« La paix sociale sexuelle est achetée au prix du silence… » (2/2)

« Leurs égéries sont en général Rokhaya Diallo, Houria Bouteldja et Saïd Bouamama… »
vendredi 18 décembre 2020
par  LieuxCommuns

Voir la première partie

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Pourtant la banlieue se prétend terre de rébellion : comment expliquer ce silence ?

Les manifs indignées qu’on voit fleurir surtout en banlieue, et pour certaines à raison, ne semblent majoritairement faites que par et pour ceux qui se ressemblent : du mascu­lin 16-25 ans qui se prend clés d’étranglement, matraques dans la face, abus divers, et tout ceci est condamnable. Mais, et d’une la colère juste est encore trop souvent instru­mentalisée pour servir des agendas politiques identitaires, qu’ils soient « racialistes », « décoloniaux » ou « cléricalistes  », et de deux s’occulte avec constance le drame quotidien des abus sexuels répétés sur de jeunes mineurs, en majorité des filles mais aussi de jeunes garçons, gays ou non.

Les revendications de mêmes droits pour tous sont donc majoritairement pour l’ins­tant, des portes d’entrée royales à ces nouvelles extrêmes droites essentialistes qui assignent à des places prédéfinies et attisent les séparatismes anti-fraternels, envoyant comme chair à baston de jeunes hommes englués dans cette souricière idéologique.

On ne peut pas réclamer l’arrêt de violences policières illégitimes et fumer pépouze devant son entrée d’immeuble quand là, au 5e étage, une gamine de 15 ans en état second se fait violer. Sinon quoi ? On ne se bat que pour les droits de ceux qui nous res­semblent ? On serait dans des privilèges à conserver, le pratico-pratique du soulagement pulsionnel justifiant toutes les lâchetés ?

Je n’accorderai aucune, mais aucune, crédibilité aux manifs de cités pour la fin des violences policières tant que ces jeunes n’élèveront pas aussi leur voix contre certains de leurs pairs, pour qui une vie sexuelle régulière se base depuis beaucoup trop longtemps sur attouchements et viols sur des gamines, dont le conditionnement opérant à la Pavlov est déjà dramatiquement installé (tu dis « non » une claque, tu dis « non » un coup de poing, et quand tu dis « oui » tu es contente si tu ne reçois qu’une claque, il faut bien maintenir la peur et la violence).

Qu’on arrête le délire avec la « culture du viol », qu’on foute la paix aux mecs de France toutes origines confondues, qu’on nous lâche la rate avec des « conceptualités relativistes intersectionnelles  » qui omettent soigneusement ceux qui pourraient être dangereux, ceux dont le terrain de chasse de l’aube au coucher reste les rues. Il faut donner le courage aux jeunes écœurés de ce qu’ils voient, leur donner la force de s’émanciper des discours qui les instrumentalisent, et qu’ils soient épaulés dans ce cou­rage de dire « non, tu la laisses tranquille ».

Et du côté de tes collègues ?

J’ai eu différentes sortes de collègues, à part ceux qui font leur job avec éthique et sans attendre une réparation personnelle quelconque : ceux qui s’en foutent et se mettent en arrêt maladie à répétition, peu soucieux de la charge de travail laissée aux collègues ; ceux qui essaient de sauver le monde entier, sont en attente de reconnaissance et fi­nissent usés, poreux et démobilisés ; et ceux qui se servent de l’accès aux adolescents comme d’un vivier d’où seront puisées les forces vives du « racialisme » et du « déco­lonialisme ». Ces collègues-là interviennent parfois dans des écoles, ont un discours tout fait où on retrouve les invariants de ces idéologies : La France produit leur misère, la laïcité est un racisme, vous ne serez jamais intégrés, pas la peine de travailler à l’école, les Droits de l’Homme sont ceux de l’homme blanc. Leurs égéries sont en général Rokhaya Diallo, Houria Bouteldja et Saïd Bouamama.

C’est très compliqué de pointer ça quand vous voyez que les chefs s’en foutent ou avalisent sur le mode Edwy Plenel ou Eric Fassin, dans une autoflagellation ou une jouissance morbide à voir ainsi décrier ce que ce pays pourrait transmettre de positif. Certains jeunes ne sont pas dupes, j’en ai vus qui voulaient faire l’armée, être utiles, se donner les moyens malgré les discours rencontrés. Les livres mis à disposition des ado­lescents dans un des nombreux endroits où j’ai pu travailler (en remplacement lorsque j’étais en intérim) parlaient essentiellement de rap culture, j’ai vu très très peu d’ou­vrages fondateurs ou qui ouvrent la réflexion, ou alors il y avait de vieilles BD sans in­térêt, rien qui puisse aider le jeune à trouver autre chose que ce qu’il a à la maison, donc. Il y a des institutions soit complices, soit démissionnaires, beaucoup d’endroits d’aide et de soutien aux adolescents en difficulté sont débordés, alors il y a le choix, se laisser vivre, trouver et garder sa petite place de fonctionnaire, ou faire du militantisme « décolonial ». Entre méconnaissance et laisser-faire, les responsables et autres n+1 se sont en général montrés silencieux ou complices. Il y a un énorme taux d’arrêts maladie dans le social, je n’ai jamais vu ça ailleurs.

Cela crée des tensions au sein des équipes ?

Les tensions sont parfois palpables au boulot, il suffit qu’on propose simplement un jour en réunion de mettre « origine géographique » à la place de « origine culturelle » sur certaines fiches de renseignements pour que ça crise, alors que l’origine d’un gamin ne dit pas forcément quelque chose de sa pensée et de ses pratiques. Est-ce qu’on se met à la place du gamin à qui on demande « tu es de quelle origine culturelle ? », à quel point ça pourrait l’impacter et lui faire opérer une allégeance inconsciente à certaines pratiques liées à son origine ? Il y a aussi des mots comme « démocratie, laïcité, droits de l’Homme, caricatures, blasphème » qui créent des tensions immédiates et il faut sa­voir rester prudent pour ne pas être étiqueté. Ce sont des mots déclencheurs de discours idéologiques de type « racialiste » et « décolonial », on sent la pensée formatée, établie, non discutable et discutée, c’est comme une bible, en fait, dont on retrouverait les inva­riants à chaque petite remarque orientée : l’école ça sert à rien, il y a des injustices dues à la couleur et aux origines, ce pays bafoue la justice et l’égalité, etc. Dès qu’il est question des origines ou de la politique, voire de la culture française (surtout ne pas citer un philosophe, sinon des collègues hilares peuvent te faire passer pour un 1er de la classe), quelque chose se met en marche chez certains et la tension est palpable.

C’est cette idéologie « décoloniale  » qui crée cette tension ?

Lors de certaines réunions on la sent très présente, mais il y a beaucoup de langage qu’on pourrait qualifier d’infra-verbal : des froncements, des soupirs, des regards, on marche sur des œufs mais l’explosion n’arrive jamais, il y a le désir de continuer à bosser en équipe, et la retenue qui fait que tout reste allusif ; par exemple un collègue qui dit « Il est Charlie lui  ! » à propos d’un gamin qui veut devenir policier (aucun rapport d’ailleurs !) ou une éducatrice toute fière de dire que l’adolescente, après qu’elle lui ait parlé, ne se sente « plus française » mais « appartenant au monde », la nationalité ne veut rien dire, le pays est trop truffé d’injustices, etc. J’ai aussi vu de jeunes collègues se transformer au contact « d’indigénistes », monter en puissance dans les critiques faites à la France mais sans aucun recul, ou alors comme ce jeune qui débutait, assez neutre et ouvert, au bout de deux semaines, il parlait déjà de « renouer avec son africanité » et après les choses ont empiré, il venait avec la revue « Negus  » [1] et ne parlait plus que des injustices et de l’esclavage dès qu’il y avait un moment d’échange, s’appuyant sur Lilian Thuram ou Rokhaya Diallo pour soutenir son opinion. Mais ce sont plus que des opi­nions puisqu’il est impossible de débattre, en global tout est larvé, allusif, et il n’y a plus d’accès à la discussion, ces discussions franches qu’on peut avoir en politique. C’est pour ça que moi je parle de discours idéologique à base de pensée unique, un discours qui ne tolère pas de contrepoint, de discussion argumentée, tout le prêt-à-penser est déjà là. C’est assez douloureux, dans tous les endroits où j’étais j’aurais bien aimé échanger, la discussion ne me fait pas peur, mais c’était trop tendu.

Tu détectes une dimension « raciale » ?

Avec le recul je me dis que le mouvement « Justice pour Adama » a juste permis que les paroles se décomplexent, mais l’idéologie était déjà là, entretenue, véhiculée, tolérée par certains chefs de service, soit parce qu’ils s’en foutent, soit parce qu’ils relèvent de la mentalité de Sud Éducation ou de la Ligue de Défense des Droits de l’Homme qui est très particulière. La cible de ces propos et de ces attitudes que j’ai pu voir c’est la France en général, rien n’est à décharge, on dirait un procès constant et surtout ce « colo­risme » désastreux. Moi, en tant que blanc, j’ai été toléré par certains collègues parce que la politique m’intéresse et que je n’ai pas de pognon, j’ai donc été apparenté au mec de gauche sans fric, un blanc chez qui rien n’est à envier et qui pourrait être un allié pour faire éventuellement basculer le système. J’ai toujours fait profil bas parce que j’avais besoin de bosser et je ne pouvais pas me griller dans ma boîte d’intérim, tout se sait, le monde du social est petit.

Cela doit avoir des conséquences auprès des gamins….

Lorsqu’un collègue décide que vous ne pensez « pas bien », on peut vous limiter l’ac­cès aux adolescents ou éviter d’avoir recours à vous, c’est une façon de restreindre en­core plus les offres de pensées. Il y a beaucoup de maladresses faites avec les ados dans les foyers et les endroits où j’ai pu passer. J’entends des « ne fais pas ta princesse » à une gamine qui voulait du dissolvant pour changer son vernis, et une fois j’ai vu un édu­cateur, en intérim comme moi, donc pas là pour longtemps ni depuis longtemps, hurler sur une jeune parce qu’elle avait le langage ultra « wesh ». S’est-il demandé une se­conde si ça ne la protégeait pas de quelque chose, si ça n’empêchait pas qu’elle soit considérée comme une fille faible et donc attaquable ? Non, ça a été la culpabilisation directe, alors même qu’il n’a jamais repris un garçon avec les mêmes attitudes et le même langage. Les réflexes de survie chez certaines gamines ne sont pas du tout ana­lysés, on se demande quelle formation reçoivent les éducateurs. De ce que j’ai pu voir, j’apparente ces attitudes clairement à du sexisme, les usages qu’on peut voir dans cer­tains quartiers perdurent à certains moments au sein de certaines institutions. Si les jeunes filles ne trouvent aucun discours ferme et répétitif qui les considère comme égales en droit aux garçons, comment est-il possible qu’elles puissent s’affranchir plus vite de ces clichés de « princesse » et de « wesh » ? Parfois, je n’ai même pas retrouvé la bienveillance mais juste des effets de gardiennage, on s’assure que le gamin va bien aller au foyer ou à l’école, on vérifie qu’il mange et dort bien et puis basta ! Aucun échange constructif, le sujet politique en devenir est complètement évacué dans l’ap­proche qu’on fait avec le jeune. Son éveil, son sens critique, rien n’est pris en charge et le discours sur l’école est très négatif alors qu’il devrait être complémentaire ; on parle d’« éducation spécialisée » mais ce n’est ni l’un ni l’autre, c’est au mieux du gardien­nage, au pire de l’enfermement quand ce n’est pas de l’embrigadement…

Tu veux dire que le jeune est enfermé dans une sorte de « ghetto mental » ?

Comment ne pas être paumé ? Il faudrait peut-être revoir le contenu de la formation d’éducateur, de psychologue, d’assistant social etc, revoir tout et obliger à un tronc commun qui prenne en compte cette soif d’apprendre, cette porosité naturelle de l’en­fant, et ne pas s’en servir comme d’un lieu où on vient mettre ses propres idées. Propo­ser des choses, des lectures, des musiques qui n’arrivent pas jusqu’aux quartiers, exploser ce système de vase clos. Je signale que j’ai aussi rencontré des collègues formi­dables, ouverts, et qui se donnaient à fond sans juger, sans imposer leurs idées ou croyances, qui ne jugeaient pas une fille voulant se faire avorter ou faisant de la prosti­tution occasionnelle. Donc des gens impliqués et à peu près sains dans leur rapport aux jeunes, j’en ai vus. Mais il y a aussi de plus en plus de personnes qui n’ont rien réglé de leurs névroses et de leurs phobies et qui n’ont rien à faire là ! J’ai personnellement travaillé avec des collègues qui refusaient de prendre en entretien un jeune parce qu’il était homosexuel, comme un droit de réserve qui est d’ailleurs possible, je pense, mais qui en dit long. Il y avait aussi un jeune en errance dont l’ami voulait venir pour le saluer, mais il avait un chien et ça n’a pas été possible de ne serait-ce que faire venir le jeune à la porte de l’accueil, à cause du chien. La discussion qui a suivi était effarante, la diaboli­sation de l’animal, sa saleté décrite avec dégoût, une forme de croyance paranoïde.

Il y a aussi une sacralisation de certaines coutumes : Si une mère de famille croit aux esprits ou au maraboutage, bien sûr ça doit être pris en compte dans l’explication de ce que son gamin traverse comme difficultés, mais souvent mes collègues ne gardent plus que cet angle d’approche, et certains ont même un respect peureux et ne veulent même pas introduire un autre angle d’approche qui pourrait éclairer, enrichir ou moduler le point de vue superstitieux. De fait, il y a pour certains une intouchabilité qui est confon­due avec le respect de l’autre. Quel travail peut être possible si on hésite à discuter des problèmes réels du gamin ?

Ils n’ont aucune porte de sortie ?

Il y a aussi de vraies rencontres qui se font pour ces gamins, j’ai pu travailler au contact de psychologues qui étaient beaucoup dans l’échange et avaient une façon d’aborder la détresse des jeunes sans les enfermer ou les résumer à leur couleur de peau ou leurs croyances religieuses, comme le font pas mal d’éducateurs en valorisant une gamine dite « pieuse » même si le père pratiquant la tabasse régulièrement au nom justement de cette croyance qui exigerait de ne pas avoir de vie sociale ni de fréquenter les garçons. Parce qu’il y a ça aussi, des collègues qui murmurent dans une forme de respect en parlant d’une jeune qui est croyante avec un voile, comme si on était dans une église, ça renvoie quoi comme message aux autres adolescentes ? Où est la distance, la liberté de penser en général ? Comme cette collègue qui interdisait à un adolescent de jurer parce que ça offense, avec le doigt pointé en l’air. Il faudrait s’interroger sur la neutralité, et des signes extérieurs mais aussi et surtout des idées qui peuvent être véhiculées suivant le collègue qui travaille.

Sinon j’ai pu voir aussi des assistantes sociales qui se démenaient pour que des jeunes aillent au bout de leur choix d’avorter, et parfois ça n’est vraiment pas facile de faire face aux pressions de certains collègues sur ce type de choix… Pour moi il y deux soucis : la formation et le devoir de réserve. Si on n’a pas un socle fort et commun à ce niveau-là, la population des quartiers peut se retrouver face à des professionnels qui en fait déversent leurs idées ou font de leur boulot un terrain de chasse idéologique.

De toute façon, dans les foyers, il y a de plus en plus de « faisant fonction de » et les éducateurs de nuit sont remplacés par des veilleurs, qui n’ont pas de formation et sont parfois d’un laxisme étonnant. J’ai entendu de la part de collègues le récit de situations aberrantes, avec un veilleur en train de fumer son joint pendant qu’à l’étage c’était en roue libre complet, avec agressions, semi-lynchage « pour de rire » mais avec des coups réels, et une fois une jeune est venue nous dire que lors de son arrivée au foyer d’accueil d’urgence, on lui demandait déjà des fellations ; certains hôtels de l’Aide Sociale à l’Enfance ont aussi un encadrement déplorable absolument non sécurisé.

Tout ce que tu racontes se sait donc, dans le milieu ?

Des anecdotes il y en a plein mais très peu de collègues en parlent. Et cette jeune fille envoyée à l’Aide Sociale à l’Enfance, via une association où je bossais, et qui revient quelques semaines après en disant que le gardien de nuit a toqué à sa porte pour lui de­mander une fellation (d’après elle il a été renvoyé).

Bref, les services sociaux et les associations proposent ce qu’ils peuvent, mais entre les discours de type « indigéniste » (« ne fous rien à l’école, tu peux pas échapper à ta condition et même si tu y échappes tu ne seras jamais accepté comme une personne blanche », etc.) ou le laxisme épouvantable qui installe le jeune dans une oisiveté non constructive et appauvrissante, il y a beaucoup à dire… Le problème aussi, c’est les chefs de service, les directeurs etc, et le cadre où le non cadre qu’ils posent. J’ai travaillé une fois avec une psy qui évoquait le fait qu’elle avait signalé un de ses collègues pour propos déplacés, la directrice lui aurait dit : « Il a encore fait du racisme anti blanc ? » mais il n’y a pas eu de suite. Il faut savoir que certains chefs de service ou directeurs à un plus haut niveau ne voient pas du tout d’un mauvais œil le discours « indigéniste  ». Il y a eu l’année passée un colloque dont on a beaucoup parlé, soutenu par Stéphane Eudier [directeur général de l’association « Sauvegarde 93 » — cf. note suivante.] et organisé par l’association Sauvegarde 93 [2]. La présence d’un « indigéniste » connu (Saïd Bouamama [3]) a été empêchée car sa venue avait fuité avant le colloque. J’ai vu au final assez peu de collègues réagir quand il y avait des discours militants « décoloniaux » balancés l’air de rien, pendant les réunions ou pendant les pauses clopes, et clairement c’était par peur des remous et par souci de maintenir une sorte de paix factice au quoti­dien. Mais il y a parfois des réactions tout de même comme pour ce colloque avec Saïd Bouamama : j’ai assisté à la colère de rares collègues qui se sont débrouillés pour faire remonter discrètement l’info à l’extérieur du milieu de la Sauvegarde 93, pour que ça fasse du bruit quoi, que les médias en parlent, que des gens se mobilisent contre… De toute façon, le débat étant impossible, c’est presque tout ce qui reste : collecter des infos, faire savoir et espérer que ça ouvre enfin des yeux sur l’état intellectuel et militant de certaines équipes. En face dans cette affaire, apparemment tout le monde a fait bloc pour défendre S. Bouamama, et Stéphane Eudier aurait envoyé un courrier interne pour réitérer son soutien à la tenue de ce colloque tel qu’il était initialement prévu. J’ai aussi des collègues qui interviennent en tant qu’éducateurs représentant des assoces dans les lycées et collèges sans qu’aucun contrôle ne soit exercé sur ce qu’ils disent et véhiculent comme pensée.

On ne leur demande pas d’où ils parlent, aucun contrôle ni texte écrit avant les inter­ventions, la jeunesse au lieu d’être prise dans des discours multiples, se retrouve comme encerclée par les mêmes discours à pensée unique tenus par les idéologues auxquels elle est livrée.

Comment fais-tu pour tenir ?

Quand on ne pense pas pareil, on se raccroche soit à un collègue, très rare qui pense comme vous, soit à l’éthique dans son travail, en essayant de proposer dans le discours une voie de sortie pour des jeunes qui sont entourés d’idéologie, ne se voient rien offrir de différent de ce qu’ils ont à la maison et dans le quartier (rap, BD sur le rap, livres sur le hip-hop) ou alors des contenus obsolètes, de vieux magazines d’il y a plus de 10 ans qui traînent entre deux BD dont il manque des pages, et quand ils peuvent aller sur In­ternet de façon surveillée, ils se plongent dans la musique qu’ils aiment sans que rien ne vienne enrichir leur univers. Il manque un réel travail commun pour penser le contenu de ce qu’on peut proposer à l’adolescent en crise. Ni dans les foyers, ni dans les associations, ni dans les services de l’État cette question fondamentale n’est abordée.

En fait, le gardiennage semble suffire et malgré les personnes qui s’engagent éthique­ment sans faire leur petit prosélytisme, il y a au final de façon répandue, de ce que j’ai pu voir, un petit confort, un ronronnement ou une suite de propos endoctrinants et une grande difficulté à venir apporter d’autres sources d’inspiration, comme ce bouquin sur Van Gogh qui avait été toléré mais du bout des lèvres par la majorité de l’équipe d’un centre d’accueil. Comme si la culture, l’ouverture d’esprit n’était pas fondamentale. Si le gamin ne trouve pas à l’extérieur de chez lui de quoi se nourrir l’esprit différemment, où va-t-il le trouver ? Si le personnel n’est pas formé, ou s’il relève d’une idéologie et si rien ne vient contre­balancer tout ça, à part l’apathie de collègues qui n’en ont clairement rien à foutre et des idéologues de tous poils, le gamin ne va pas rencontrer grand-chose.

Tu ne dois pas être le seul dans ta situation ?

J’ai aussi été effaré du taux d’absentéisme et de maladie chez mes collègues, je viens du Nord, ça fait plus de 15 ans que je suis en banlieue parisienne et je n’ai jamais vu une telle fréquence dans ce que j’appelle moi des abus. D’ailleurs certains collègues n’hési­tent pas à afficher cette mentalité, je ne sais pas trop comment dire… de profitation. Comme je te disais, il y a de plus en plus d’opportunistes dans ce milieu ; en gros c’est : on profite et que les autres se démerdent, il n’y a pas de vue d’ensemble et d’implication citoyenne. Ce sont des postures molles, obsédées par la recherche du meilleur moyen pour ne rien foutre. Si on peut se faire des arrêts, on se fait des arrêts aussi longtemps que possible, et que la charge de travail soit répartie sur les collègues on s’en fout. Ce sont des mentalités de petits fonctionnaires qui n’ont pas l’esprit d’équipe, et je ne parle pas de ces collègues le nez vissé au portable quasi toute la journée. Il y a aussi de vrais dou­leurs, des collègues épuisés, trop de tensions au quotidien avec les jeunes et dans le tra­vail en équipe, l’impression que rien ne va résoudre les problèmes sociaux, le constat que l’agressivité augmente, tant avec certains collègues qu’avec les jeunes, une espèce de désarroi généralisé où ceux qui morflent le plus sont ceux qui avaient un idéal et une réelle motivation ; tandis que d’autres collègues semblent à l’aise comme des poissons dans l’eau, avec cette mentalité qui les fait prendre ce qu’ils peuvent là où ils peuvent, et je parle là aussi des petits vols courants, parfois sous mon nez : ramettes de papier, nourriture congelée à destination des jeunes, paquets de sucre, enceintes, ordinateurs in­utilisés, ventilateurs, souris d’ordinateur, parfois petits meubles mis dans un coin ou commandes soi-disant de matériel pédagogique, appareil photo par exemple, et après on le cherche partout, il a disparu, etc.

Que faudrait-il, d’abord et avant tout pour ces jeunes ?

Depuis 15 ans devraient se multiplier des lieux de protection dans les cités jusque dans leurs fins fonds enclavés (petits commissariats refuges, lieux sécurisés ouvert 24h/24, associations neutres avec personnel compétent, etc.) et une réelle éducation parentale, sociale, scolaire devrait réintroduire ce « l’autre mon semblable, ton corps, mon corps ».

Proposer des lieux de pause et d’accueil nocturne permettrait que des gamines naïves ou trop abîmées déjà puissent venir se réfugier en cas de fugue ou de coup de colère, parce que traîner dehors est un suicide corporel : elles deviennent une proie fluorescente sur laquelle fond le petit salaud pour qui elles ne représentent qu’une suite d’orifices corvéables à merci.

Comment tu vois l’évolution de ces territoires dans les années qui viennent ?

Pour la suite, je ne sais pas comment les choses peuvent évoluer. Je vais pour ma part encore faire des remplacements pendant quelques années, toujours en faisant profil bas, et puis j’arrêterai. C’est trop dur et il y a peu de moyens mis en place, pas de projet pé­dagogique clair, pas de contrôle des associations avec lesquelles il y a du partenariat, comme à titre d’exemple l’association Rêv’Elles (Samia Hathroubi, Coexister et Lal­lab [4] à fond, soutien et proche de T. Ramadan, etc.) qui a inondé de flyers la Seine-Saint-Denis en recherche de jeunes filles à former au sein de leurs ateliers non-mixtes. Il n’y a pas d’unité minimale dans les pratiques, pas de visées claires, un rejet tacite mais non verbalisé des apports comme celui de la laïcité dont on parle souvent comme d’un fléau ou d’une imposture, pas de liberté de parole à moins d’avoir le discours dominant actuel. Le syndicat Sud-Collectivités Territoriales, d’ailleurs, qui propose aux fonctionnaires territoriaux des formations informelles très « décoloniales », permet une entrée des discours « indigénistes », il coche toutes les cases, écriture inclusive comprise.e.es. Il y a un « indigéniste » comme Farid Benaï, proche de S. Bouamama, qui se propose en tant que délégué syndical FO dans une assoce, j’ai eu des mails professionnels de collègues qui relayaient le Bondy blog et des articles de Libé qui offraient tribune au « racialisme », le valorisant, le justifiant et l’excusant. Je ne vois pas comment un jeune collègue peut échapper à ce qui ressemble à l’emprise d’un discours dominant. Il y a des aberrations sécuritaires aussi : au tribunal de Bobigny par exemple, si on a une carte professionnelle, de l’Aide Sociale à l’Enfance par exemple, on a droit à un coupe-file, c’est-à-dire qu’on n’est ni fouillé ni contrôlé. Quand on sait l’activisme qui existe en Seine Saint-Denis, on mesure la porte ouverte que ça peut être.

Il n’y a ni les volontés ni les outils, et les postes de « faisant fonction de » offrent peut-être du travail sans qualifications élevées (une forme d’uberisation de postes en contact avec une population jeune qui nécessite un cadre, des compétences et des savoirs précis, de l’intelligence et de la bienveillance) mais souvent ce personnel mal formé fait juste du gardiennage et encore…

On dit souvent qu’il faut attendre la casse pour se réveiller. Mais entre endoctrinement « décolonial », valorisation de la bigoterie politique et culte de l’antifraternité, qui res­tent quasiment les seules boussoles séparatistes proposées aux gamins, elle est déjà là. Il y a urgence à enfin comprendre et limiter la propagation et l’impact de certains discours martelés aux enfants, comme j’ai pu le voir. Sinon, pour moi, ça relève de la non-assistance à esprit et corps en danger.


[1NdLC : Revue de la société Nofi (contraction de « Noir et Fier »), groupe d’influence de la communauté noire en France ayant ouvert à Saint-Denis et Lyon des magasins orientés en faveur de la communauté panafricaine (poupées noires, cosmétiques pour les peaux noires, T-shirt, etc.). Nofi Group collabore avec certaines institutions et entreprises (Quai Branly, Netflix, Fondation Cartier et Orange en tant que société conseil. La revue bimensuelle « Negus » (terme désignant un titre de noblesse éthiopien) est donc une revue communautariste assumée faite « par des Noirs et d’abord pour eux », consacrée à la culture et à l’actualité panafricaine. Fondée en 2016, elle tire à plus de 10 000 exemplaires et édite depuis 2018 une version enfant : « Negus junior ».

[2L’association Sauvegarde 93 (Loi 1901, créée en 1968) à l’origine de ce colloque dispose d’un centre de dé­radicalisation sur le département et est mandatée par l’État pour effectuer ce travail de déradicalisation auprès de plus d’une centaine de jeunes signalés par la préfecture.

[3Chargé de recherche, formateur et consultant au sein de l’IFAR (Intervention Formation Action Recherche), association de formation des travailleurs sociaux et des animateurs de l’éducation populaire, siège à Villeneuve d’Asq.

[4NdLC : Coexister  : Association influente d’éducation populaire au « vivre ensemble » dans le respect de la « diversité interconvictionnelle », intervenant notamment dans les établissements scolaires publics de France, se présentant comme « aconfessionnelle et apartisane » (présidente Radia Bakkouch, fondateur Samuel Grybowski). Lallab : Association « féministe » islamiste de défense des droits des femmes musulmanes, pro-voile (co-fondatrices Sarah Souak et Atika Trabelsi). Ces deux associations proches l’une de l’autre entretiennent des liens étroits de soutien et de collaboration avec les Frères Musulmans de l’UOIF ainsi qu’avec l’ex CCIF avec lesquels elles mènent notamment des actions publiques communes. On pourra se référer à notre « Cartographie de la galaxie des Frères Musulmans en France ».


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