation Prostitution III – Complotismes L’opportunisme Le complot islamophobe Le complot fasciste ou franc-maçon Le complot juif IV – Les « révélations » de l’automne 2020 |
V – La solution finale Fantasmes de l’expulsion ou quand les mots atteignent le corps Xénophobie nationaliste Harkis Fitna Brebis égarée L’enfer promis Souhaits de châtiments Menaces Conclusion et ouvertures L’islamisme ordinaire comme pathologie collective Tentatives d’interprétations Mort et pulsion de mort |
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Depuis que l’idéologie officielle a officiellement reconnu l’existence de l’islamisme, celui-ci est communément réduit à sa frange terroriste, dont il n’est pourtant qu’une expression exceptionnelle. Convoquera-t-on les milieux salafistes, les prédicateurs wahhabites, les imams « radicaux », les idéologues intégristes, les personnalités sulfureuses ou même la nébuleuse des Frères Musulmans [1], que l’on aura encore raté l’essentiel : l’islamisme ordinaire, tapi au sein des populations musulmanes. Bien moins spectaculaire, celui-ci s’est révélé en France au grand jour et de façon paroxystique au lendemain des attentats de Charlie-Hebdo de 2015 [2] et refait épisodiquement surface dès qu’une occasion s’y prête, événement national [3], djihad judiciaire, enquête sociologique, ou simplement banale discussion.
Menaces sur l’apostat
« Quiconque a renié Allah après avoir cru…– sauf celui qui y a été contraint alors que son cœur demeure plein de la sérénité de la foi –mais ceux qui ouvrent délibérément leur cœur à la mécréance,ceux-là ont sur eux une colère d’Allah et ils ont un châtiment terrible. »Le Coran, Sourate 16, Verset 106
C’est à cet islamisme ordinaire, cette extrême-droite musulmane populaire [4], que ce texte est consacré. Plus précisément à la description de sa vision du monde, sa weltanschauung, si méconnue et exotique pour un sujet de culture occidentale qu’elle le rend incrédule [5], bien qu’il la croise pourtant quotidiennement au coin de la rue de toutes les villes européennes. Cette idéologie diffuse est abordée ici par un biais inhabituel : les commentaires hostiles postés sur internet à destination de Zineb El Rhazoui, militante ex-musulmane connue pour ses interventions publiques. Ces messages d’internautes nous semblent particulièrement révélateurs de cet imaginaire musulman conquérant car ils s’adressent à cette figure singulièrement honnie des totalitarismes : la dissidence. Rien de pire pour le dogme que celui qui l’a quitté en toute connaissance de cause. L’apostat de l’islam est cet ennemi intime insupportable méritant les pires sévices, et c’est à ce titre qu’ils sont partout cachés, contraints, menacés, pourchassés, suppliciés, exécutés [6]. Leurs voix s’élèvent, depuis quelques années, et commencent à être audibles, comme celles de Waleed Al-Husseini [7], Hamed Abdel-Samad [8], ou Majid Oukacha [9], pour se limiter à la France et à l’Allemagne et aux plus connus et sans même évoquer la génération précédente des Boualem Sansal, des Adonis, des Ibn Warraq [10], etc. Tous menacés et/ou en exil.
Le cas Zineb
« Ils aimeraient vous voir mécréants, comme ils ont mécru : alors vous seriez tous égaux !Ne prenez donc pas d’alliés parmi eux, jusqu’à ce qu’ils émigrent dans le sentier d’Allah.Mais s’ils tournent le dos, saisissez-les alors, et tuez-les où que vous les trouviez ;et ne prenez parmi eux ni allié ni secoureur. » (S. 4. V. 89)
Mais le cas de Zineb (de son nom de plume) semble condenser particulièrement la haine de ses ex-coreligionnaires puisqu’elle incarne tout ce que l’islam prétend dominer. D’abord parce qu’il s’agit bien entendu d’une femme, non-inféodée à un quelconque mâle (mari, père, frère, mentor) mais, de surcroît, jeune et jolie, donc séduisante, désirable, soit à la fois tentatrice et subalterne. Son parcours la distingue également : née franco-marocaine à Casablanca où elle grandit, elle poursuit en France ses études de langues (arabe et anglais) puis de sociologie des religions, enseigne au Caire puis couvre la guerre de Gaza de 2008. Elle se distingue donc par une véritable double culture, loin de la double déculturation de nombre de musulmans, particulièrement immigrés. C’est surtout, évidemment, une militante contre la main-mise religieuse, au Maroc d’abord où elle co-fonde à 27 ans le MALI (Mouvement alternatif pour les libertés individuelles) qui organise en 2009 des manifestations de « dé-jeûneurs » lors du Ramadan, puis à Charlie-Hebdo, où elle échappe aux massacres du comité de rédaction de 2015 par un concours de circonstances. Auteur de Détruire le fascisme islamique (Ring, 2016), elle intervient depuis dans la presse écrite ou audio-visuelle pour dénoncer la progression de l’islamisme couvert par une complaisance ambiante, particulièrement en provenance de la gauche et se trouve, de ce fait, fréquemment menacée de mort au point d’être devenue « la femme la plus protégée de France », en tous cas la plus populaire.
Bref, elle représente aux yeux de beaucoup l’exact envers du monde de l’islam en incarnant l’idéal européen, et particulièrement français au point d’être régulièrement érigée au rang de nouvelle Marianne, et plus récemment nommée pour un prix Nobel de la Paix. Plus précisément, ses positions politico-intellectuelles – critiquer sa culture d’origine au nom de, et pour faire valoir, l’universalisme occidental – semblent être le négatif parfait de celles défendues par les islamistes ordinaires – revendiquer les aspects les plus régressifs d’un l’islam de naissance tout en profitant pleinement des acquis de la modernité voire des libéralités européennes. Sa figure concentre donc un faisceau d’éléments qui jalonnent le conflit civilisationnel en cours et que révèlent les réactions ici compilées.
Précisions méthodologiques
« Et ceux qui traitent de mensonges Nos signes et s’en écartent avec orgueil,sont les gens du Feu et ils y demeureront éternellement. » (7-36)
Les commentaires dont il va être question, ramassés ici en annexes, proviennent de deux sources : d’une part ceux postés du 5 janvier au 26 mai 2019 sous la vidéo YouTube où Zineb débat avec la militante musulmane Rose Ameziane sur le plateau des « Grandes Gueules » [11] ; d’autre part les messages adressés à Zineb sur les messageries personnelles de cette dernière (Messenger) entre le 15 septembre 2018 et le 25 mai 2019. Cet échantillon de près d’une centaine de commentaires ne se prétend pas représentatif « scientifiquement » parlant : certains commentaires sous la vidéo ont sans doute été supprimés ; les dates de relevé sont arbitraires ; il existe maintes autres vidéos concernant Zineb ; l’utilisation d’internet et les « réseaux sociaux » eux-mêmes sont un biais non-mesurable ; etc. Nous n’avons nous-mêmes pas pris en compte les images (essentiellement pornographiques et à dominante sadique-anale) ou les rares messages, stéréotypés, de félicitations, d’admiration ou d’encouragements. Pourtant s’ils ne sont pas quantitativement représentatifs, ces relevés nous semblent fortement significatifs qualitativement : d’abord au dire de l’intéressée elle-même et au vu des nouveaux messages postés depuis, mais surtout parce que l’objectif ici n’est pas de verser dans la pseuso-sociologie contemporaine mais de dégager des catégories de pensée propres à l’idéologie qui s’y exprime en les recoupant avec un certain nombre de travaux. Ensuite, si une majorité des commentateurs se désignent de facto comme appartenant à la culture arabo-musulmane mais résidant en France, par le pseudo choisi, le lieu d’habitation (lorsqu’il est renseigné) ou les propos tenus, rien ne nous permet de l’accréditer [12], mais strictement rien ne vient non plus l’infirmer. Nous partons du principe que si certaines identités ont pu être usurpées, ce qui se dit dévoile plutôt une forte cohérence avec l’imaginaire islamiste ordinaire tel qu’il s’affirme depuis des décennies en France.
Pour finir, ce dernier terme mérite ici quelques justifications : les commentaires relevés, le lecteur s’en apercevra, ne semblent pas émaner de candidats au djihad armé mais bien plutôt de croyants hantés par l’islam, révulsés par les interventions de Zineb, dont les positions, le lecteur s’en apercevra également, sont similaires à celles qui s’expriment lors de conversations banales avec des musulmans lambda.
Les grandes catégories idéologiques de l’islamisme ordinaire
« Ô vous qui croyez ! Combattez ceux des mécréants qui sont près de vous ;et qu’ils trouvent de la dureté en vous. Et sachez qu’Allah est avec les pieux » (8-123)
Les commentaires ont été regroupés en quatre grands groupes, qui forment la trame de ce texte.
Le premier est celui de l’assignation identitaire : il s’agit ici de faire scandale sur l’apostasie de Zineb comme trahison de ses origines. Cette naturalisation de la croyance, si loin des conceptions occidentales, nous semble fournir un éclairage rarement abordé sur la notion d’ « islamophobie » comprise comme un racisme du point vue musulman et islamophile.
Un deuxième regroupement de commentaires a été placé sous la rubrique de la défense islamique classique. Face aux arguments avancés par Zineb, les réponses ne se placent pas sur le terrain de la contre-argumentation (les quelques tentatives sont indigentes), mais sur celui du déni des propos d’une part, et du dénigrement de son auteur de l’autre. Le noyau affectif et logique ainsi préservé relève de la notion de Grand Secret tel que le formule D. Sibony.
Troisième groupe : le complotisme. Cette catégorie, particulièrement fournie et diversifiée, prolonge et recoupe la précédente. Elle forme l’axe central autour duquel l’islamisme ordinaire oriente sa conte-offensive et plonge ses racines dans l’histoire arabo-musulmane permettant, comme le montre F. Zakaryia, d’échapper systématiquement à toute remise en cause du dogme, d’origine externe ou interne.
Ici s’inséreront l’évocation des commentaires faisant suite aux « révélations » sur la vie privée de Zineb à l’automne 2020, donc postérieurs à notre recueil, qui constituent un groupe à part entière qui mériterait d’être étudié car ils permettent par contraste de saisir l’essence délirante des attaques dont elle est l’objet.
Quatrième et dernier regroupement de citations ; la solution finale. Zineb pose un problème, est un problème pour l’islamisme ordinaire, dont la solution ne peut être que la néantisation par l’anathème, l’amalgame, l’exclusion, l’expulsion (sous des formes quelquefois surprenantes), la promesse de l’enfer, le souhait de la punition divine, son annonce puis, enfin, la menace directe. La progression dans le comminatoire est implacable et trouve bien entendu ses sources dans le Texte coranique lui-même, dont les citations serviront ici à illustrer l’écho troublant entre les propos spontanés ici rapportés et leurs fondements théologiques millénaires.
La conclusion tentera une mise en perspective de cet univers si particulier et quelques pistes d’interprétations sous l’angle de la psychopathologie.
I – L’assignation identitaire ou l’« islamophobie » comme grand malentendu civilisationnel
« Dis : La vérité émane de notre Seigneur.Que celui qui le veut croie donc et que celui qui le veut soit incrédule.Nous avons préparé pour les injustes un feu dont les flammes les entoureront…S’ils demandent de l’eau, on fera tomber sur euxun liquide de métal fondu qui brûlera les visages. » (18-29)
Zineb, un prénom
« Il n’appartient pas à un croyant ou à une croyante, une fois qu’Allahet Son messager ont décidé d’une chose,d’avoir encore le choix dans leur façon d’agir… » (33-36)
L’assignation identitaire se fait d’abord par le prénom. Zineb [Zaynab], à l’origine pré-islamique et désignant un arbrisseau du désert, est le prénom de l’une des onze épouses de Mahomet, puis de sa fille aînée et de l’une de ses petites filles ; il est donc un patronyme arabo-musulman (Djeneba en Afrique noire) qui vaudrait à sa porteuse de rester fidèle à la volonté supposée de ses parents de l’inscrire dans la croyance.
C’est ainsi que pour Djamel le blasphème est presque consommé : « Tes une saloperie, tu ne mérites même pas de porter ton nom » [13]. La chose paraît inconcevable à Oumar : « Cette Zineb est vraiment une peste, je me demande si elle est réellement musulmane ». Pour d’autres comme Ahmed, il y a pot-aux-roses : « Non tu t’appelle Zineb, MAIS [tu es] une JUIF »… Nombre de commentaires renvoient ainsi Zineb à elle-même, comme une évidence tautologique : Zineb musulmane ? c’est écrit dessus – comme si un Étienne, un Pierre, un Christian ne pouvaient qu’être de fervents chrétiens, ou un François forcément chauvin…
Des origines
« O vous les croyants !Ne prenez pas pour alliés les Juifs et les Chrétiens ; ils sont alliés les uns des autres.Et celui d’entre vous qui les prend pour alliés, devient un des leurs. » (5-51, 52)
L’enfermement religieux se nourrit aussi de son origine marocaine, là aussi fréquemment rappelée : « C’est très grave ce qu’elle dit elle me choque quand je pense que c’est une marocaine comme moi » se lamente Hassnae. Princesse DIA se scandalise : « elle marocaine nous descend tfou arlik [je te crache dessus] ya Zineb ». Née marocaine, Zineb est forcément musulmane, comme s’il n’y avait (déjà) plus de juifs, de chrétiens, d’animistes, d’athées au royaume Chérifien, tandis que la présence, ou la naissance, sur le territoire français n’obligeait, en revanche, à rien, comme on le verra.
Des parents
« Le Prophète a plus de droit sur les croyants qu’ils n’en ont sur eux-mêmes ;et ses épouses sont leurs mères… » (33-6)
Zineb trahit son prénom et sa patrie de naissance : c’est comme si elle insultait ses parents, ses ancêtres, sa généalogie qui l’aurait faite musulmane. Quoi qu’elle fasse, l’islam coulerait dans ses veines du fait de son ascendance à laquelle elle est assignée : « Ta oublier d’ou tu vien madame Zineb… » lui glisse Lalgéroise. On lui reproche de rompre la fidélité lignagère au fondement de l’imaginaire tribal et qui fait percevoir la religion comme s’inscrivant naturellement dans la chair : « Toi née musulmane tu salit tes ancêtre… » certifie Farid ; « vous essayer d exister en crachant sur la religion de vos ancêtres quelle bassaisse » affirme, dégoûté, Arillas ; « Trahit ses origines et qui se trahit » renchérit Mustapha. Pour Amine, c’est tout l’honneur de l’orgueilleuse tribu Islam qui est entachée par la démarche de Zineb :« Tu fait honte même ta mère devrais avoir honte de toi » et idem pour Nadia O., désolée : « Tes parents les pauvres ». Et Hajer de nous révéler à demi-mots toute la frustration suscitée par l’auto-enfermement dans une religion héritée et subie que tout musulman sait ne pas avoir choisie : « je ne dois pas me cacher pour faire plaisir à des grande gueule qui sont frustré dans la vie à cause d’une appartenance qui n’aurait jamais voulu avoir »… Ce commentaire vaut d’être relu.
De l’ethnie
« Vous êtes le meilleur peuple, suscité pour le bien de l’humanité ;vous enjoignez ce qui est bien, vous interdisez le mal, et vous croyez en Allah.Et si les Gens du Livre avaient cru, cela aurait été meilleur pour eux.Certains d’entre eux sont croyants, mais la plupart d’entre eux sont des pervers. » (3-110)
Appartenance : effectivement, Zineb ne s’appartient pas, elle appartient à la religion mahométane parce qu’elle appartient, en fin de compte, à l’ethnie « arabe ». En tant qu’« arabe » Zineb devrait défendre sa religion fixée par le hasard de sa naissance ou, à tout le moins, ne poser aucun problème avec la cause islamique et ses signes de ralliement, comme le voile. D’où l’incompréhension d’Ilyes (Port-Saint-Louis-du-Rhône) : « c quoi le problème qu’ont portent le voile normalement vous êtes 1 arabe »… Pourtant les musulmans sont loin d’être tous Arabes – et réciproquement – et la vérité génétique comme culturelle devrait exiger l’emploi du terme « Maghrébins » ou « Berbères » ou plus précisément encore « Amazigh ». Mais il est des colonisations qui parviennent à exiger que les indigènes, encore un millénaire et demi après l’invasion, se prosternent cinq fois par jour en direction de leur conquérant [14]… En toute ignorance volontaire de leur histoire, la majorité des Maghrébins confondent leurs origines avec celle de leurs envahisseurs d’avant-hier : les Arabes du Hijaz. L’identification religieuse se confond donc avec l’identification ethnique. C’est ce que nous confie Ysl (Wisconsin) : « Pourquoi tu es sois disants laïque si tu viens POUR parler mal de ton ancienne religion, respecte le coran avec ta haine de raciste chui choquer mtn [maintenant] c les arabes qui nous insulte c plus les gouèrrs [15] ». Le rejet de l’islam n’est pas entendu comme critique politique, théologique, idéologique, culturelle ni même anthropologique mais comme remise en cause ethnique, raciale, biologique qui ne pourrait logiquement que provenir d’étrangers. Ainsi, Abde est clair : « zineb moi je me sens plus agressée par vos propos que par une personne étant du front national ». C’est bien de race dont il est question ici, nous dit, à la suite de bien d’autres, Djamel : « l’entendre renié sa race même pas envie de lu pissé dessus elle le mérite même pas ». Et Arilas (Villefranche-sur-Saône) prévient gentiment Zineb qu’elle est bien de race musulmane : « si il y avait un conflit contre les musulmans en france croyez vous en etre protégee ? et bien non ». Si affrontement il y a, il sera racial…
De l’« islamophobie »
« Combattez ceux qui ne croient ni en Allah ni au Jour dernier, qui n’interdisent pas ce qu’Allahet Son messager ont interdit et qui ne professent pas la religion de la vérité,parmi ceux qui ont reçu le Livre, jusqu’à ce qu’ils versent la capitationpar leurs propres mains, après s’être humiliés. » (8-29)
Musulmane, Zineb l’est, devrait l’être, ne peut que l’être : son prénom, ses ascendants, son lieu de naissance, son ethnie, sa « race », tout la désigne comme telle, quoi qu’elle fasse. Cela est inscrit non seulement dans un providentiel ordre des choses, mais dans son histoire personnelle et, surtout, dans sa chair même. Pour l’islamisme ordinaire, l’islam n’est pas un choix, c’est une évidence qui échoit ou qui touche l’élu converti qui, justement, adopte alors un prénom musulman : c’est un héritage, un legs, un patrimoine, un privilège, une consécration qu’il serait impensable de décliner.
Cette conception, si éloignée de celles qui prévalent en Occident depuis des siècles – le nazisme traumatisant précisément par son caractère exceptionnel – permet d’élucider la question lancinante de l’existence d’une « islamophobie » comprise comme un « racisme anti-musulman » : du point de vue du croyant, l’inféodation à Mahomet relève d’un fait naturel, sinon divin et sacré, y compris en cas de révélation conduisant à une conversion, en rien d’une volonté humaine et certainement pas d’un choix personnel – comparable au continent de sa naissance, à la couleur de sa peau, à son sexe ou à un handicap congénital [16]. Toute critique envers l’islam ou ses fidèles ne peut être immédiatement comprise que comme une injustice, un affront, une insulte, une condamnation irrévocable. L’écart est éclatant avec la conception occidentale de l’identité comme co-construction sociale et personnelle, projection et élaboration de soi dans un monde déjà-là où prévaut la liberté et la responsabilité. L’identité comme projet individuel et collectif visant l’autonomie, conquête de la modernité, se heurte ici frontalement à une conception traditionnelle où l’identité est intégralement pré-déterminée par un passé phylogénétique fixé, figé, forclos pour l’éternité.
C’est cela que traduit, au fond, le déchaînement de passions autour de la revendication ou du refus de l’emploi du terme « islamophobie » et il est étonnant qu’il soit si peu compris sous cet angle ; le malentendu abyssal ne relève pas des limites de la liberté d’expression, de différentes acceptations de la laïcité ou de la réciprocité de la tolérance, mais plutôt d’un gouffre anthropologique qui sépare deux civilisations millénaires, dont cette question n’est qu’un point de contact parmi d’autres, mais pas des moindres. Zineb critique une religion ; les islamistes ordinaires comprennent qu’elle insulte leurs parents, leur lignage, leur « race ». À l’inverse : elle attend des arguments qui fassent valoir leur point de vue ; ils ne font que défendre leur essence, leur nature et, presque (ce qu’ils considèrent être) leur biologie. L’invitation que lancent les apostats à intégrer ce qu’ils pensent être le meilleur de l’héritage occidental est entendu comme un appel à la trahison de leurs origines, à l’abandon de leur être-propre, de leur ontologie. L’« islamophobie » est pour eux un racisme caractérisé ; c’est, en France, une simple opinion qui en critique une autre.
L’incroyable succès du terme traduit donc une régression fantastique chargée d’affrontements à venir. Ils sont sans aucune issue puisque l’Autre serait alors, comme soi-même, déterminé non par ce qu’il veut pour lui et la société – et qui reste du domaine du discutable – mais par ce que d’autres ont fait de lui et qui est vécu comme indépassable et inaltérable – et contre lequel il ne peut rien, sinon se renier totalement en capitulant. L’échange d’arguments n’est plus, alors, un moyen de faire surgir une vérité, éventuellement nouvelle pour les protagonistes, mais une manière de dessiner les lignes de front de la guerre en cours – et, là aussi, malentendu civilisationnel : conflit idéologique d’un côté, racial de l’autre.
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