Mon commentaire va demander un peu de place et pourtant j’essayerai d’aller à l’essentiel, sans trop de fioritures. J’imagine que le dernier commentaire fait allusion à l’assassinat de M. Paty. Alors, je vais aborder le sujet mais de façon (très) décalée. Je me le permets car vous êtes à peu près les seuls à avoir montrés quelque intérêt pour ce que j’ai essayé d’entreprendre comme enseignement.
Il se trouve que, par une coïncidence fortuite, le jour même où M. Paty se faisait découper la tête, j’ai décidé de mettre un terme à ma carrière d’enseignant en philosophie pour lycéens après 25 ans de service. Le parallèle à faire me parait assez instructif. Certes, moi je suis encore vivant et si j’arrête ce n’est pas par crainte de me faire couper la tête ; j’aurais même pu continuer si j’avais encore la force et l"énergie dont je disposais il y a dizaine d’années, mais ce n’est plus le cas.
Et pourtant, je pense que mon cas est encore plus problématique pour ce qui touche les menaces qui pèsent sur la liberté de l’enseignement. Et d’une parce qu’il ne fera pas une ligne dans les journaux et ne trouvera donc personne pour le défendre. Et de deux parce que dans un cas comme le mien on s’attaque, non pas à des caricatures d’humoristes, mais à un projet d’enseignement, bien précis, explicitement ordonné à un idéal d’émancipation humaine. Pour préciser ce dernier point, je pose cette question. M. Paty a montré des caricatures du prophète à ses élèves : très bien. Mais, qu’est-ce que les élèves étaient censés apprendre en voyant Mahomet à poil ? C’est pourtant quelque chose qu’il aurait été important de savoir : le contexte pédagogique dans lequel M. Paty a montré ces caricatures. Pour enseigner quoi au juste aux élèves ? Mystère et boule de gomme. Si c’était juste par provocation, vous conviendrez que ça n’allait pas pisser très loin : pourtant, de ce que j’ai pu en deviner, j’ai bien peur que ça ne devait guère dépasser ce registre.
En revanche, ce que j’ai eu à subir vise bien le contenu essentiel d’un projet d’enseignement ordonné à un idéal de liberté. Et les moyens pour me faire taire relèvent donc, non de la violence physique, mais de ce que cerne au plus juste l’expression d’« ostracisme informel ». C’est certes moins spectaculaire et pour mon intégrité physique infiniment préférable, mais, au bout du compte, pour détruire les conditions de possibilité d’une liberté d’enseigner, cela me semble plus radical, au sens exact de ce qui s’attaque à la racine de... C’est quoi ce que j’appelle un « ostracisme informel » ? Vous savez bien que les Grecs anciens ostracisaient eux aussi. Mais c’était une procédure formelle, institutionnalisée, et la question était à chaque fois débattue démocratiquement, au vu et au su de tout le monde, quand quelqu’un faisait l’objet d’une procédure de ce genre, Anaxagore, par exemple, quand il prétendait que le soleil n’était qu’un caillou chauffé à blanc et non pas une divinité (peut-être M. Paty faisait-il intervenir les caricatures dans ce type de contexte : j’en doute quand même beaucoup). L’ostracisme n’a pas disparu dans notre société, mais il est devenu informel, donc invisible, donc aussi beaucoup plus pervers (tout comme le clientélisme de l’antiquité romaine d’ailleurs) : j’en suis un bon exemple.
Qu’est-ce qui m’a valu cet ostracisme et comment s’exerce-t-il ? Pour la première question, si je reprends les termes même de l’inspectrice qui a dû me rendre visite suite à des plaintes au Rectorat de parents d’élèves que je n’ai jamais eu l’occasion d’avoir en face de moi, il y a des « raisons politiques », comme je m’en doutais déjà bien, avant qu’elle ne m’en avertisse. Nous voilà assez loin de la religion. Pas besoin d’être très clairvoyant pour s’en faire une idée plus précise. J’essaie d’aller à l’essentiel. Mon projet d’enseignement revendique l’héritage d’une vénérable tradition de laquelle je ferai juste ici ressortir le nom de Montaigne pour qui le but de l’éducation n’était pas de « remplir un vase » mais d’« allumer un feu ». Or, c’est ce que j’avais commencé de réussir à faire avec certains élèves qui avaient bien sûr déjà des prédispositions pour cela (et il m’a fallu longtemps pour y arriver, au moins une quinzaine d’années durant lesquelles j’ai fait ce que fait à peu près tout le monde et qui ne m’a jamais valu d’ennui : du bachotage, autrement dit, du fast food culturel vite digéré et vite oublié) : j’ai leurs propres témoignages disponibles pour en attester. Comment peut-on s’y prendre pour allumer un feu et voir arriver les pompiers de service pour chercher à l’éteindre, de bons français estampillés « républicains », à n’en pas douter ? Cette question dépasse de loin le cadre d’un commentaire. Pour résumer très vite, le bois que j’ai apporté pour souffler sur les braises se résume en quatre thèmes fondamentaux : réfléchir aux institutions (et de façon radicale), prendre le parti des victimes et non des bourreaux (A. Camus), placer essentiellement son enseignement sous l’autorité de la vérité et non d’un pouvoir, enfin, faire un travail inter-disciplinaire (personnel, je précise. L’interdisciplinarité dont le ministère fait la publicité, c’est bien autre chose). Voilà l’essentiel de ces raisons politiques qui poussent à ostraciser aujourd’hui dans notre beau pays : ne surtout pas chercher à allumer un feu et éveiller les élèves ; aussi bien, se contenter de faire fonctionner la fabrique à esclaves de l’Education Nationale, comme le dirait très probablement un Périclès si on pouvait lui en montrer le décor. C’est quand même fâcheux une société voulant éteindre le feu qu’on veut allumer chez des élèves, non ? Et je crois qu’il y aurait là un lien à faire avec la montée de l’intégrisme religieux en repartant des remarques de Castoriadis au sujet de la déglingue des idéaux émancipateurs de l’Occident. Si on ne peut plus donner aux élèves de quoi les alimenter avec ceux-ci, il ne faudra pas être surpris si certains d’entre eux iront chercher ailleurs, éventuellement dans l’infantilisme religieux le plus complet, de quoi se rassasier.
Passons à l’autre question. Comment cet ostracisme s’exerce ? C’est là aussi trop long à traiter ici car c’est sur des années qu’il se fait jusqu’à vous conduire à bout de force, et pas en un coup de lame. J’en ai fait un résumé sur mon chantier internet (j’ai une sainte horreur du mot « blog ») auquel il manque juste la touche finale, ce que j’ai eu à subir ces dernières semaines, mais qui, bien sûr, n’interpelle personne. Il y aurait pourtant là une mine à exploiter, ne serait-ce que pour un sociologue qui voudrait étudier ces formes actuelles d’ostracisme autour d’un enjeu qui n’est quand même pas mince, puisque il s’agit de la liberté d’enseigner. Ils sont sans doute trop occupés à faire des enquêtes sur la stigmatisation des transsexuels brésiliens à Paris ou sur sur le harcèlement par Internet, pour reprendre les exemples que donnaient Caillé et Vendenberghe dans Des sciences sociales à la science sociale.
Je conclus par ce qui nous ramène à l’affaire Paty. Nous ne vivons pas dans les mêmes zones géographiques et c’est un véritable mur que je vois se dresser, ce qui pose un gros problème d’unité pour penser les problèmes de ce pays et agir en conséquence. Sans doute, pour vous, et à bon droit, le problème de l’intégrisme religieux islamiste est important, voir prioritaire. Moi, je vis dans une région de la France périphérique où il apparaît très concrètement comme un problème de martien ; voyez les GJ, c’est une bonne illustration:leurs revendications n’avaient à peu près rien à voir avec le problème de l’immigration et de l’islamisme ; et les grandes banlieues sont restées à l’écart du mouvement, ce qui a permis, soit-dit en passant, aux autorités de bien circonscrire l’incendie qui menaçait. Moi, je suis confronté aux problèmes qui se posent dans cette France là et ce sont de toutes autres formes de menaces pour les libertés contre lesquelles je me suis fracassé, portées par des types d’individus qui ont tout du bon français de souche, tout aussi problématiques, et peut-être même encore plus, en ce sens qu’elles ne donnent lieu à aucune publicité et peuvent donc s’exercer en toute tranquillité, sans interpeller qui que ce soit.
Bien à vous.
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