Considéré sous l’angle de son histoire, le domaine de l’écologie scientifique s’est progressivement élargi de l’étude naturaliste d’écosystèmes particuliers à celle, pluridisciplinaire, de leur totalité, la biosphère. Considérée sous l’angle de la science écologique, l’histoire humaine s’est nourrie d’une succession de ruptures locales et régionales d’équilibres naturels anciens. Aujourd’hui, l’espace de ces ruptures s’est élargi aux dimensions de la planète. Il existe un lien étroit entre ces deux histoires, celle des rapports de l’homme à la nature et celle des représentations de ces rapports.
L’appartenance d’Homo sapiens aux espèces animales justifie-t-elle l’hypothèse suivant laquelle les lois de l’écologie et de la thermodynamique loin de l’équilibre régissent aussi le développement des sociétés humaines ? Même si un tel principe est séduisant, il n’a pour l’instant conduit qu’à des résultats très modestes. Les catégories de l’écologie, fût-elle baptisée humaine, ne peuvent à elles seules rendre compte des échanges entre les humains et la nature. Les modalités de ces échanges évoluent avec les structures sociales, elles-mêmes réfractaires à l’analyse écologique. C’est en ce sens que la nature a une histoire spécifiquement humaine et que les hommes sont les sujets créateurs de leurs « états de nature », comme l’affirme Serge Moscovici [1].
Du côté des sciences de l’homme, l’urgence d’une réflexion approfondie sur le poids des déterminations naturelles et écologiques dans la longue durée de l’histoire est admise. Cependant, cette réflexion est encore marginale. L’écologie peut deve nir une structure maîtresse de cette histoire en chantier, à condition de ne pas prétendre se substituer à elle [2]. Il n’est plus possible d’ignorer cette évidence : l’homme n’use pas impunément de sa planète, il ne la domine pas, il en fait partie. L’intérêt d’une réflexion écologique appuyée sur un cor pus de données historiques dûment analysées n’est plus à démontrer. Et l’histoire ne saurait désormais se passer de la science écologique. Cette dernière doit participer aux nouvelles réflexions sur le passé des sociétés humaines. Il s’agit aujourd’hui de l’une des conditions mêmes de l’anticipation raisonnée de notre propre futur.
Histoire et écologie
Les sociétés et leurs écosystèmes, l’ensemble des biotopes et des milieux physiques dans lesquels elles s’insèrent et dont elles tirent leurs ressources forment des ensembles vivants et interactifs. Il existe un temps écologique dans l’histoire, à côté des temps économique, culturel, politique, etc. Toute approche d’écologie historique se doit donc d’interpréter les relations entre les populations humaines et leur environnement dans une optique évolutionniste. Elle doit considérer à différentes échelles de temps le fonctionnement des écosystèmes sociaux, les mécanismes qui assurent leur stabilité et les processus qui, au con traire, engendrent la dégradation de leurs fondements écologiques.
La durée est donc une modalité décisive des régulations écologiques de la démographie humaine. Que cette modalité dis paraisse ou change, et les limitations ou les régulations s’interrompent. Quant à la stabilité globale des écosystèmes dominés par les humains, elle n’est qu’apparente, et l’écologie historique aurait précisément pour intérêt de permettre de repérer les perturbations majeures qui affaiblissent leurs capacités de stabilisation. En l’état actuel de nos connaissances, ce qui caractérise l’histoire des relations entre les sociétés et leurs écosystèmes, c’est la course permanente entre des situations homéostatiques génératrices de stabilité relative par la reproduction de ces relations et des situations de rupture qui compromettent ou, à l’inverse, développent la capacité d’adaptation des sociétés aux changements définitifs de leur environnement. En fait, il n’existe que des équilibres socio-écologiques dynamiques à période plus ou moins longue.
Plusieurs données majeures caractérisent les temporalités historiques de l’environnement. Tout d’abord, il n’y a guère de commune mesure entre leur durée et celle de la vie individuelle, celle des générations, ni même celle de grandes civilisations. Le temps des processus biophysiques est hors de portée de l’expérience concrète des hommes, ceux-ci n’en ont longtemps connu et utilisé que les manifestations phénoménales. Ainsi, par exemple, jusqu’à la mise au point des réacteurs nucléaires, la production de l’énergie consistait à capter une très faible pan des effets énergétiques de cycles naturels très complexes (cycles de la végétation, cycles de l’eau, cycles des vents, cycles géologiques), à exploiter de façon extrêmement parcellaire certains maillons ou certains moments du fonctionnement de chaînes énergétiques très longues. Ce qui caractérise les durées écologiques, c’est à la fois l’infiniment court et l’extrêmement long, d’où l’impression de très forte stabilité qui fonde la perception que toutes les générations ont eu jusqu’à présent de leurs relations au milieu qui les entourait : « Une histoire lente à couler, écrit Fernand Braudel, faite bien souvent de retours insistants, de cycles sans fin recommencés » [3].
La notion de ressources, qui évoque la disponibilité des écosystèmes à l’égard des besoins sociaux, leur productivité sociale, n’a de signification scientifique que si elle est considérée dans la très longue durée, selon une échelle de temps qui dépasse de beaucoup l’échelle de la vie humaine. On estime que le temps de régénération de la forêt pluvieuse primaire climacique de la zone tropicale est d’un demi-millénaire ; or la surface de cette forêt recule aujourd’hui à raison de 1 % chaque année ! La couche d’ozone qui protège la planète du rayonnement ultraviolet et qui est menacée, notamment par l’émission des fréons dans l’atmosphère, a mis deux milliards d’années [4] à se former. Les combustibles fossiles que brûle la civilisation thermo-industrielle depuis moins de dix générations sont le produit de centaines de millions d’années d’activité photosynthétique, etc.
Deuxième donnée : les grands cycles physico-chimiques se déroulent selon des modalités et des contraintes temporelles extrêmement rigides, qui pèsent très lourdement sur le devenir des sociétés. « L’homme, écrit F. Braudel, est prisonnier des siècles durant de climats, de végétations, de populations animales, de cultures, d’un équilibre lentement construit, dont il ne peut s’écarter sans risquer de tout remettre en cause » [5]. La contrainte climatique a fait l’objet de nombreuses recherches [6] publiées depuis les années cinquante. Ces recherches montrent une très forte corrélation entre la météorologie et la conjoncture économique des sociétés agricoles, depuis le néolithique. Emmanuel Le Roy Ladurie a démontré que les six années continuellement pluvieuses de 1646 à 1651 ont été l’une des origines du malaise économique et social profond qui s’est exprimé dans la Fronde [7]. Ultérieurement, aux années végétatives chaudes 1652-1687 s’opposent les printemps et les étés frais de la période 1687-1717, qui ont raréfié et renchéri les subsistances dans les deux dernières décennies du Grand Siècle. Plus récemment, Christian Pfister, de l’université de Berne, a mis en évidence l’importance des variations climatiques sur le prix des céréales, et plus généralement sur les cycles économiques dans les sociétés préindustrielles, en Europe continentale, jusqu’à la construction des réseaux de chemins de fer [8]. Ces derniers ont en retour fortement contribué aux bouleversements des modes d’exploitation de la nature, comme l’avait si bien montré Möbius.
Une série de grandes fluctuations climatiques, liées aux modifications du flux zonal d’ouest en est des masses d’air de la basse atmosphère, sont maintenant connues [9]. Phases d’optimum et de pessimum n’ont cessé de se succéder dans une Europe où le temps est rythmé par les cycles naturels : grand optimum chaud de la fin de la préhistoire (de -5 000 à -2 300) qui aurait favorisé les premiers défrichements ; longue détérioration subatlantique de la période antique et des débuts du Ier millénaire de notre ère qui semble s’être accompagnée d’un regain de la végétation naturelle et de la forêt ; bref optimum tiède de l’an mille (IXe au XIIe siècle) qui coïncide avec la mise en place de l’espace rural en Europe occidentale ; petit âge glaciaire de 1590 à 1750 ; réchauffement des XVIIIe – XIXe siècles que suit la séquence humide du XXe· siècle.
Un des épisodes les plus spectaculaires des relations entre une société et son climat est celui de la colonisation du Groenland par les Vikings, L’optimum climatique du Moyen Âge est mis à profit par Eric le Rouge qui, banni de Norvège puis d’Islande, rejoint probablement en 982 une terre à l’ouest de ce pays qu’il baptise Groenland, le « Pays vert ». Ce nom suscite, dix siècles plus tard, un commentaire ironique du romancier Jules Verne. « Terre blanche eût mieux convenu à ce pays couvert de neiges. Il n’a pu être baptisé ainsi que par une agréable ironie de son parrain, un certain Éric le Rouge, marin du x-siècle, qui probablement n’était pas plus rouge que le Groenland n’est vert » [10]. Pour une fois, la vigilance du romancier est mise en défaut. Lorsque les colons vikings avaient pris pied sur le Groenland, des conditions climatiques exceptionnellement douces y prévalaient en effet depuis le début du vu-siècle [11]. Les données archéologiques ont permis de reconstituer les modalités de l’effondrement de l’économie de ces colons, particulièrement vulnérable à la détérioration climatique amorcée au XIVe siècle. Coupés de leurs sources d’approvisionnement par les difficultés grandissantes de la navigation, incapables d’user des ressources alternatives, ignorant les techniques efficaces des Inuits, les derniers colons moururent probablement de faim et de froid au XVe siècle.
Ces exemples illustrent l’étroite soumission des sociétés aux rigidités écologiques et aux contraintes climatiques, qui marquent en profondeur les milieux naturels. Rigidités et contraintes soulignées depuis longtemps par les géographes, qu’ils s’apparentent à la tradition ratzelienne en Allemagne ou à celle de Vidal de La Blache en France. Cette interdépendance est bien exprimée par le géographe Jean Brunhes en 1910 : « Nous ne devons jamais limiter notre vue à un seul ordre de phénomènes […] Il n’y a pas sur l’écorce terrestre de compartiment fermé ; il ne peut y avoir des cloisons, il n’y a pas de clôtures. Une montagne ne forme pas un tout à elle seule ; une ville n’est pas une unité indépendante : elle dépend du sol qui la porte, du climat qu’elle subit, du milieu qui la fait vivre » [12].
Troisième donnée : il n’y a jamais de réversibilité absolue à l’échelle des temps de la nature. On l’a vu, la dynamique des productions humaines peut s’en trouver profondément perturbée, parfois immédiatement, parfois de façon différée. Or, elle exerce une rétroaction sur les écosystèmes parce qu’elle vient se cumuler avec les facteurs physiques endogènes de dégradation de ces écosystèmes, au point de rendre leurs effets irréversibles. Quand les temporalités de l’histoire humaine prennent le dessus sur les temporalités de l’histoire écologique, des seuils sont alors définitivement franchis dans la non-reproduction des écosystèmes ou vers leur entropie croissante. L’humanisation de la nature ne donne pas deux fois sa chance au monde sauvage.
Quatrième donnée enfin, encore marginale dans les travaux des historiens : le rôle fondamental des microbes, virus et para sites dans l’histoire humaine. Comme l’a démontré le magistral ouvrage de William McNeill [13], les maladies contagieuses devraient tenir une place centrale dans l’explication historique. Les variations dans les cycles de leur propagation ont profondément affecté la vie humaine jusqu’aux Temps Modernes. Non seulement les sociétés contemporaines n’y ont pas échappé, mais elles en ont été bien souvent les protagonistes actifs. Les débâcles épidémiologiques ont fréquemment amplifié les effets de détériorations climatiques et, plus encore, les défaites militaires jusqu’au désastre. Leur rôle dans la place sans cesse mouvante de l’humanité au sein des équilibres de la nature a été et reste de toute première importance.
En entrant dans l’histoire, l’homme devient acteur du changement écologique, mais le franchissement des seuils d’irréversibilité sous l’effet de causes anthropiques ne s’accomplit le plus souvent qu’au terme de processus lents. L’histoire des écosystèmes présente de profondes discontinuités entre les périodes d’accumulation des éléments, de leur mise en déséquilibre et des moments de rupture brusque et ponctuelle de leur structure constitutive. Les premières préparent les seconds, mais ceux ci sont plus faciles à repérer car ils se traduisent par des catastrophes écologiques aux effets dévastateurs : inondations cataclysmiques, ruptures de digues fluviales, sécheresses prolongées, épidémies, etc. Ainsi, aujourd’hui, la moyenne atmosphère terrestre est le siège d’un phénomène d’accumulation de ce type. Elle a été produite par l’activité photosynthétique des êtres vivants et il a fallu des centaines de millions d’années pour qu’elle se constitue. Mais depuis maintenant un peu plus de deux siècles, l’usage grandissant des combustibles fossiles – plus de dix milliards de tonnes-équivalent charbon, en 1990 – a accumulé progressivement dans ses couches basses et moyennes une quantité croissante de polluants atmosphériques [14].
Spécificité du temps écologique, poids historique des contraintes qu’il exerce sur les sociétés, irréversibilité des accélérations ou des ruptures qu’il subit du fait de ces dernières : les temps longs de la nature, ses « nappes d’histoire lente » [15], s’entrelacent avec les durées, somme toute bien brèves, de l’histoire des ensembles humains. Le temps des « sociétés dans la nature », ancrées dans leurs écosystèmes, commence à se construire. Après la victoire du temps long dans la réflexion historienne contemporaine, l’éco-histoire est désormais concevable. Elle seule peut articuler temporalités sociales et temporalités écologiques.
Un conflit universel avec la nature
Les déterminations écologiques traversent la totalité du champ social et ne se limitent pas à certains domaines particuliers de ce champ. Ce n’est que par l’apparition de nouveaux systèmes d’exploration de la nature, de nouvelles formes de production agricole et industrielle que se développent les formes de l’exploitation sociale, les processus d’appropriation inégale des moyens de production, de la terre, du bétail, des eaux, des ressources du sous-sol. « Partout, écrit Maurice Godelier, apparaît un lien intime entre la manière d’user de la nature et la manière d’user de l’homme » [16]. Dans toute société, c’est dans l’appropriation de la nature que les hommes coopèrent ou s’exploitent, que leurs rapports de production et leurs relations sociales s’organisent et se transforment. Comme l’a de son côté souligné le géographe Pierre Gourou, il n’y a pas de crise dans l’usage de la nature qui ne soit une crise dans le mode vie de l’homme [17].
Depuis la préhistoire, les activités de prédation et de production humaines ont amené la réduction générale et la transformation continue des écosystèmes naturels ou semi-naturels, selon un certain nombre de grandes tendances pluriséculaires, voire plurimillénaires [18]. Les tensions actuelles entre les sociétés et la nature ont donc une origine très lointaine, elles sont le résultat de crises écologiques cumulées. Aucune civilisation n’a été écologiquement innocente. Bien avant l’industrialisation européenne de l’époque moderne, l’activité humaine s’est révélée profondément destructrice du tissu écologique et lui a fait subir des modifications irrémédiables, dont la plus ancienne et la plus générale a été la déforestation [19]. Celle-ci a été le revers et la condition du développement de l’agriculture, de l’élevage, de l’artisanat et des activités proto-industrielles. En fait, partout dans le monde, les écosystèmes naturels ont été remplacés par des agrosystèmes, incorporant bien entendu nom bre d’espèces naturelles, qui sont devenus les dés de voûte de tous les complexes écologiques actuels. Leur formation puis leur généralisation auront résulté en définitive de la destruction irréversible des équilibres naturels primaires et de leur remplace ment par des équilibres secondaires instables.
C’est sur la forêt que les sociétés préindustrielles ont fait peser le gros de leurs prélèvements destructeurs. On peut le saisir très tôt en Chine où le manque de terres nouvelles s’accompagne à de nombreuses époques de déséquilibres écologiques et de pénuries physiques grandissantes. La déforestation ravage de nombreuses régions, effet direct ou indirect de l’expansion continue du système céréalier. Joseph Needham constate sa gravité dès le XVIe siècle sur les hautes terres du Shaanxi et du Gansu [20]. En fait, la destruction de la forêt dans les hautes vallées est plus ancienne encore. Dans le bassin du fleuve Jaune, elle remonte sans doute aux premiers siècles de l’Empire. Peut être a-t-elle été l’une des raisons du lent glissement de la civilisation chinoise du nord-ouest vers le sud-est entre la période des Tang et celle des Song. L’Empire des Song aurait alors fondé son brillant développement urbain et naval sur la mise en exploitation des réserves de bois des massifs montagneux du Sud et sur des importations de bois japonais [21]. Pour l’époque moderne, S. Ashead [22] a émis l’hypothèse de l’ouverture en Chine d’une crise prolongée de l’énergie entre 1400 et 1800.
Dans le monde musulman, les travaux de Maurice Lombard ont mis en évidence l’apparition d’une pénurie de bois dès le VIIe siècle à la suite de la hausse de la demande consécutive au brillant essor urbain en terre d’islam. Il faut aller chercher de plus en plus loin, sur le versant chrétien de la Méditerranée, un combustible dont le coût va croissant. Dès le début du XIe siècle, « en face d’un Occident encore étouffé de forêts, mais qui commence à les utiliser pour ses navires, pour ses constructions, pour ses industries, le monde musulman décline et cède le pas » [23].
Cette crise affecte aussi l’Europe, mais dans une moindre mesure. Dans l’Europe atlantique et moyenne, l’essartage progresse dès les débuts du Haut Moyen Age. En Germanie, la forêt hercynienne avait, selon les auteurs romains, une longueur égale à soixante jours de marche. Elle régresse rapidement à partir du VIe siècle. L’apogée des grands défrichements se situe entre le milieu du XIe siècle et la fin du XIIIe siècle [24]. Au XIVe siècle, les écosystèmes européens arrivent à saturation, l’Europe occidentale est véritablement un monde plein. L’heure des grandes crises écologiques qui annoncent la révolution industrielle a sonné.
À partir du XVI· siècle s’ouvre, en effet, en Angleterre, et sans doute aussi aux Pays-Bas, une crise grave et prolongée du bois, qui s’étendra ultérieurement au continent. Si la première substitution massive des combustibles fossiles aux combustibles végétaux et la révolution énergétique des temps modernes eurent lieu d’abord en Angleterre, c’est parce que le bois vint à y manquer en premier [25]. La pénurie de bois marque dramatiquement l’époque élisabethaine, et celle des Stuart de 1550 à 1700. Elle est provoquée par la croissance démographique et amplifiée par la demande accrue des villes alors en pleine expansion. En 1776, Adam Smith écrit qu’à Edinburgh, sa ville natale, « il n’existe sans doute pas un seul morceau de bois écossais » [26].
Cette crise du bois n’est pas seulement anglaise. Un peu comme la Chine à la même époque, toute la civilisation occidentale est bien entrée entre le XVIe et le XVIIIe siècle dans une situation d’instabilité environnementale récurrente. La distorsion est grandissante entre la demande amplifiée de moyens de subsistance engendrée par sa croissance au cours des trois siècles considérés et les possibilités de l’environnement. La plupart des populations se heurtent à une limite écologique dont les contraintes de la déforestation sont l’élément central.
Crises écologiques et crises sociales
L’histoire commence à disposer des moyens d’analyse permet tant d’établir des corrélations entre les contraintes écologiques et le destin des civilisations du passé. Cela est vrai en particulier pour l’étude de celles des causes de leur déclin que l’on a pu attribuer à l’épuisement de certains modes d’exploitation de la nature.
Ainsi, les grandes crises de la forêt et de l’écosphère auraient joué un rôle décisif dans l’effondrement de certaines civilisations anciennes. Cette hypothèse a été avancée pour expliquer la chute soudaine au début du Xe siècle de la civilisation Maya de l’actuel département du Peten au Guatémala et au Honduras : la dégradation de l’écosystème forestier et du cycle de l’eau aurait ruiné l’agriculture maya fondée sur le système milpa (culture de maïs sur brûlis avec jachère de quatre à huit ans) [27].
Il est en revanche certain que la désorganisation de l’hydrologie a joué un rôle important dans l’affaissement des civilisations mésopotamiennes, en particulier l’érosion des sols consécutive au déboisement et au surpâturage des hauts bassins versants du Tigre et de l’Euphrate. La déforestation accétlérée, sous l’effet des besoins en bois de chauffe et de construction et des défrichements pour la création de pacages pour les troupeaux, devait provoquer une surcharge alluviale croissante des deux fleuves. Les Empires babylonien et assyrien ne parvinrent pas à empêcher le colmatage du gigantesque réseau d’irrigation de la Basse-Mésopotamie et la civilisation du Croissant fertile entra dès lors dans un lent processus de déclin que couronna la destruction des canaux d’irrigation au XIe siècle par les envahisseurs mongols [28]. Bien que l’histoire en soit toute différente, une explication du même type par l’envasement du système des baray (réservoirs artificiels) et saturation de l’espace cultivable a été également proposée pour rendre compte de l’effondrement progressif de l’Empire angkorien [29]. Même effet désastreux, sur les sociétés préhispaniques du bas sin de Mexico, des bouleversements de la gestion hydraulique imposés par les héritiers de Cortés [30].
Dans la zone méditerranéenne, c’est aussi depuis la plus haute Antiquité qu’ont été bouleversés les équilibres naturels primaires, la déforestation a affecté de vastes régions dès l’époque romaine. Dans le monde musulman, la pénurie de bois a représenté elle aussi une redoutable menace à partir du VIIIe siècle. Elle n’a rien eu de dramatique tant que les États musulmans du Machrek et du Maghreb ont disposé d’un approvisionnement régulier en or soudanais, lequel leur permettait de solder avantageusement leurs achats de bois. Mais avec l’arrivée des Arabes hilaliens, les routes transsahariennes de l’or, dont la maîtrise assurait la prospérité de l’Égypte Fatimide, se trouvent coupées et tout l’Orient musulman s’affaiblit [31].
En définitive, la conclusion à laquelle aboutissent les trop rares enquêtes historiques disponibles est que la dégradation de l’environnement n’a joué qu’en interférence avec d’autres facteurs sociaux (économiques, techniques, culturels, etc.) et davantage comme limite globale que comme cause immédiate et directe. Une explication écologique univoque ne saurait rendre compte ni des crises environnementales du passé, ni de celles du présent. Par la médiation des facteurs sociaux, toute crise grave de l’environnement aboutit à un déclin différé, tempo raire ou durable, de la civilisation qui l’a provoquée, déclin qui mène à son effondrement ou à la mutation de ses structures profondes. Mais ce déclin ne s’accomplit le plus souvent que sur de très longues périodes et uniquement si la société n’est pas en mesure d’élaborer des mécanismes compensateurs de la crise écologique, tels que le développement des échanges à longue distance, ou d’inventer les moyens techniques et économiques d’une croissance différente.
Dans la plupart des cas historiques recensés, les représentations qu’ont les sociétés de leur relation à la nature semblent avoir joué un rôle important. Ces représentations favorisent ou au contraire exercent un effet limitant sur les prélèvements dévastateurs. D’une manière générale, jusqu’à l’industrialisation de l’Europe qui démarre à la fin de l’époque médiévale, le rapport à l’ écosphère a été pensé comme échange avec les for ces naturelles, souvent sacralisées dans un certain nombre de mythes ou de cosmologies religieuses, et non comme une trans formation de la nature, encore moins comme une transformation de la « nature » des hommes, elle-même considérée comme composante de la nature cosmique. Bien entendu, dans ce type de vision, la nature n’est pas perçue sous ses seuls aspects sensibles mais comme un ensemble de forces invisibles qui com mandent le devenir du groupe humain. « Toutes les formes d’activités concrètes que l’homme a inventées pour s’approprier des réalités naturelles, écrit Maurice Godelier, contiennent et combinent à la fois et nécessairement des gestes et des conduites matérielles pour agir sur leurs aspects visibles et tangibles, et des gestes et des conduites que nous appelons aujourd’hui symboliques pour agir sur leur arrière-fond invisible » [32].
Dans les sociétés de cueillette comme dans celles à dominante agricole, l’homme est la force productive principale, l’adaptation à l’écosystème est le principe social fondamental ; mais ce principe opère suivant une diversité très étendue de modalités concrètes. À cet égard, le développement des systèmes agricoles au néolithique a certainement représenté un seuil historique important, en ouvrant la possibilité d’une différenciation des façons de penser la relation homme/nature. André Haudricourt a montré que « vis-à-vis du monde végétal et animal à partir du néolithique, l’homme n’est plus seulement un prédateur et un consommateur, désormais il assiste (souligné par l’auteur), il protège, il coexiste longuement avec les espèces qu’il a ’domestiquées’. De nouveaux rapports se sont établis d’un type ’amical’ et qui ne sont pas sans rappeler ceux que les hommes entretiennent entre eux à l’intérieur du groupe » [33].
Dès lors, plusieurs modèles de traitement de la nature se séparent. Comme le montre A. Haudricourt, aux méthodes d’action indirecte sur les plantes développées dans le cadre de la rizière ou de l’horticulture à tubercules des Mélanésiens s’oppose l’action plus directe et plus dominatrice des agriculteurs occidentaux. « Il n’y a point d’amitié possible, enseigne Aristote, envers les choses inanimées pas plus qu’il n’y en a de l’homme au cheval et au bœuf ou même du maître à l’ esclave en tant qu’ esclave » [34]. De la diversité du monde animal et végétal sur la surface du globe naît celle des rapports à la nature des diverses civilisations. Ainsi, Joseph Needham parle de « traitement horticole » [35] de l’homme à propos de la civilisation chinoise et du confucianisme : l’homme y est presque toujours comparé aux plantes, à la terre, à la pluie [36]. À l’opposé, le « traitement pastoral » de l’homme traverse toute l’histoire de la civilisation occidentale, depuis le symbole d’ Abel le pasteur dans la Genèse jusqu’à la formule héritée des Latins et passée dans le langage populaire « de l’homme qui est un loup pour l’homme ».
En fait, dans toutes les sociétés anciennes ayant connu l’agriculture, un immense savoir empirique et encyclopédique se constitue sur la nature, qui donne lieu à la construction des premiers grands systèmes intellectuels. Aujourd’hui, ethnobotanistes [37] et ethnozoologistes [38] décryptent les relations de causalité entre les grandes filières écologiques – agriculture, horticulture, élevage, pêche, etc. – et la multiplicité des représentations de la nature développées dans les diverses civilisations. Mais les situations environnementales réelles, l’enchaînement de leurs évolutions restaient opaques aux sociétés du passé. Leur compréhension ne s’établissait qu’aux plans de la cosmogonie, de la métaphysique ou de la théologie. Peut-on, dans ces conditions, attribuer à ces sociétés et à leurs cultures des stratégies environnementales d’ensemble ? Ces questions et leurs réponses appartiennent encore au domaine des recherches historiques et ethnologiques en cours.
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