Ce qui m’importe, a dit le philosophe, ce ne sont ni les pierres ni les arbres, mais les hommes dans la cité. À cette affirmation il n’a pas pu rester fidèle jusqu’à la fin. Sa réflexion sur les hommes dans la cité l’a conduit à leur assigner un lieu dans le monde et une parenté de substance avec les pierres et les arbres.
Ce qui nous importe, ce sont toujours les hommes et leur cité. Mais nous savons que l’on ne peut pas les séparer des pierres et des arbres. Nous commençons aussi à savoir où cette séparation conduit.
Peut-être, mais c’est discutable et obscur, en savons-nous plus que Platon sur les hommes et la cité. Assurément, en savons-nous infiniment plus, au sens banal du mot savoir, sur les pierres et les arbres. Nous commençons aussi à savoir que ce savoir, efficace sans fin à certains égards, ne sert de rien à d’autres beaucoup plus importants. Certains diront facilement : nous n’avons jamais cherché le savoir pour autre chose que lui-même. Il n’est pas certain qu’ils maintiendraient cette affirmation, ou leur cohérence, si on leur rappelait que le savoir se paye d’un prix, ou qu’il y a des expériences qu’ils n’auraient jamais rêvé d’entreprendre ; mais il est surtout certain qu’ils ne sauraient pas plus que nous dire ce que savoir veut dire aujourd’hui.
Nul doute, et cela a été explicitement formulé au grand matin de l’ère scientifique moderne, que l’immense travail accompli depuis des siècles a été aussi en partie motivé par l’idée que l’homme pourrait ainsi se rendre maître et possesseur de la nature. Les résultats de son activité scientifique-technique le feraient plutôt apparaître aujourd’hui comme la plus néfaste vermine de la planète. Ils lui rappellent en tout cas, et peut-être sous peine de mort, son inscription indépassable dans une nature à la subtilité et à la profondeur de laquelle ses activités conscientes ne parviennent pas à se mesurer ; qui est son habitat mais ne sera jamais son domaine, et qui l’habite autant qu’il l’habite, comme en témoigne sa nouvelle pathologie somatique autant que psychique, individuelle autant que collective. Et il devient banal de remarquer que le pouvoir-faire technique unilatéral exercé sur les choses, s’il a réussi à dégrader à grande échelle, et peut-être irréversiblement, le milieu naturel, n’a en rien diminué l’impuissance des hommes face aux problèmes de leur organisation collective, le déchirement de la société nationale et mondiale, la misère physique des deux tiers de l’humanité et psychique du troisième.
Mais nul doute aussi que ce travail a été motivé, encore plus profondément peut-être, par ce désir de savoir pour savoir, dont on a su dire très tôt qu’il était de la nature de l’homme, et qui n’est pas plus près d’être satisfait aujourd’hui qu’il y a vingt-cinq siècles. Résoudre un problème c’est toujours en poser d’autres, chaque tête coupée de l’Hydre en fait surgir plusieurs, et nos interrogations dernières ne s’appauvrissent pas avec le temps. Les théories se suivent, le succès de chacune contenant le germe de sa mort en tant que théorie. Hormis la mathématique, où la question se pose de façon différente, et la pure description, où elle ne se pose pas, toute vérité scientifique est une erreur en sursis. Et pourtant, elle n’est pas que cela. Qu’est-elle donc, et que cherchons-nous au savoir ? Faut-il dire que, comme tout désir, celui-ci est aussi condamné à toujours se méprendre sur son objet, à l’ignorer et donc à le manquer ? Cet amour verrait-il, comme l’autre, ce qu’il acquiert lui couler irrésistiblement entre les doigts ? Mais comment penser que l’objet de l’activité rationnelle excellente est essentiellement un imaginaire ? Si oui, ne serions-nous pas irrémédiablement pris dans un cercle de fer ? Comment pourrions-nous jamais le déterrer sinon en poursuivant cette même activité rationnelle, qu’il continuerait par hypothèse à surdéterminer ? Si la prise de possession de la nature par le savoir est un phantasme, comment la prise de possession du savoir par le savoir ne le serait-elle pas ? Ce n’est que dans un autre rêve, celui d’un sujet absolu et d’une réflexivité pure, que l’on peut sortir de ce cercle ; rêve certes incohérent pour la logique vigile et qui n’obéit, comme il se doit, que celle du désir, rêve que rêvent ensemble sans le savoir le spiritualisme absolu et le scientisme totalitaire.
La ligne pratique et la ligne théorique de ces interrogations convergent. Il est courant et même banal que, frappé par le contraste brutal entre le pouvoir scientifique-technique sur les choses et l’impuissance totale des hommes face à leurs propres affaires, entre la connaissance exacte de la composition du noyau des étoiles et l’épaisse obscurité qui entoure les processus se déroulant dans l’atelier d’une usine, l’on se tourne encore vers le savoir, pour accuser, déplorer ou pro clamer le besoin de surmonter le « retard » des disciplines humaines relativement aux sciences de la nature. La réaction est compréhensible et, dans son intention, honorable si du moins l’on accepte, comme nous, que la réponse à la conjoncture historique ne doit ni ne peut être cherchée dans le retour à un obscurantisme religieux, émotif ou pseudo politique ; sa lucidité laisse pourtant à désirer. Aussi difficile, et même chaotique, que soit incontestablement la situation des disciplines anthropologiques, parler de retard à leur propos n’a de sens que si l’on s’est déjà donné comme idéal réalisable et modèle exportable hors son champ d’origine la démarche des sciences dites exactes, si l’on postule qu’un progrès des disciplines anthropologiques suivant les lignes et les méthodes des sciences de la nature est à la fois possible et désirable, bref, si l’ on a déjà décidé que les objets psyché, société et histoire sont essentiellement et sans résidu homogènes aux objets physiques ou biologiques. Cela n’est pas évident, pas plus du reste que la cohérence de la conclusion avec la motivation initiale de la démarche. Si le développement extraordinaire pendant trois siècles d’un type donné d’activité n’a pas été étranger à l’apparition d’une situation critique, peut-on admettre sans plus que ce qui est requis est simplement l’extension de ce même type d’activité à d’autres domaines ? Et si, par impossible, cette extension pouvait se faire, que pourrait-on en attendre ? Peut-on oublier que tout notre savoir de la nature ne vaudrait rien pour la pratique si nous ne nous étions pas arrogé le droit d’user et d’abuser de tous les objets naturels à notre portée, animés ou inanimés ? Y a-t-il quelqu’un, aujourd’hui, qui réclame, pour lui ou pour les futurs Fermi et Teller du noyau humain ce droit ? Et qu’on n’ose pas le faire, cela relève-t-il d’une peur devant les esclaves et leur morale, d’une superstition résiduelle qui dis paraîtra avec les progrès de l’esprit scientifique ? ou bien d’une dichotomie insurmontable entre la pratique et la théorie ? ou encore d’une hétérogénéité pratique de l’ordre humain et de l’ordre naturel et, dans ce cas, ne serions-nous pas conduits à l’idée qu’il n’est peut-être pas possible de les penser d’emblée dans la même perspective théorique ?
Il est peu douteux que, sous cette forme, la requête de combler le retard des disciplines anthropologiques reste sous la domination des idées qui ont codéterminé la situation actuelle, qu’elle n’en est même qu’une manifestation. Ce qui est requis, en vérité, c’est de réfléchir la situation même du savoir scientifique contemporain, sa problématique interne, son enracinement historique, sa fonction sociale. Pour peu qu’elle soit poussée, cette réflexion conduit à constater que non seulement le savoir constitué par les sciences de la nature ne fournit aucun recours face aux interrogations sou levées plus haut, mais qu’il traverse lui-même une crise pro fonde qui vient de très loin et va très loin aussi loin que la période historique qui l’a vu grandir et proliférer, que l’organisation sociale qu’il a modelée et qui l’a modelé, que l’idéologie ontologique qu’il a incarnée et qu’un certain moment, désormais sans doute éternel, de l’imaginaire humain.
La crise de la science moderne et le progressisme scientifique
Il faut donc reprendre l’interrogation théorique du savoir scientifique sans ignorer que, ce faisant, on heurte de front la représentation commune que le public cultivé et l’autre se font aujourd’hui de la science. En effet, par un de ces paradoxes auxquels l’histoire a accoutumé jusqu’à la nausée ceux qui ne se contentent pas de la subir, l’époque contemporaine, incertaine de tout, aime se croire certaine au moins d’une chose : de son savoir. Certes, éprouve-t-elle parfois un malaise en se rappelant qu’il n’est sien que par la plus téméraire des synecdoques que ses fragments non totalisés, et peut-être non totalisables, n’existent que dans la possession de quelques corporations dont les langues n’ont plus de rapport avec la sienne et de moins en moins les unes avec les autres. Certes, s’interroge-t-elle, périodiquement et spasmodiquement sur le rapport fait d’un surprenant manque de rapport entre ce prétendu savoir et le désarroi total où elle vit, l’absence de fins ou d’illusions qui en tiennent lieu, l’impossibilité de définir une économie de moyens voués à une prolifération sans précédent, la préoccupante confirmation de la relation E = mc2 par les cadavres d’Hiroshima et de Nagasaki plus récemment, les destructions peut-être irréparables qu’à l’aide de savoir elle a pu infliger en moins d’un siècle à l’équilibre d’une biosphère vieille de milliards d’an nées. Mais la nature, la valeur, l’orientation. le mode de production et les produits de ce savoir lui paraissent au-dessus de toute discussion, dogmes qui ne diffèrent en rien, quant à la solidité et au mode d’adhésion subjectif, des dogmes religieux qui régnaient naguère. De même, en effet, que seuls des esprits illogiques ou pervertis pouvaient contester la virginité de la Vierge, qui se démontre en étant énoncée, seuls des gens qui ne comprennent pas ce que les mots veulent dire pourraient contester la scientificité de la science. Or aujourd’hui, affirmer la scientificité d’une entreprise, c’est dire son excellence. L’homme de la rue et les vedettes de l’esprit contemporain partagent une seule et la même certitude absolue. Le « Je = Je » de Fichte se dit aujourd’hui : la science est science.
Le paradoxe est d’ailleurs double. Car l’idéologie scientiste triomphe dans la société et s’en empare au moment même où elle commence à s’évanouir dans sa patrie d’origine et où, pour les scientifiques eux-mêmes, devient manifeste la mort de la science telle que l’Occident l’avait rêvée depuis 1600 et presque cru réalisée vers 1900 : la science galiléenne.
Ce qui a en effet succombé aux explosions successives des quanta, de la relativité, des relations d’incertitude, de la renaissance du problème cosmologique, de l’indécidable mathématique, ce ne sont pas simplement des conceptions spécifiques déterminées, mais l’orientation, le programme et l’idéal de la science galiléenne, au fondement de l’activité scientifique et au faîte de son idéologie pendant trois siècles : le programme d’un savoir constituant son objet comme processus en soi indépendant du sujet, repérable sur un référentiel spatio-temporel valant pour tous et privé de mystère, assignable à des catégories indiscutables et univoques (identité, substance, causalité), exprimable, enfin, dans un langage mathématique à la puissance illimitée, dont ni la préadaptation miraculeuse à l’objet ni la cohérence interne ne semblaient poser de question. Ajoutées à la régularité évidente des phénomènes naturels à grande échelle, ces conditions paraissaient assurer l’existence d’un système unique de lois de la nature, à la fois indépendant de l’homme et lisible par lui. L’écart entre le programme et sa réalisation, inéliminable en fait, était vu comme indéfiniment réductible en droit : soit qu’il fût dû aux limitations de la base inductive, constamment élargie, soit qu’il résultât de l’imprécision des mesures, continuellement réduite. Ainsi parlait on -et l’on continue de le faire -de progrès asymptotique de la science vers le savoir, sans paraître soupçonner que l’expression, privée de sens si l’on ne possède pas l’asymptote que l’on invoque, serait absurde si on la possédait.
Ce progressisme scientifique peut aujourd’hui trouver sa place parmi les grandes illusions fécondes de l’histoire. L’incontestable progrès de la science n’est pas accumula tion de vérités, construction des ailes d’un bâtiment s’ajoutant harmonieusement les unes aux autres par le travail d’ouvriers curieusement condamnés à ignorer à jamais le plan d’ensemble. Il n’est certes pas non plus, comme la déception l’a peut-être fait dire à certains, simple élimination des erreurs, falsification d’hypothèses controuvées, flotte fantomatique de théories désarmées. Ce qu’est le progrès scientifique est en soi un problème de première grandeur – et certainement pas scientifique. Mais ici aussi, des erreurs peuvent être éliminées : celle qui n’en fait pas précisément que la somme des hypothèses abandonnées ; celle aussi qui ne voit dans l’écart entre la réalité de la science et l’idée classique du savoir qu’un ensemble d’imperfections marginales et de scories résiduelles. La science comporte l’incertitude en son centre dès lors qu’elle dépasse la manipulation empirico-computationnelle ou la simple description et qu’elle veut être théorie. À réfléchir, du reste, sur ce terme même de théorie, on ne voit pas comment il pouvait jamais en être autrement, et l’étonnement surgit plutôt de ce que l’on ait pu pendant si longtemps croire le contraire.
On ne peut plus le croire aujourd’hui. Ce n’est plus, en effet, de doute sur la validité de telle théorie particulière qu’il s’agit, ni d’une obscurité acceptable des concepts derniers -dont on aurait pu continuer de faire dédaigneusement cadeau au philosophe sans que cela trouble le travail scientifique effectif. Surgissant de ce travail même, l’entravant et le fécondant à chacun de ses grands pas, l’incertitude est devenue mise en question et crise de l’armature catégoriale de la science, et renvoie ainsi explicitement l’homme de science à l’interrogation philosophique. Cette interrogation ne laisse rien hors son champ. Car ce qui est en cause, c’est aussi bien la métaphysique sous-jacente à la science de l’Occident depuis trois siècles -à savoir l’interprétation, implicite et non consciente, du type d’être que manifestent les objets mathématiques, physiques, vivants, psychiques, sociaux-historiques -que la logique, dans l’élément de laquelle-ces objets étaient réfléchis ; que le modèle de savoir visé ; que les critères de ce que l’on a appelé la démarcation entre science et philosophie ; et que la situation et la fonction social-historique de la science, des organisations et des hommes qui la portent. Il devait être en même temps évident qu’il en résulte une mise en question tout autant radicale de la philosophie. Car la séparation absolue entre science et philosophie ne peut pas être à la fois impossible du point de vue de la science et nécessaire du point de vue de la philosophie. À cet égard, c’est la même illusion que partagent, malgré les apparences, une philosophie épistémologique positiviste, qui croit pouvoir rompre tout rapport entre la construction d’une science « exacte » et la considération « inexacte » des significations, des valeurs, etc., et une philosophie comme celle de Heidegger, qui fait de la différence ontologique une différence absolue, croit pouvoir « penser l’être » à part les étants et reste nécessairement, ce faisant, prisonnière aussi bien d’une certaine vue de l’étant que d’un langage déterminé lui correspondant, à partir desquels seulement elle peut penser.
Les fondements de la mathématique et l’indécidable
Dans le cas de la mathématique, la crise s’est déroulée comme il sied avec la rigueur d’une tragédie classique, l’hubris y amenant infailliblement la némésis, et la catharsis revêtant la pureté d’une démonstration mathématique d’une impossibilité radicale. Peu de choses l’annonçait dans l’imposant empire qui, à la fin du siècle dernier, accumulait les provinces conquises et en unifiait la législation, lorsque Hilbert, avec encore moins qu’Œdipe de motifs raisonnables de vouloir savoir à tout prix, proposa en 1900 aux mathématiciens du monde réunis à Paris, la démonstration de la non-contradiction des mathématiques comme un -parmi vingt-deux autres -des problèmes qu’ils devraient résoudre au cours du XXe siècle. Trois ans plus tard, elle éclatait avec la publication du paradoxe de Russell en post-scriptum à l’ouvrage principal déjà imprimé de Frege, qui constatait calmement que l’œuvre de sa vie se trouvait par là ruinée. La phase de conflit aigu qui a suivi a vu les mathématiciens se diviser en plusieurs camps, et les lignes de démarcation ont été fixées par les réponses à des questions comme : qu’est-ce que l’objet de la mathématique ? qu’entend-on par existence et par démonstration, donc par vérité mathématique qu’est-ce que l’activité du mathématicien ? Rapidement, les mathématiciens ont été amenés à utiliser les termes de réalisme platonicien, de nominalisme et d’intuitionnisme pour désigner leurs opinions ou celles de leurs adversaires, et ce sont en effet les termes qui conviennent.
Pour tenter de résoudre le conflit et « éliminer du monde une fois pour toutes les questions de fondement », Hilbert a été conduit à constituer la métamathématique -reconnaissance de ce fait évident que la cohérence de la mathématique n’est pas une question mathématique et ne peut pas être discutée à l’intérieur de la mathématique et avec ses ressources. Les gains formels ont été considérables, mais on peut se demander si, du point de vue fondamental, un gain quelconque a été obtenu, puisque toute discussion de la méta-mathématique (ou d’un métalangage d’ordre quelconque) ne peut finalement se faire que dans l’épaisseur et la polysémie du langage ordinaire -du langage tout court. Mais il y a beaucoup plus, puisque l’immense travail de Hilbert a forgé les armes mêmes avec lesquelles peu d’années après un jeune mathématicien jusqu’alors inconnu allait démontrer rigoureusement qu’un système formalisé non trivial (suffisamment riche pour contenir l’arithmétique des entiers naturels) contenait nécessairement des propositions indécidables, et qu’il était impossible de démontrer, à l’intérieur d’un tel système, sa non-contradiction (Gödel, 1931). La situation épistémologique ainsi créée est absolument unique et haute ment paradoxale. En un sens, les théorèmes de Gödel n’ont aucune importance réelle ; en un autre sens, ils signifient une catastrophe totale et irrémédiable. À supposer qu’un jour on démontre un théorème qui contredit d’autres théorèmes déjà démontrés, il est probable que l’on parviendra à sauver l’essentiel du système en l’amputant de certaines de ses parties ; et cette éventualité apparaît comme hautement improbable. Mais, précisément, elle n’est qu’improbable. L’ensemble des particules de l’univers seraient-elles des mathématiciens démontrant un nouveau théorème par seconde, et ce pendant quinze milliards d’années sans qu’aucune contradiction apparaisse, la situation logique ne serait pas changée : l’apparition ultérieure d’une contradiction resterait toujours logiquement possible, la cohérence du système ne serait qu’une conjecture hautement probable. Or, si un mathématicien cal cule volontiers pour les autres la probabilité d’un énoncé, il la calcule à partir de théorèmes et il n’a jamais considéré un énoncé probable comme un théorème à x%, ni un théorème comme un énoncé de probabilité égale à 1. Si, dans les disciplines inductives, la probabilité se mesure sur une échelle continue, dans une discipline déductive, un abîme sépare un énoncé infiniment probable d’un énoncé vrai, à savoir apodictiquement nécessaire. Nous avons ainsi une science rigoureusement déductive – la seule que nous ayons -qui ne doit rien à l’expérience mais qui pourrait être falsifiée par un fait d’expérience ; non pas certes un fait empirique, mais l’acte d’un mathématicien. Les mathématiciens doivent ainsi cohabiter désormais en permanence avec les questions de fondement, inéliminables de ce monde et de leur monde.
On ne saurait surestimer l’importance philosophique de cette situation. La fascination exercée par la mathématique sur la philosophie, de Pythagore et Platon à Kant et Husserl, n’a pas été, comme on le dit souvent, motivée par la croyance que la mathématique offrait le paradigme d’une certitude absolue ; Platon savait parfaitement qu’elle ne s’appuyait que sur des hypothèses. Mais, dans la mathématique, on croyait posséder précisément le modèle d’une certitude hypothético-déductive une fois la question de la « vérité » des hypothèses suspendue (question dont on en est venu finalement à affirmer qu’elle était privée de sens dans le contexte mathématique, ce qui, d’un autre point de vue, ne laisse pas de soulever des problèmes considérables), le système d’inférences mathématiques paraissait exhiber une certitude apodictique. On croyait donc pouvoir se référer à un domaine où l’hypothéticité n’affectait que le « contenu », mais où du moins la « forme » – le type de concaténation nécessaire des énoncés – se présentait comme absolument catégorique. C’est cette référence que les deux théorèmes de Gödel, et les autres théorèmes d’indécidabilité qui, depuis, ont proliféré, ruinent définitivement. Mais il y a beaucoup plus : ce qui est ainsi mis en question, c’est l’idée même d’une logique rigoureuse, dans le seul domaine où celle-ci semblait compatible avec la fécondité. En dépit des innombrables discussions qui ont eu lieu depuis les théorèmes de Gödel, on ne peut pas dire que la philosophie ait, à ce jour, affronté les véritables implications de cette situation.
La problématique ainsi créée n’est nullement éliminée par la construction de métalangages et de métasystèmes dans lesquels on « démontre » la non-contradiction des systèmes de départ. Elle en serait plutôt multipliée à l’infini. On sait, à partir d’un résultat absolument général de Tarski [1] que l’on peut rendre tous les énoncés d’un système formel donné décidables (et tous ses termes définissables), à condition de se placer dans un système plus riche. Bien entendu, ce dernier comportera alors des énoncés indécidables et des termes indéfinissables ; on pourra s’en débarrasser, en passant derechef à un nouveau métasystème, encore plus riche. Il est clair que ce regressus ad infinitum non seulement ne « résout » pas la question initiale, mais l’aggrave ; car l’utilisation de langages de plus en plus riches équivaut à la mise en œuvre d’hypothèses de plus en plus fortes.
C’est une situation profondément analogue que l’on rencontre avec les diverses tentatives visant à éliminer les « paradoxes » de la théorie des ensembles. Ainsi la « théorie des types », qu’il s’agisse de sa version originale chez Russell ou de son élaboration par von Neumann, indépendamment des autres objections qu’elle a soulevées, ne fait que renvoyer à l’infini la question posée par le fait que dans la pensée et le langage naturels tout attribut définit une classe (ou toute propriété est collectivisante). On essaie de se débarrasser de la difficulté en arrangeant les axiomes de la théorie des ensembles de telle sorte que l’expression « ensemble de tous les ensembles » n’ait pas de sens, que l’objet qu’elle désigne « n’existe pas », que toute relation ne soit pas collectivisante, donc qu’ « il n’existe pas d’en semble dont tous les objets soient éléments » [2]. Mais, en même temps, il est clair que ou bien la théorie des ensembles est vide (sans objet), ou bien il existe bien quelque chose qui est« les ensembles » en général, objet de la théorie du même nom, dont les énoncés portent nécessairement sur tous les ensembles. On dira alors, que l’énoncé « la théorie des ensembles considère tous les ensembles » n’appartient pas à la théorie des ensembles elle-même (à l’intérieur de laquelle il est même privé de sens), mais à la métathéorie. L’argument est irréfutable, et vain. Car cette métathéorie est, à son tour, bien obligée de considérer la propriété « être un ensemble » comme collectivisante, et de dire, par exemple, que les ensembles forment une « classe » ; ou bien que l’on considère « une collection d’objets… qu’on appellera univers », les ensembles étant les« objets » de cet univers ; et, pour ne pas dire que x appartient à U, on dira que « l’objet x est dans la collection U » [3]. Mais comment ne pas voir que la préposition de, dans ce contexte, est déjà grosse de tous les paradoxes de la théorie « naïve » des ensembles ? Qu’est-ce que« être dans » ? Qu’est-ce qu’une « collection » ? Y a-t-il une collection de toutes les collections – et une collection peut-elle être « dans » une collection ? Si elle le peut, on retrouve immédiatement le paradoxe de Russell ; si elle ne le peut pas, on n’a fait que monter d’un étage et, à cet étage, l’on retrouvera la même question. Comme dirait Cinéas, on aurait pu rester tranquillement au rez-de-chaussée dès le départ, et accepter la définition initiale et « naïve » de Cantor, merveilleusement claire à cause précisément des cercles vicieux et des termes indéfinissables qu’elle exhibe :« Un ensemble est une collection d’objets distincts et définis de notre perception ou de notre pensée. »
Même une question en apparence aussi simple, et en même temps aussi fondamentale, donc une question aussi élémentaire, au sens premier du terme, que celle de l’ordre, de l’architectonique, de la place respective des différentes parties de la mathématique, question qui visiblement commande celle de leur validité logique, reste largement ouverte. Depuis la création de la théorie des ensembles par Cantor, on a été amené à considérer que celle-ci se plaçait logiquement au début ou au fondement de la mathématique, qu’elle en précédait toutes les branches, qui ont été du reste reformulées en en utilisant explicitement les concepts et les résultats. Ce point de vue a trouvé, comme on le sait, son couronnement dans les Éléments de mathématique de Bourbaki. Mais outre les difficultés logiques et philosophiques qu’il soulève, il est déjà contesté, et l’on serait tenté de dire rejeté, à l’intérieur même des mathématiques. Ainsi lit-on dans un ouvrage récent [4] : « Le point de vue adopté dans ce livre pourra paraître étrange à ceux qui considèrent que la théorie axiomatique [souligné dans l’original] des ensembles doit être placée au début des mathématiques (ce qui est peut-être vrai pour la théorie naïve) » Ce « peut-être » sous la plume d’un mathématicien, concernant une question aussi grave – à savoir : à partir de quoi on démontre quoi que ce soit dans une branche quelconque des mathématiques ? – fait rêver ; mais retenons simplement ceci : il faut « peut-être » placer au début des mathématiques une théorie naïve (et, partant, non rigoureuse et contenant des paradoxes) des ensembles, qui permettrait d’édifier, à condition de ne pas trop poser de questions, une bonne partie de la mathématique, moyennant quoi (en utilisant explicitement les ressources produites par cette édification) on pourrait formuler une théorie axiomatique des ensembles. Ce qui fait ici problème n’est pas tellement la circularité logique, qui n’est pas un vice absolu aux yeux du philosophe (mais plutôt le « vice » de tout ce qui est, et notamment de toute pensée), mais la transmission héréditaire, le long de ces constructions successives, des défectuosités initiales de la théorie naïve des ensembles.
Les difficultés logiques et philosophiques auxquelles il a été fait allusion plus haut sont nombreuses ; il suffira d’en indiquer l’exemple le plus frappant. Des objets tels que l’ensemble des entiers naturels (N) ou des relations telles que la relation d’ordre sont présentés comme construits dans et par la théorie des ensembles, et même (pour N) à une étape assez avancée de celle-ci. Il est pourtant clair que les concepts (ou catégories, ou schèmes) correspondants sont à l’œuvre dès les premiers pas du raisonnement mathématique, et qu’en vérité (comme le disait déjà en un sens Kant), ils ne sont pas logiquement dérivables d’autre chose. Toute démonstration, mathématique ou autre, utilise effectivement la relation d’ordre et même de bon ordre, entre les propositions qu’elle aligne ; à l’intérieur même d’un énoncé, l’ordre des signes est généralement essentiel (« il existe x tel que, quel que soit y ... » n’est nullement équivalent, comme on sait, à « quel que soit y, il existe x tel que… »). De même, les entiers naturels sont utilisés effectivement dès le départ : sans le « un », le « deux », et surtout le « etc. » ou le « ... » (qui reviennent pratiquement à l ’introduction et à l’usage effectif de l’infini potentiel), on ne saurait avancer d’un pas. Il est en effet difficile d’accepter l’argument de Bourbaki [5] selon lequel les nombres sont utilisés, dans ces cas, en tant que « repères » comme pourraient l’être des couleurs ; on pourrait utiliser des couleurs pour distinguer des objets ou savoir celui auquel on se réfère, mais lorsqu’on parle de relation binaire, par exemple, c’est bel et bien la cardinalité de « deux » qui est en jeu. Cela est du reste reconnu par Bourbaki lui-même [6], lorsqu’il souligne que l’on rencontre dès les premiers pas de la métamathématique des démonstrations qui font pleinement appel aux ressources de la mathématique elle-même, avec emploi d’entiers arbitraires et du raisonnement par récurrence, qu’il parle à ce propos de « danger d’une pétition de principes » (autre étrange façon de s’exprimer pour un mathématicien ; faudrait-il désormais consulter une compagnie d’assurances pour savoir si un raisonnement mathématique est ou non circulaire ?) et convient finalement qu’il ne saurait être question d’enseigner les mathématiques à des « êtres » qui ne sauraient pas« lire, écrire et compter » [souligné par nous] ce qui est l’évidence même et ce que formalisme et logicisme se sont toujours acharnés à nier. Mais s’il en est ainsi, il ne saurait plus être question de construction, mais tout au plus de ravalement de N.
La situation de la physique
La crise des fondements de la mathématique reste donc toujours largement ouverte, et il est difficile d’imaginer comment elle pourrait être dépassée -à moins précisément de reconnaître qu’en mathématique pas plus qu’ailleurs, il ne saurait être question de s’assurer d’un fondement absolu, ni d’obtenir une garantie de cohérence autre que le faire théorique des mathématiciens. Mais il existe en mathématique la possibilité de déconnecter logiquement la région de la crise du reste de la discipline ; cela ne diminue en rien la portée philosophique de la problématique, mais permet au travail courant des mathématiciens, aussi important soit-il, de se dérouler à distance de cette région. Tout autre est la situation en physique, où la problématique, parce qu’elle concerne les instruments logiques essentiels du travail du physicien, interfère de façon décisive avec la théorisation. En effet, ce n’est pas seulement la possibilité de représentation intuitive des processus physiques, comme on le dit par fois à tort, qui a été ruinée par les bouleversements qui se sont produits depuis 1900. Ce sont les catégories mêmes de la pensée physique, et finalement la nature de l’objet physique, la nature de l’activité du physicien et le physicien lui même comme tel, à savoir comme entendement scientifique opérant, qui ont été mis en question. On n’a évidemment pas pu appeler métaphysique cette partie, de plus en plus lourde, de la réflexion des physiciens consistant à s’interroger sur les idées dernières que leur activité présuppose -bien que Heisenberg ironise à juste titre sur l’attitude des positivistes logiques, qui acceptent volontiers de parler de métamathématique ou de métalogique, mais sont effrayés lorsque le préfixe méta précède le mot physique [7]. On aurait pu l’appeler pré-physique, puisque ces idées précèdent la démarche physique la plus élémentaire. Mais, en vérité, il ne s’agit ni de pré-, ni de métaphysique. Ces questions ne viennent ni avant ni après la physique contemporaine, elles sont la physique contemporaine. Indissociablement liées aux décisions théoriques dernières, elles viennent au centre du débat chaque fois que les enjeux théoriques montent. Si l’on voulait tracer une frontière, en deçà de laquelle le physicien pourrait poursuivre son travail en ignorant les problèmes principiels, elle ne séparerait pas la philosophie de la physique théorique, mais la physique théorique de ce qu’il faut bien appeler, malgré son efficacité grandiose, un bricolage empirico-expérimental.
Ces problèmes ont été suffisamment débattus depuis soixante ans pour que l’on puisse ici se limiter à en nommer les principaux. Le physicien est obligé de s’interroger sur ce qu’il entend par temps et espace, et sur le fondement même de cette distinction. La question de la nature de la frontière entre le phénomène microphysique et l’observateur élargi (système formé par l’observateur et le dispositif expérimental) reste entière, de même que l’antinomie épistémologique formulée par Heisenberg dès 1935 entre la constatation de la non-validité des catégories et des lois de la physique ordinaire dans le domaine microphysique et la démonstration de cette non-validité par le moyen d’appareils construits selon les lois de cette physique ordinaire et interprétés d’après les catégories usuelles. Cette antinomie, de même que les effets de la crise de la catégorie de la causalité, ne peut pas être considérée comme réglée sans reste par l’appel aux grands nombres et aux probabilités, puisque, comme on l’a fait remarquer, un événement quantique unique, auquel ne sont attachées que des probabilités, peut, moyennant un dispositif expérimental approprié, déclencher un événement macroscopique inséré par principe dans un réseau de relations déterministes. D’aucuns croient que ces débats tendent à s’épuiser. Rien ne serait plus faux, car le progrès de la physique les ranime constamment et en fait surgir d’autres de même nature. En témoignent, par exemple, ce qu’on a pu appeler le déclin de la catégorie du champ, qui pendant un siècle avait progressivement dominé l’ensemble de la physique et nourri l’espoir, constamment frustré, de la constitution d’une théorie unifiée, mais qui s’avère maintenant incapable d’accueillir la dernière vague de phénomènes « élémentaires » ; la remise en question des principes de symétrie de la nature, de réversibilité des phénomènes élémentaires et même de conservation ; l’impossibilité persistante de réconcilier (et même de mettre vraiment en rapport) la relativité générale et la méca nique quantique ; la mise en cause de la notion même de phénomène physique.
Ce sont en effet les physiciens eux-mêmes qui constatent qu’ils sont en accord entre eux sur l’utilisation de la mécanique quantique, mais en désaccord profond sur sa signification et ses concepts fondamentaux [8]. Ainsi Wigner, affirmant qu’en mécanique quantique le concept primitif est devenu celui d’acte d’observation, donc d’« acte mental », reconnaît aussitôt que cela équivaut « à expliquer une énigme par un mystère » ; il n’existe pas d’accord sur le fait de savoir si le « vecteur d’état » (qui décrit le système considéré du point de vue de la mécanique quantique), « représente la réalité » ou simplement « un instrument mathématique qui doit servir à calculer les probabilités des différents résultats possibles des observations » ; aussi, il rappelle que « la nature complète (self-contained) de la mécanique quantique est une illusion intenable », et que « la théorie de la mécanique quantique, si on la suit avec cohérence, conduit à des questions épistémologiques et philosophiques difficiles ». Sur la mécanique quantique elle-même, il n’est peut-être pas inutile, au vu des illusions qui ont encore cours, de citer in extenso l’un des physiciens contemporains les plus connus : « ... la théorie reste généralement insatisfaisante, non seule ment parce qu’elle contient ce qui apparaît au moins comme des contradictions sérieuses, mais aussi parce qu’elle possède certainement un nombre de traits arbitraires, qui sont susceptibles d’une adaptation indéfinie aux faits, rappelant un peu la manière selon laquelle les épicycles ptoléméens pouvaient être amenés à faire place à presque n’importe quelle donnée d’observation qui pourrait surgir dans l’appli cation d’un tel cadre descriptif » [9].
La notion de phénomène physique est mise en cause, disions-nous, et cela à partir de deux points de vue (au moins), qui finalement convergent. D’une part, l’idée traditionnelle selon laquelle « il existe des systèmes physiques qui possèdent des propriétés physiques bien définies, indépendantes de toute observation de ces propriétés » (l’ « hypothèse C »comme l’a nommée B. d’Espagnat, sur laquelle J. M. Jauch note par ailleurs qu’ « il est plutôt difficile, sinon impossible, de dire ce que pourrait être la signification exacte de cette hypothèse ») doit être abandonnée ; en tout cas, il a été démontré qu’elle est incompatible avec le com portement des systèmes quantiques qui se trouvent en inter action entre eux -et dans la réalité, évidemment, il n’y en a pas d’autres [10]. D’autre part, les situations paradoxales que l’on rencontre dans l’étude des systèmes quantiques en inter action conduisent de plus en plus à penser que l’idée de système partiel ou sous-système « n’est peut-être pas compa tible avec la structure des lois quantiques » [11],ce qui revient en fait à dire que l’idée de phénomènes isolés ou séparables est privée de sens [12]. Cela visiblement menace aussi bien la conceptualisation que, idéalement, les méthodes d’opération de la physique établie (moderne, non pas classique) qui ne peut, ni dans ses équations, ni dans ses expériences, traiter que de systèmes partiels ou d’aspects considérés comme en droit séparables du reste. Si, comme le dit Bohm, la théorie quantique implique « l ’abandon de l’idée de l’analyse du monde en parties relativement autonomes existant séparé ment et en interaction entre elles » [13], nous sommes conduits devant une situation interminablement énigmatique : les notions mêmes d’observateur, d’observé et d’observation deviennent insaisissables, et il n’est même plus possible de dire en toute rigueur (comme on le disait dans l’interprétation naguère révolutionnaire et désormais classique de la mécanique quantique, qui a fait couler tant d’encre et que Einstein, Schrodinger ou L. de Broglie n’ont jamais pu se résoudre à admettre) que « ce qui est observé » est en fait le produit de l’interaction de l’observateur et de l’observable. Les régularités partielles que nous constatons aux divers niveaux de la « réalité » physique (et sans lesquelles, du reste, nous ne pourrions pas simplement vivre) sont frappées d’une contingence radicale et deviennent totalement inintelligibles. L’univers ne serait plus qu’un seul hyper-phénomène, si toutefois il était encore possible, dans ces conditions, de parler de « phénomène » puisqu’il faudrait y intégrer totalement l’observateur pour qui il y a phénomène, et s’il était encore possible de parler d’un univers puisqu’il semble bien que la réalité décrite par la mécanique quantique n’est pas « la réalité à laquelle nous pensons d’habitude, mais une réalité composée de plusieurs mondes » [14]. Mais rien plus que cette question de I’ « univers » n’indique davantage la situation chaotique de la physique contemporaine ; aucun domaine théorique n’a été soumis, depuis cinquante ans, à des ébranlements aussi puissants et aussi continus que celui où, à ses origines, la science moderne avait cru, par la théorie newtonienne, pouvoir établir triomphale ment la puissance de ses méthodes et la vérité de ses résultats : l’astronomie théorique ou, plus exactement, la cosmologie. Rappelons que la cosmologie contemporaine n’est pas spéculation gratuite, mais démarche forcée aussi bien par des observations astronomiques capitales que par la nécessité de généraliser les lois locales ; et cette démarche trébuche, à chacun de ses pas, sur des obstacles formidables résultant de la nécessité inéluctable de mettre en cause ou d’abandonner les catégories et les moyens de conceptualisation les plus élémentaires. Ainsi, la théorie de la relativité générale a pris son départ avec l’intention d’Einstein d’incorporer rigoureusement dans la théorie physique ce qui jus qu’alors restait une « coïncidence », l’identité de la masse gravitationnelle et de la masse inertiale (principe d’équivalence de Mach) ; on discute encore pour savoir si elle y est parvenue. Elle a en tout cas réussi à vider de tout contenu les concepts newtoniens d’espace, de temps et de matière ; elle a surtout abouti à des équations qui, compatibles indifféremment avec une singularité dans un passé fini, avec une évolution périodique de l’univers, ou avec un horizon temporel non borné, obligent les physiciens à ressusciter les termes énigmatiques d’une origine du temps, ou de temps cyclique, et finalement à poser la question de la réalité et de la signification du temps. De même le paradoxe d’Olbers (formulé dès 1826, et ignoré non seulement du public cultivé mais même de la grande majorité des scientifiques, qui auraient été bien étonnés d’apprendre que personne sur Terre ne pouvait expliquer pourquoi le ciel était noir la nuit ou, plus exactement, pourquoi il n’était pas constamment à une température de 6 000 degrés) a été en un sens « résolu » par la découverte du décalage vers le rouge (red shift) et l ’« explication » de celui-ci comme résultant d’une « expansion de l’univers » ; mais sur l’interprétation théorique de cette expansion l’unanimité est loin d’être faite et, ce qui est plus important, chacune des deux principales théories rivales est obligée d’abandonner des principe physiques peut-être encore plus fondamentaux (car plus abstraits) que ceux qui ont été abandonnés par la théorie quantique : la théorie de l’état stationnaire est obligée d’abandonner le principe de la conservation de matière-énergie (puisqu’elle postule une« création continue » de matière dans l’univers), cependant que la théorie de l’ « état initial hyper dense »est en fait obligée d’abandonner, comme l’a souligné Freud Hoyle, rien moins que l’invariance des lois physiques [15], Mais, sans doute, la question la plus importante que fait surgir la cosmologie contemporaine est précisément celle-ci : que vise-t-elle donc ? Que pourrait être une théorie d’un objet unique ? Peut-on parler, et en quel sens, de lois régissant cet objet unique, l’univers ? La séparation même entre objet et loi peut-elle être maintenue à ce niveau ? Les cosmologistes les plus radicaux insistent sur l’idée qu’une théorie construite pour décrire un système unique « ne devrait pas contenir des traits arbitraires » ; cela signifie en fait qu’elle ne devrait pas se référer à des « conditions initiales » quelconques [16]. Mais personne actuellement ne peut se représenter ce que pourrait être une théorie physique sans « conditions initiales » (ou « conditions aux limites ») ; et personne non plus ne peut penser à la distinction entre l’essence et l’accident appliquée à un objet absolument unique. Pour tout système physique partiel, se donner des conditions initiales revient en fait à se donner sa localisation spatio-temporelle et son« état à l’origine » – et c’est cela qui, du point de vue de la physique théorique, apparaît comme « accidentel ». À cet égard, il est immédiatement évident que, s’agissant de l’univers entier,« il ne doit rester rien d’accidentel », comme le dit Sciama – sauf qu’il devrait ajouter : sinon l’univers lui-même. Nous sommes ici devant la question que pose l’impossibilité d’appliquer les idées de contingence et de nécessité lorsqu’il s’agit de l’objet physique ultime. Une autre manière d’illustrer cette antinomie, qui ne diffère de la précédente qu’en apparence, est celle-ci : une théorie cosmologique qui voudrait s’en tenir rigoureuse ment au principe que rien, concernant l’univers, ne doit relever de « conditions initiales », qui, effectivement, peuvent difficilement avoir un sens ici, se place elle-même dans l’obligation d’une déduction théorique de toutes les propriétés de l’univers, y compris le fait qu’il y a quatre dimensions et non deux ou quatorze et y compris les valeurs numériques des constantes fondamentales. On sait qu’Eddington a passé la dernière partie de sa vie à explorer cette voie, sans grand succès. Mais supposons que, par impossible, ce programme puisse s’accomplir ; quelle serait alors la situation épistémologique et philosophique ? Le cosmos se trouverait dissous, en idée, en un ensemble de déterminations logico-mathéma tiques, et la question surgirait : pourquoi donc cet ensemble se trouve-t-il avoir une contrepartie « réelle » ?
De même que l’on voit revenir, dans les discussions d’épistémologie mathématique, les références à la philosophie classique, de même on al ’impression de retrouver, dans les débats cosmologiques actuels, les antinomies de la« dialectique transcendantale », l’interrogation de Kant sur le fondement de l’unité de l’expérience, et celle de Platon et de Leibniz sur l’unicité du monde et sa raison possible.
Le problème de l’histoire de la science
Ces considérations peuvent paraître contingentes, liées qu’elles sont à la phase historique présente et à une étape don née du développement de la physique. Il n’a pas manqué de grands physiciens pour soutenir qu’un nouveau progrès de la science permettrait, du moins dans certains cas (déterminisme), de revenir au statu quo ante, au prix de quelques complications. Cette vue, du reste abandonnée aujourd’hui, est impossible à accepter. Non seulement parce que, après tout, la crise de la physique au XX’ siècle n’a fait que dévoiler ce qui avait toujours été là : que toute théorie physique présuppose un ensemble de catégories qui ne vont de soi et ne sont pas cadre neutre, qui posent donc la question de l’interprétation, laquelle dès lors interfère inéluctablement avec toute théorisation de l’expérience. Mais parce que, à la lumière de la crise, peut voir un autre fait qui, lui aussi, aurait dû être vu depuis toujours, mais ne l’est encore aujourd’hui que partiellement et superficiellement : le caractère historique -au sens le plus étroit, simplement diachronique -de la science crée une situation qui fait éclater le programme classique, car il ne peut absolument pas être pensé à l’intérieur de celui-ci. La conception classique n’a aucun moyen de penser une histoire de la vérité, ce qui marque d’ailleurs le caractère foncièrement idéaliste du scientisme traditionnel. Ce caractère diachronique de la science est un de ces grands faits triviaux, voire tautologiques -analogue au fait que pour « voir » un électron il faut « l’éclairer » ; ou que penser c’est penser quelque chose ; ou que, si un sujet doit avoir connaissance d’un monde réel, il doit être lui-même, d’une certaine façon, « réel » – dont découlent des conséquences capitales. Il pose en effet cette question : puisqu’il n’est pas vrai que le premier scientifique a d’un coup constitué le savoir absolu et que ses successeurs ne font que le confirmer interminablement, comment une succession de théories physiques est-elle en général possible et pensable » Elle ne l’est pour la conception classique, qui domine encore la représentation commune des scientifiques à cet égard, que par le moyen de trois notions, qui sont totalement inadéquates : les approximations successives, la généralisation, l’addition. On peut facilement écarter l’idée des approximations successives (approximations de quoi ?), qui ne peut être invoquée dans ce contexte qu’à partir d’une totale incompréhension de ce qu’est une théorie. Ce sont les prédictions résultant d’une théorie qui peuvent être ordonnées selon leur proximité plus ou moins grande à quelque chose, non pas les théories. Des théories différentes ont des structures logiques différentes, et ne sont pas comparables de cette façon. Comment donc penser la succession des théories comme telle ? Sous quelles conditions un ordre temporel peut-il être aussi un ordre logique intrinsèque ?
Inadéquation des interprétations habituelles de l’évolution de la science.
On parle souvent de généralisation, entendant par là que les théories ultérieures contiennent les théories antérieures comme « cas particuliers ». Cette description est souvent vraie dans les petites affaires de la physique, jamais dans les grandes. Elle résulte, encore une fois, de la confusion entre prédiction numérique et teneur logique d’une théorie. Il est impossible de prendre au sérieux l’expression couramment employée, selon laquelle la théorie newtonienne est un cas particulier de la relativité restreinte pour c [la vitesse de la lumière dans le vide] prenant une valeur infinie ; tout ce que l’on peut dire c’est que, si dans les formules de la relativité restreinte, on donne à c une valeur infinie, on retombe généralement sur les résultats newtoniens. Mais cela ne peut pas faire oublier que la relativité restreinte commence en posant comme axiome l’absurdité de l’axiome fondamental implicite de la théorie newtonienne : la possibilité de propagation de signaux à vitesse infinie. Peut-on dire que a est une approximation de non-a ? Comme le dit Hermann Bondi,« nous savons aujourd’hui que les concepts newtoniens sont intenables » [17]. Présenter la théorie newtonienne comme une première approximation de quelque chose dont la relativité serait une seconde et meilleure approximation, c’est montrer qu’on se moque des concepts et de la structure logique d’une théorie, et qu’on ne s’intéresse qu’aux décimales des valeurs numériques prévues de part et d’autre ; c’est prétendre sauver un idéal absolu de la science en présentant celle-ci précisément comme non-théorie, comme capable de faire bouillir ensemble n’importe quel broyat de concepts pourvu que le jus numérique soit satisfaisant. Il n’est pas davantage possible de dire que les quantas contiennent la physique classique comme « cas particulier » ; cette affirmation serait à peu près équivalente à cette autre, que l’ensemble des entiers contient l’ensemble des réels comme cas particulier. Du reste, même dans le cas des mathématiques, il est difficile, contrairement à ce que l’on pense d’habitude, de parler de généralisation pure et simple à propos des avances vrai ment décisives. Ainsi, on a pu remarquer à juste titre qu’il est parfaitement abusif de parler des « progrès considérables » accomplis vers la démonstration du dernier théorème de Fermat ; ces progrès ont consisté, en réalité, en la construction de branches entières et entièrement nouvelles des mathématiques (notamment la théorie des idéaux) et, tel qu’il est envisagé aujourd’hui, le « problème » est un problème dont Fermat « n’avait aucune idée » [18] et qui lui serait totalement incompréhensible. De même, le passage de la géométrie euclidienne aux géométries non euclidiennes, ou de la géométrie à trois dimensions à des géométries à n dimensions (n fini ou infini) ne peut être considéré comme une « généralisation » que d’un point de vue formel et vide. Il est quelque peu dérisoire de croire et de laisser croire que la pensée humaine a résisté pendant vingt-cinq siècles au passage du nombre 3 aux nombres 4, 5, … , sans aucune raison, tandis qu’il aurait suffi de « généraliser ». Pour que ce passage puisse s’effectuer, il a fallu non pas « généraliser », mais révolutionner, non seulement la catégorie mathématique de l’espace, mais la conception même de ce qu’est la mathématique et son objet. Il a fallu ce bouleversement philosophique qui a assigné comme objet aux mathématiques non pas les relations entre grandeurs « naturelles » et leurs extensions immédiates mais les relations formalisables quelconques entre objets quelconques.
Ces exemples montrent aussi qu’il est impossible de décrire l’évolution de la science comme un processus « additif ». S’il est vrai que de nouveaux domaines sont périodiquement découverts et que, au départ les théories qu’on en élabore s’ajoutent à celles déjà élaborées pour d’autres, il est non moins vrai que, tôt ou tard, la question de leur rapport se trouve posée et qu’elle n’a jamais pu être résolue par simple juxtaposition ; l’unification a, en règle générale, ébranlé profondément les théories particulières déjà établies ou leur a conféré une signification différente. Pas plus qu’elle n’est diachroniquement cumulative, la vérité scientifique n’est synchroniquement additive. Mais cela signifie aussi : pas plus que les couches successives que nous découvrons dans l’objet ne peuvent être pensées comme disposées en soi selon un ordre logique adapté à notre convenance, qui nous permettrait de passer successivement et régressivement des corollaires aux théorèmes et de ceux-ci aux axiomes, pas davantage nous ne pouvons penser que les aspects coexistants de l’objet, dont nous faisons autant de domaines de disciplines particulières et de théories spécifiques, sont isolables et recomposables à plaisir. Tout phénomène est un interphénomène. Les frontières deviennent incertaines et la région reprend son caractère énigmatique de catégorial central de la connaissance. Mais s’il en est ainsi, la seule théorie digne de ce nom serait une théorie unifiée et unitaire. La physique contemporaine ne la possède pas et semble incapable de la construire. Mais une telle théorie est-elle même concevable ? La discussion de cette question dépasse notre propos et sans doute aussi nos capacités. Mais il nous faut considérer de plus près le processus historique de la science et les problèmes qu’il soulève.
La conception défendue plus haut – à savoir qu’il est impossible de présenter le processus historique de la science comme une « addition » une « généralisation » ou un « perfectionnement » le long desquels les nouvelles connaissances laisseraient intactes celles qui existaient déjà, bref, qu’il est impossible de le présenter comme un processus cumulatif – revient à dire que ce que l’on appellera, faute d’un meilleur terme, les étapes historiques de la science correspondent à autant de ruptures. Dès lors, plusieurs nouvelles questions surgissent : de quoi ces ruptures sont-elles ruptures, autrement dit, qu’est-ce qui, à chaque étape et à travers toutes les étapes, constitue « l’essence » du système scientifique accepté ? Quels sont les facteurs qui, à chaque fois, conduisent à la rupture ? Quelle est, enfin, la relation entre les étapes ainsi distinguées et, corrélativement, des connaissances scientifiques successivement produites ?
Le statut philosophique de ces questions, le fait qu’elles portent indissociablement sur l’essence du connaître, sur son historicité et sur la nature de son objet est immédiate ment évident. Aussi, il n’est peut-être pas étonnant qu’elles soient généralement évacuées, lors même que le progressisme scientifique naïf est plus ou moins abandonné. Lors qu’on se borne à mettre en lumière les« paradigmes » successifs de la science, et à souligner qu’il existe entre eux incommensurabilité des critères, incommunicabilité des langages et « différence de mondes » [19] ; ou lorsqu’on insiste simplement sur ce que l’on a appelé curieusement« l’épistémè » de chaque époque, apparemment sans relations avec celle des autres, on pulvérise à la fois le faire théorique des hommes et son objet. On ne pense pas encore le formidable problème posé par le fait que la science possède une histoire, lorsqu’on représente celle-ci comme simple série de sauts absolus, et que l’on se refuse d’envisager la question posée par les rapports des « contenus » du savoir scientifique entre ses différentes étapes. Pourtant, la situation contemporaine montre à l’évidence que cette question philosophique fait partie du contenu même de l’activité scientifique « positive ». Le monde macroscopique ordinaire peut (et même en un sens, doit) être décrit, analysé, expliqué selon les méthodes de la physique « classique » (pré quantique ). Mais le pont entre ce monde et la description quantique doit être bâti à tout prix et, apparemment, ne peut pas l’être, ce qui est au cœur des difficultés de la physique contemporaine. Ainsi, la question « philosophique » ou « historique » des rapports entre la physique classique et la physique contemporaine est tout autant et directement une question scientifique, que la physique est obligée de se poser puisqu’elle porte sur les relations entre les différentes « couches » ou « manifestations » de son objet.
Poser ces questions, c’est donc, bien sûr, s’interroger sur l’organisation et le contenu du« savoir scientifique » à chaque étape ou à chaque époque ; mais c’est aussi, évidemment, s’interroger sur ce qui est ainsi chaque fois connu, autrement dit sur l’organisation et le contenu de ce qui, simplement, est. Si cette question n’est pas soulevée, si les « paradigmes » (ou les épistémè) successifs sont posés de façon purement descriptive, sans aucune interrogation concernant leur relation réciproque et ce qui, dans l’objet qu’ils visent, rend possible leur existence, leur succession et leur succession dans cet ordre et non pas dans n’importe quel autre, on ne réfléchit pas vraiment la science, on n’en fait au mieux que l’ethnographie. On pense peut-être éviter ainsi de faire de la« philosophie » mais, en vérité dans ces cas-là, on en fait bel et bien une, qui n’ose pas dire son nom : celle qui pose que l’histoire de la science et du savoir des hommes n’est qu’une succession de mythes qui se valent.
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