Il a fallu attendre le début du XXe siècle pour qu’une découverte scientifique, au début modeste, permette finalement de reconsidérer les rapports – en tout point décisifs – des espèces naturelles (les animaux et les hommes) avec les espèces surnaturelles (les dieux). Cette découverte permet en effet de reprendre à neuf de grandes questions philosophiques parmi lesquelles on compte les rapports nature-culture, c’est-à-dire en fin de compte les relations entre ces deux parts dont nous sommes constitués, le vivant et le parlant, composant ce singulier complexe biopolitique dans lequel et par lequel nous existons. Cette découverte, c’est celle de la néoténie de l’homme, sur laquelle je reviendrai longuement bientôt.
Qu’on sache pour l’instant que cette théorie, due à un anatomiste hollandais du nom de Louis Bolk [1], actuellement soutenue par une grande partie de la recherche paléoanthropologique [2], conçoit l’homme comme un être à naissance prématurée, à la fois incapable d’atteindre son développement germinal complet et cependant capable de se reproduire et de transmettre ses caractères de juvénilité, normalement transitoires chez les autres animaux. Cet animal, non fini, à la différence des autres animaux, doit donc se parachever ailleurs que dans la première nature, dans une seconde nature, généralement appelée culture.
La néoténie humaine comme grand récit sous-jacent de l’Occident moderne
Sur le point de m’engager dans ce premier parcours, je dois d’emblée préciser que les thèses de la néoténie ne se présentent nullement, pour moi, comme une « fantaisie philosophique » ou comme un « mythe scientifique » tel qu’on en trouve, par exemple, chez Rousseau dans son Discours sur l’inégalité avec le mythe de « l’état de nature », ou chez Freud dans Totem et Tabou avec le mythe de la « horde primitive ». Ils savaient l’un et l’autre qu’ils avaient inventé, l’un « un état qui n’avait peut-être jamais existé » (Rousseau, Préface au Discours), l’autre un « mythe scientifique » (Freud, Totem et Tabou). Une fiction donc, mais dont ils avaient eu besoin pour continuer leurs travaux.
Comme « la science » ne fournissait alors rien de certain, ils avaient dû inventer, en toute « illogique », ce qui pouvait donner un fondement sinon logique, du moins mythologique, à leurs élaborations.
Le cas n’est pas le même pour moi. J’ai en quelque sorte plus de chance que mes illustres devanciers car « la science », en l’occurrence l’anthropologie néodarwinienne, fournit une problématique circonstanciée que je ne suis donc pas obligé d’inventer, mais seulement d’intégrer dans un nouveau champ de concepts philosophiques que je vais bientôt présenter. Certes, si la néoténie n’avait pas existé, il aurait fallu l’inventer, mais comme elle existe, je me suis contenté d’en reprendre les données qui, non seulement, faisaient sens dans le champ philosophique où je me place, mais qui pouvaient constituer la « terre ferme » où poser les fondements d’une nouvelle philosophie.
Cependant, il était un temps, avant Bolk et les années 1920, où la néoténie humaine n’existait pas comme théorie scientifique défendable et il est remarquable de constater que des penseurs occidentaux de très grande envergure ont alors dû tout simplement l’inventer pour soutenir leur propos. Quand on s’aperçoit qu’on trouve parmi ces noms rien de moins que ceux de Pic de La Mirandole, de Érasme, de Kant, de Fichte, de Feuerbach, de Marx, de Freud ... , on est alors en droit de supposer que la néoténie fut l’objet d’un véritable mythe moderne souterrain avant de s’établir effectivement comme science dans la mouvance du darwinisme. Qu’on en juge par ces indications qui serviront, je l’espère, à établir quelques repères pour construire la généalogie de la néoténie qui nous manque.
En fait, tout commence dès les fondements de la philosophie avec la reprise platonicienne du mythe grec de Prométhée. Les sources de ce mythe remontent à Hésiode [3]. Ces deux passages mettent en scène la division qui s’effectue entre les dieux et les hommes après que Zeus et les Olympiens ont pris possession du pouvoir céleste. L’homme va dorénavant se distinguer des dieux et, du même coup, des animaux. Il s’agit chez Hésiode du Prométhée pyrophoros, porteur de feu. Prométhée est un ancien dieu, un Titan, qui se révèle protecteur des hommes en leur faisant don du feu dérobé aux nouveaux dieux :
Mais le brave fils de Japet [Prométhée] sut le tromper [Zeus] et déroba, au creux d’une férule, l’éclatante lueur du feu infatigable ; et Zeus, qui gronde dans les nues, fut mordu profondément au cœur et s’irrita en son âme (...).Aussitôt, en place du feu, il créa un mal, destiné aux humains.
Hésiode, Théogonie, v. 564-570.
Pour le châtier, Zeus enchaîne le Titan sur un mont du Caucase, où un aigle vient indéfiniment lui dévorer le foie, puis il le précipite dans les profondeurs des enfers, le Tartare. Prométhée avait également dérobé une boîte enfermant l’ensemble des maux que les dieux destinaient aux humains et l’avait laissée auprès de son frère Épiméthée. Zeus, furieux, envoie alors sur terre Pandora, qui épouse Épiméthée et... ouvre la boîte. Tous les maux s’abattent sur l’humanité – sauf l’espérance, qui demeure collée au fond.
D’Eschyle, il reste le Prométhée enchaîné, seul moment subsistant d’une grande trilogie tragique. Le pouvoir cruel de Zeus [4] et l’habileté du Titan [5] sont chez Eschyle représentés à peu près de la même façon que chez Hésiode. Mais la question de la technique acquiert une place spéciale. Avec Eschyle, l’homme quitte ses anciens paysages ruraux et agricoles pour investir la cité et l’habiter en mobilisant ses arts et ses techniques [6] : « Tous les arts aux mortels viennent de Prométhée », lit-on dans Eschyle, Prométhée enchaîné [7], Le Titan est présenté comme l’inventeur des sciences et des arts, mais il se montre surtout, dans un long discours, comme le plus grand opposant de Zeus, lequel est présenté comme un tyran.
C’est alors que Platon reprend le mythe en lui donnant une nouvelle dimension, notamment en affinant le rôle donné à Épiméthée à qui échoit la fabrication de toutes les espèces. Or, la création des hommes est caractérisée par une remarquable idée néoténique avant la lettre puisque c’est un être inachevé que Épiméthée construit, tellement imparfait que Prométhée doit dérober le feu aux dieux pour le donner aux hommes afin de compenser leur désastreuse déficience constitutive. Voici le passage tiré de Platon, issu de Protagoras [8], où figure ce véritable mythe pré néoténique ; il vaut d’être longuement cité :
C’était le temps où les dieux existaient déjà, mais où les races mortelles n’existaient pas encore. Quand vint le moment marqué par le destin pour la naissance de celles-ci, voici que les dieux les façonnent à l’intérieur de la terre avec un mélange de terre et de feu et de toutes les substances qui se peu vent combiner avec le feu et la terre. Au moment de les produire à la lumière, les dieux ordonnèrent à Prométhée et à Épiméthée de distribuer convenablement entre elles toutes les qualités dont elles avaient à être pourvues. Épiméthée demanda à Prométhée de lui laisser le soin de faire lui-même la distribution : « Quand elle sera faite, dit-il, tu inspecteras mon œuvre. » La permission accordée, il se met au travail.
Dans cette distribution, il donne aux uns la force sans la vitesse ; aux plus faibles, il attribue le privilège de la rapidité ; à certains il accorde des armes ; pour ceux dont la nature est désarmée, il invente quelque autre qualité qui puisse assurer leur salut. À ceux qu’il revêt de petitesse, il attribue la fuite ailée ou l’habitation souterraine. Ceux qu’il grandit en taille, il les sauve par là même. Bref, entre toutes les qualités, il maintient un équilibre. En ces diverses inventions, il se préoccupait d’empêcher aucune race de disparaître.
Après qu’il les eut prémunis suffisamment contre les destructions réciproques, il s’occupa de les défendre contre les intempéries qui viennent de Zeus, les revêtant de poils touffus et de peaux épaisses, abris contre le froid, abris aussi contre la chaleur, et en outre, quand ils iraient dormir, couvertures naturelles et propres à chacun. Il chaussa les uns de sabots, les autres de cuirs massifs et vides de sang. Ensuite, il s’occupa de procurer à chacun une nourriture distincte, aux uns les herbes de la terre, aux autres les fruits des arbres, aux autres leurs racines ; à quelques-uns il attribua pour aliment la chair des autres. À ceux-là, il donna une postérité peu nombreuse ; leurs victimes eurent en partage la fécondité, salut de leur espèce.
Or Épiméthée, dont la sagesse était imparfaite, avait déjà dépensé, sans y prendre garde, toutes les facultés en faveur des animaux, et il lui restait encore à pourvoir l’espèce humaine, pour laquelle, faute d’équipement, il ne savait que faire. Dans cet embarras, survient Prométhée pour inspecter le travail. Celui-ci voit toutes les autres races harmonieuse ment équipées, et l’homme nu, sans chaussures, sans couvertures, sans armes. Et le jour marqué par Je destin était venu, où il fallait que l’homme sortît de la terre pour paraître à la lumière.
Prométhée, devant cette difficulté, ne sachant quel moyen de salut trouver pour l’homme, se décide à dérober l’habileté artistique d’Héphaïstos et d’Athéna, et en même temps le feu -car, sans le feu il était impossible que cette habileté fût acquise par personne ou rendît aucun service -puis, cela fait, il en fit présent à l’homme.
C’est ainsi que l’homme fut mis en possession des arts utiles à la vie, mais la politique lui échappa : celle-ci en effet était auprès de Zeus ; or Prométhée n’avait plus le temps de pénétrer dans l’acropole qui est la demeure de Zeus : en outre il y avait aux portes de Zeus des sentinelles redoutables. Mais il put pénétrer sans être vu dans l’atelier où Héphaïstos et Athéna pratiquaient ensemble les arts qu’ils aiment, si bien qu’ayant volé à la fois les arts du feu qui appartiennent à Héphaïstos et les autres qui appartiennent à Athéna, il put les donner à l’homme. C’est ainsi que l’homme se trouve avoir en sa possession toutes les ressources nécessaires à la vie, et que Prométhée, par la suite, fut, dit-on, accusé de vol.
Parce que l’homme participait au lot divin, d’abord il fut le seul des animaux à honorer les dieux, et il se mit à construire des autels et des images divines ; ensuite il eut l’art d’émettre des sons et des mots articulés, il inventa les habitations, les vêtements, les chaussures, les couvertures, les aliments qui naissent de la terre. Mais les humains, ainsi pourvus, vécurent d’abord dispersés, et aucune ville n’existait. Aussi étaient-ils détruits par les animaux, toujours et partout plus forts qu’eux, et leur industrie suffisante pour les nourrir demeurait impuissante pour la guerre contre les animaux ; car ils ne possédaient pas encore l’art politique [c’est-à-dire l’art d’administrer les cités], dont l’art de la guerre est une partie. Ils cherchaient donc à se rassembler et à fonder des villes pour se défendre. Mais, une fois rassemblés, ils se lésaient réciproquement, faute de posséder l’art politique ; de telle sorte qu’ils recommençaient à se disperser et à périr.
Zeus alors, inquiet pour notre espèce menacée de disparaître, envoie Hermès porter aux hommes la pudeur et la justice, afin qu’il y eût dans les villes de l’harmonie et des liens créateurs d’amitié.
On aura pu constater que le schème néoténique est parfaitement en place, je n’épilogue pas tant le contenu est clair : tous les animaux sont dotés en nature, l’homme est sans équipement. Ils auraient péri sans le vol de Prométhée ... qui ne règle pas tout : les hommes dépendent encore des dieux quant à l’art politique de se rassembler et de se gouverner – on verra bientôt combien l’indication est pertinente. Les deux temps forts de la dynamique néoténique sont repérés. Premier temps (épiméthéen) : l’homme est inachevé. Deuxième temps (prométhéen) : l’homme s’accomplit. C’est le politique qui donne une mesure, permet tant de vivre dans l’harmonie, à cet homme en proie à l’hubris – autrement dit à l’absence de mesure.
La reprise de ce mythe commence dans l’Italie néoplatonicienne de la Renaissance, à Florence en particulier. De Boccace, qui l’étudie longuement, à Marsile Ficin et à Pic de La Mirandole, jusqu’à Giordano Bruno, ce mythe devient l’objet d’intenses réflexions. Dans le reste de l’Europe, il intéresse aussi Érasme et Bacon [9] Il se diffuse ensuite largement au cours de toute la période moderne, sous l’une et/ou l’autre de ses deux faces, épiméthéenne (inachèvement de l’homme) et prométhéenne (accomplissement de l’homme).
C’est véritablement Pic de La Mirandole qui, à la fin du Quattrocento, donne à ce mythe un statut tout à fait spécial : celui de fondateur de la modernité. Ce mythe inspire en effet fortement le discours de Pic intitulé De hominis dignitate ( « Discours sur la dignité de l’homme ») qui constitue, dans la dernière partie du Quattrocento, la véritable proclamation de l’avènement d’un monde nouveau, celui de l’humanisme, un humanisme qui reste assurément chrétien, mais qui libère l’homme d’une soumission totale à Dieu. Le texte de Pic, exemplaire de la Renaissance, fait le départ entre deux états : tant que les hommes n’ont aucune prescience de leur état d’inachèvement, ils restent étroitement soumis à Dieu, mais dès qu’ils accèdent à une forme de conscience de cet état, ils tendent à gagner en libre arbitre.
On retrouve chez Pic l’idée d’un homme inachevé qui doit d’abord, avant de se confier aveuglément à Dieu, se finir lui-même [10] Il n’y a là aucun acte de défiance envers Dieu – cela viendra plus tard –, mais il y a assurément le projet d’une nouvelle alliance entre les hommes et Dieu. Avant ce pas, il n’y avait pas vraiment de solution pour rester chrétien tout en affirmant la responsabilité propre de l’homme dans son accomplissement. Or, Pic trouve l’issue en énonçant que c’est précisément là ce que Dieu voulait. Selon Pic, en effet, vouloir s’accomplir soi-même participe exactement du dessein divin à propos de l’homme. L’homme doit devenir l’artisan de sa destinée.
Pour Pic, l’homme est un microcosme, composé d’éléments empruntés aux trois ordres de réalité. Ces trois ordres de réalité sont le monde intellectuel – celui de Dieu et des anges –, le monde céleste – celui des corps célestes – et enfin le monde élémentaire ou sublunaire – celui des êtres terrestres [11] Dans la substance humaine, ces éléments sont le corps, l’âme et l’esprit, ce dernier ayant une fonction de synthèse unifiante entre les deux premiers. L’homme, incomplet, se trouve dans l’attente de réaliser sa propre essence. Du fait de sa non-finition, il occupe donc une position exceptionnelle parmi toutes les créatures : il est libre puisque son essence ne lui est pas conférée par la providence divine ou par la force obscure de la nature. L’homme est donc l’artisan de son propre destin. Il n’est plus soumis à un supradéterminisme aveugle. Bien au contraire, si Dieu a fait l’homme incomplet, c’est pour qu’il puisse faire jouer son libre arbitre et sa raison.
Cette idée de Pic aura une grande fortune à l’époque de la Renaissance et bien au-delà puisqu’elle constituera l’acte de fondation d’un nouveau monde en train de se libérer de la tutelle absolue de Dieu. Ce que je tiens comme une véritable prescience de l’idée néoténique est parfaitement audible dans ce célèbre fragment d’un texte de Pic, rédigé en 1486, l’Heptaplus, repris dans l’Oratio de hominis dignitate :
L’Architecte Suprême a choisi l’homme, créature d’une nature imprécise, et, le plaçant au centre du monde, s’adressa à lui en ces termes : « Nous ne t’avons donné ni place précise, ni forme qui te soit propre, ni fonction particulière, Adam, afin que, selon tes envies et ton discernement, tu puisses prendre et posséder la place, la forme et les fonctions que tu désireras. La nature de toutes les autres choses est limitée et contenue à l’intérieur des lois que nous leur avons prescrites. Toi, que nulle limite ne contraint, conformément à la libre volonté que nous avons placée dans tes mains, décideras des propres limites de ta nature. Nous t’avons placé au centre du monde pour que, de là, tu puisses plus facilement en observer les choses. Nous ne t’avons créé ni de ciel, ni de terre ; ni immortel, ni mortel, pour que, par ton libre arbitre, comme si tu étais le créateur de ton propre moule, tu puisses choisir de te façonner dans la forme que tu préféreras [12].
Comme l’a écrit Ernst Cassirer, dans une étude sur Pic de La Mirandole [13], seul un âge inspiré et profondément imprégné d’un nouvel idéal de l’homme pouvait faire jaillir de tels accents. Or ces inflexions se fondent clairement sur l’idée, prénéoténique, de la « nature imprécise de l’homme » qui reprend très explicitement l’idée platonicienne d’un homme créé sans « facultés » ni « équipement ». La grande nouveauté, c’est évidemment que la non-finition de l’homme ne résulte plus d’un des nombreux épisodes de la lutte des Titans et des Olympiens, mais est portée au compte de l’« Architecte Suprême ». Cette greffe platonicienne dans le monothéisme, opérée par Pic, entraîne rien moins qu’une révolution : le libre arbitre se trouve désormais installé dans le christianisme.
Cette grande idée allait être appelée à se décliner de multiples manières tout au long de l’époque moderne. C’est ainsi que, depuis la Renaissance, on trouve, derrière les grands récits d’émancipation (de l’individu, de la société) une claire référence à cette idée néoténique avant la lettre comme si cela constituait le puissant récit souterrain sous rendant les mythes constitutifs de l’Occident moderne, de l’humanisme de la Renaissance aux récits d’« éclairement » des Lumières et d’émancipation du romantisme.
Du côté de ce qu’on a parfois appelé « la philosophie de la Renaissance française », on a pu montrer, en suivant un fil généalogique allant du théologien Raymond Sebond jus qu’à Descartes et passant par Bovelles, Montaigne et Charron, ce que ces penseurs devaient à l’idée prométhéenne d’accomplissement de l’homme venue de la Renaissance italienne par Pic de La Mirandole et par son contemporain, le néoplatonicien Marsile Ficin [14].
Pour rester dans la lignée spirituelle de Pic, on pourrait évoquer le mot célèbre d’Érasme dans son Traité de l’éducation des enfants de 1529 : « L’homme ne naît pas homme, il se fabrique tel. » Là encore, ce mot à forte prescience néoténique aura une efficacité décisive puisqu’on le retrouvera, porté à de nouvelles conséquences, dans la philosophie kantienne de l’éducation. C’est précisément parce que l’homme naît inachevé que se pose la question de son éducation, et que s’offre l’insigne possibilité de l’avènement d’un sujet critique, celui de l’Aufklarung [15] : « Un animal, écrit ainsi Kant, est par son instinct même tout ce qu’il peut être ; une raison étrangère a pris d’avance pour lui tous les soins indispensables. Mais l’homme a besoin de sa propre raison. Il n’a pas d’instinct et il faut qu’il se fasse à lui-même son plan de conduite. Mais, comme il n’en est pas immédiatement capable, et qu’il arrive dans le monde à l’état sauvage, il a besoin du secours des autres. L’espèce humaine est obligée de tirer peu à peu d’elle-même par ses propres efforts toutes les qualités naturelles qui appartiennent à l’humanité. Une génération fait l’éducation de l’autre. » [16]
On peut trouver cette idée développée dans d’autres textes de Kant, par exemple dans Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique [1784] [17] Kant explique, dans la « troisième proposition », que « la nature semble s’être complu [à l’égard de l’homme] dans sa plus grande économie et elle a mesuré au plus juste, avec beau coup de parcimonie, sa dotation animale ». De sorte que « [l’homme] doit tout tirer de lui-même. L’invention des moyens de se nourrir, de s’abriter, d’assurer sa sécurité et sa défense (pour lesquelles la nature ne lui a donné ni les cornes du taureau, ni les griffes du lion, ni les crocs du chien, mais seulement des mains), tous les divertissements qui peuvent rendre la vie agréable, même son intelligence et sa prudence et même la bonté de la volonté, tout cela devait entièrement être son propre ouvrage ».
C’est une véritable théorie de la néoténie avant la lettre qui s’énonce chez Kant. Son trait principal est en effet parfaitement repéré : il touche à la différence de l’animal et de l’homme. L’animal est d’emblée « tout ce qu’il peut être », c’est-à-dire qu’il est achevé, tandis que l’homme « n’a pas d’instinct ». Il arrive au monde inachevé, manquant de ce dont tous les animaux sont porteurs. Il faut donc suppléer à ce défaut de nature en puisant, par l’éducation, dans la culture humaine accumulée par les générations précédentes pour donner à l’homme ce qui devrait lui permettre de s’accomplir. Kant va même jusqu’à voir dans ce manque d’équipement une véritable ruse de la nature poussant sans cesse l’homme à se dépasser pour chercher un état lui permettant de pouvoir développer toutes les dispositions potentielles de l’humanité [18].
Cette conception, qui articule l’existence de la raison au manque de première nature chez l’homme, est congruente avec le fait que, chez Kant, comme on le sait, Dieu n’est pas prouvé par les arguments ontologiques. Certes Kant consent à reconnaître en Dieu une causalité antérieure à l’homme, mais cette antériorité n’est toutefois rien sans la nécessité morale d’une activité critique. L’ancienne métaphysique dogmatique est ainsi récusée au profit d’une nouvelle reposant sur une activité en devenir, une finalité jamais totalement accomplie, se développant dans la contradiction et le conflit. C’est pour Kant la seule voie pour que la raison, apanage de l’Homme, soit à la hauteur de la causalité garantie par Dieu. La raison a en effet pour seule loi de se quitter dès l’instant qu’elle croit se saisir : « . Dans ce qu’on appelle l’âme, tout est dans un perpétuel écoulement, excepté peut-être, si l’on y tient absolument, le Ich qui n’est si simple que parce que cette représentation est vide de contenu » [19] Si ce Ich – ce « je » – est finale ment sans contenu, c’est fondamentalement parce que l’homme « n’a pas d’instinct », autrement dit parce qu’il est un néotène, à qui ne peut rien échoir d’autre que la contrainte de cette activité en procès appelée l’imagination transcendantale. Au fond du sujet critique kantien, c’est-à dire au fond de l’idéal des Lumières, on retrouve donc une idée prénéoténique, de forme épiméthéo-prométhéenne [20], qui soutient tout l’édifice.
C’est exactement cette idée qu’on retrouve chez Fichte lorsqu’il déclare, dans une formule lapidaire et décisive, que « chaque animal est ce qu’il est ; l’homme, seul, originairement, n’est absolument rien » [21].Mais chez Fichte, c’est justement parce que l’homme, originairement, n’est rien que le Ich ne peut être vide, car il doit tout soutenir. Pour Fichte en effet, le fondement de toute expérience est l’activité pure et spontanée du Ich, qui peut se saisir en sa vérité par la conscience, grâce à ses intuitions intellectuelles. Le Ich doit s’appréhender dans son autoaffirmation en allant inéluctablement à la rencontre du non-Ich et de l’altérité – on comprend pourquoi Fichte a souvent été considéré comme le père de l’existentialisme. La conscience est alors pensable comme cette rencontre dynamique du Ich avec le non-Ich dans laquelle le Ich et le monde se définissent et se réalisent réciproquement. C’est beaucoup moins à un idéalisme absolu que l’on a affaire, qu’à une dialectique reliant l’idéalisme et le réalisme, où le Ich est défini comme unité de la conscience et du réel.
Il se trouve qu’en 1799, soit immédiatement après l’ex pression de l’idée prénéoténique selon laquelle l’homme, originairement, n’est rien et l’affirmation de la prééminence du Ich, Fichte est accusé d’athéisme. L’accusation est assez grave pour que Fichte soit chassé d’Iéna et obligé de se réfugier à Berlin et, de là, à Erlangen. Si Fichte est accusé d’athéisme, c’est pour avoir nié l’existence d’un Dieu extérieur à la conscience, comparable à une véritable chose en soi. Or, pour Fichte, Dieu n’est pas une chose, il retournera donc contre ses adversaires l’accusation d’athéisme, leur reprochant de célébrer, à la place de l’idéal, une idole et de fonder la conscience dans une chose. Cette accusation est donc un aveu de faiblesse de la part des gardiens du temple : tout se passe comme si la mise en place d’une figure puissante du Ich impliquait le déclin de l’ontothéologie classique. En ce sens, Fichte constitue un jalon important entre la philosophie classique (où l’homme cherchait son salut dans la connaissance de Dieu) et celle de l’époque moderne (où il trouve ce salut par la connaissance et la réalisation de soi dans le monde).
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