Éléments d’écologie politique — Pour une refondation
Sommaire :
- I – Survol ethno-historique — ci-dessous...
- II – Nature humaine et humaines natures
- III – Histoire et contre-histoire de l’idée de Nature
- IV – Sources sociales-historiques de l’écologie politique
- V – Politiques de la nature et totalitarisme (première partie)
- VI – Vers une philosophie de la nature ? (première partie)
- Éléments de conclusion
(.../...)
3 – L’agriculture historique
J’aborde une époque plus familière, caractérisée par la généralisation de l’écriture, de l’urbanisation et de l’extraction de minerais – des États, aussi. J’englobe donc abusivement toute la période qui qui suit, à la louche, jusqu’à l’an mille de notre ère, c’est-à-dire jusqu’à la naissance de l’Occident. Le saut est énorme – bien moindre néanmoins que ceux que l’on vient de voir – mais je trace à grands traits et je pense que ce découpage a du sens du point de vue que j’adopte ici.
Créations de paysages agroécologiques
C’est l’époque de l’agriculture « typique » telle qu’on se la représente, sédentaire, spécialisée, avec des terrains en couronne autour de villages et de villes, regroupés ou non en tribus, en cités-États, en royaumes, en empires. Il y a presque une infinité de variations de systèmes agraires, avec des associations et des articulations presque infinies entre élevage, culture, arboriculture, chasse, pêche et cueillette, chacun trouvant un moyen de fertilisation original – la jachère, par exemple, ou l’auto-fertilisation de la rizière à l’origine de la précoce croissance démographique asiatique pour Fernand Braudel, ou les cultures étagées décrites par Pline l’Ancien ou encore, plus connu, les dépôts de limon des crues du Nil, etc. C’est aussi, à partir des grandes concentrations démographiques, l’époque des empires hydro-agricoles dont nous reparlerons, le « mode de production asiatique » de Karl August Wittfogel, avec une agriculture structurée autour d’un bassin versant et des systèmes d’irrigation/fertilisation très élaborés nécessitant un pouvoir centralisé : c’est, classiquement, l’Empire pharaonique tout le long du Nil, mais aussi dans la vallée de l’Indus, entre le Tigre et l’Euphrate, l’Empire inca, d’Angkor ou des Han, etc.
Nous sommes là en continuité avec les phénomènes décrits précédemment : d’abord la poursuite des domestications animales et végétales, mais aussi, de manière plus marquée, la création de zones absolument inédites écologiquement parlant, aux fonctions écologiques nouvelles : prés, champs, bassins et lacs, terrasses, digues, landes, enclos, ports, jachères, rizières, taillis, estives, étangs, carrières, canaux, etc., et, bien sûr, milieux urbains concentrés ou parsemés. Les sociétés humaines font s’épanouir un oxymore : une nature artificielle étendue à des écosystèmes entiers englobant montagnes et vallées, estuaires, plaines, rivières, littoraux, plateaux, berges, etc. L’être humain se met à créer non seulement des espèces et des milieux, mais des paysages d’une richesse et d’une diversité presque infinies, régulées selon des normes particulièrement subtiles et presque immanquablement religieuses : exemples entre mille, le caractère quasi sacré des troupeaux chez les Nuer d’Edward Evans-Pritchard, ou des vaches dans l’hindouisme, les forêts ou lieux sacrés au Japon ou en Afrique, etc. Toutes les images que vous avez en tête des différents milieux terrestres de notre planète, tous plus ou moins paradisiaques et que vous ne voudriez voir disparaître pour rien au monde, sont, largement, le résultat de l’activité humaine. Tout cela est sous-tendu par une recherche de maîtrise du renouvellement de la fertilité – véritable quadrature du cercle de l’humanité sédentaire post-néolithique – et des facteurs abiotiques, principalement l’eau, d’où canaux d’irrigation, aqueducs, sources, bassins de rétention, drains, systèmes de régulation, puits, rigoles, baissières, anticipation des crues et de la pluviométrie, etc. Il s’agit là de la gestion à plus ou moins grande échelle des ressources naturelles les plus vitales, des inputs de l’écosystème approfondissant l’interpénétration entre les sociétés et leur environnement et la recherche de maîtrise des unes sur les autres : les sociétés humaines se font nature, en quelque sorte, et redoublent de puissance réelle et fantasmatique. Je ne peux pas aborder ici la question, fondamentale, de l’interdépendance de tous ces systèmes agroécologiques avec l’organisation sociale et mythologique, ni du déterminisme qui relierait les uns aux autres – l’émergence de l’État impérial « despotique » ou au contraire des démocraties antiques, des huertas de Casamance à la Grèce antique des petits producteurs : notons seulement qu’à la diversité agroécologique créée correspond la diversité culturelle, et réciproquement – pays, paysages, paysans comme disent les agronomes, la disparition des uns entraînant celle des autres.
Et, corollairement, les effondrements civilisationnels, qui semblent tous plus ou moins impliquer des facteurs écologiques, sont fréquents : les cas de l’île de Pâques ou des Mayas sont connus et discutés, moins ceux des Vikings au Groenland ou le rôle des épidémies et du climat à propos de l’Empire romain. Il y aurait aussi cette « tempête parfaite » (perfect storm) de la fin de l’âge du bronze, parfaitement décrite par Eric H. Cline et dont la ressemblance avec notre situation est troublante… Il y a là beaucoup de choses à dire, que nous aborderons plus tard.
Dévastations écologiques
Car, bien entendu, cette période « classique » est aussi celle des destructions écologiques. Il existe un biais du fait que nous en avons parfois des traces écrites et pas seulement des indices archéologiques, mais nous avons devant nous un tableau « plein de bruit et de fureur » : rien des dévastations des époques précédentes n’y manque, et tout semble plutôt s’accélérer. Depuis au moins Henry Fairfield Osborn en 1949, tous les écologistes sérieux y font référence, Jean Dorst comme Jean-Paul Deléage.
La déforestation semble arriver à son paroxysme. Ce sont ainsi toutes les forêts du bassin méditerranéen qui sont ravagées par tous les peuples qui s’y sont succédé : Sumériens, Babyloniens, Égyptiens, Perses, Phéniciens, Grecs, Romains, Byzantins puis Arabes déboisent systématiquement, d’est en ouest, dénudant les sols, entraînant ravinements et érosions, réduisant les nappes phréatiques, accélérant le dessèchement ; les récits antiques sont saisissants. La garrigue et le maquis, milieux si subtils aujourd’hui, en sont une des cicatrices. Ces phénomènes se répètent au fil des siècles, provoqués tantôt par la conquête musulmane du Maghreb, ou les essors démographiques chinois jusqu’au XVIe siècle et européen entre les XIe et XIVe siècles.
Ces défrichements ruinent évidemment la fertilité des terres, voire les polluent par les émanations et résidus des industries métallurgiques en plein essor, occasionnant pénuries, disettes, famines, guerres, épidémies, migrations, effondrements ou basculements géopolitiques lorsqu’une région entière devient stérile, à l’instar de la fin de ce « carrefour du monde », comme l’appelait A. J. Toynbee, qu’avait été le bassin mésopotamien jusqu’au Xe siècle, ou le déclin du Nord de la Chine de la dynastie Tang au profit du Sud de celle des Song vers la même époque.
C’est aussi la généralisation des épidémies de peste, de variole, de syphilis, etc. Et, bien sûr, la poursuite à des échelles encore inconnues des migrations, colonisations, guerres, massacres de masse, exterminations, ethnocides, génocides. Permettez-moi de m’arrêter un instant sur ces derniers que l’on croirait, à en croire la rumeur publique, récemment inventés et dont le paradigme serait le génocide des juifs mené par les nazis. Il ne s’agit pas de diminuer la singularité de ce dernier, mais celle-ci résiderait plutôt dans son contexte, son mode opératoire (brièvement : la rationalisation scientifique et technique de l’horreur au cœur de l’Europe civilisée) et ses conséquences anthropologiques que dans son ampleur, dérisoire au regard de l’histoire. Il semblerait que le plus grand génocide de l’humanité soit celui, méconnu, perpétré aux portes indiennes de la région afghano-pakistanaise, lors de la conquête musulmane des XIe-XIIe siècles, où il se serait agi (mais tous les massacreurs ne consignent pas leur comptabilité macabre) de dizaines, voire de près d’une centaine de millions de morts – pour une population mondiale qui plafonnait à l’époque autour de 400 millions d’âmes… Les proportions pourraient être les mêmes pour la conquête de la Chine par les Mongols, deux siècles plus tard… Rien à envier, donc, de ce point de vue-là, aux atrocités du XXe siècle, et en premier lieu du maoïsme avec ses 60 millions de morts, deux fois plus que le stalinisme…
L’histoire, tout autant que la proto- ou la préhistoire, présente donc également cette déroutante tête de Janus écologique.
4 – La modernité occidentale
J’aborde enfin nos contrées plus habituelles, géographiques et temporelles : je serai donc plus rapide, d’autant que c’est cet Occident qui va essentiellement nous retenir pendant la plupart des prochaines séances. Et ce non par ethnocentrisme mais parce qu’il y a là la naissance d’une civilisation bien plus différente de toutes celles qui l’ont précédée que celles-ci différaient entre elles, y compris d’un point de vue écologique.
L’Occident et ses ravages
Au sortir du Moyen Âge, il y a cette révolution des XIe-XIIIe siècles qui est aussi largement agricole, symbolisée par la généralisation de la charrue, et plus tard le remplacement de la jachère par des cultures fourragères – redécouverte d’un vieux principe délaissé –, qui va en amener d’autres, jusqu’à la mécanisation, la motorisation et l’agrochimie des temps modernes. Progressivement l’interaction des sociétés occidentales avec l’environnement ne passera plus principalement par l’agriculture proprement dite mais par un système industriel-technique-scientifique sans précédent dans l’histoire.
L’impact sur la biosphère est monumental, vous le savez aussi bien que moi, et tous les phénomènes des millénaires précédents sont en quelque sorte décuplés, amplifiés, condensés en quelques siècles, voire décennies. Tous les milieux qui jusqu’ici avaient pu échapper à l’influence humaine en subissent la marque volontaire ou involontaire : on racle le fond des océans, on draine les glaciers, on épuise les hydrocarbures fossiles, on multiplie les déserts, on modifie l’atmosphère, on bricole les génomes, de nouvelles toxicités sont inventées et diffusées sur des échelles de temps et d’espace inhumaines (radioactivités), une sixième grande extinction des espèces animales et végétales démarre, etc. La condamnation de l’Occident par le procureur écologiste ne semble plus à faire, au risque de verser dans un anti-occidentalisme aussi passionné qu’aberrant mais qui anime un nombre croissant d’écolos se réclamant des « thèses » (dé) coloniales aujourd’hui envahissantes.
L’Occident et ses nuances
Au vu de tout ce qui a précédé, et dont j’ai donné un bref aperçu, il me semble qu’il convient d’introduire des nuances de taille dans ce constat si partagé.
Il importe avant tout de ramener les choses à leur juste proportion. D’abord sous l’angle démographique : la population occidentale, puis mondiale, explose littéralement. Il faut avoir en tête sa courbe d’expansion sur 2 000 ans, en forme de « L » inversé : moins de 200 millions d’humains au début de l’ère chrétienne, à peine le double pendant le haut Moyen Âge. Puis un premier milliard vers 1800, le deuxième en 1930, le troisième vers 1960, et ainsi de suite. Entre ma naissance et aujourd’hui, le nombre de terriens a doublé, pour avoisiner les 8 milliards. N’importe quelle civilisation ou société – ou même population animale – avec un tel taux d’accroissement ne peut que démultiplier sa charge environnementale, et c’est ce que l’on vient de voir au fil des siècles. Et la chose est encore accentuée par la préoccupation égalitaire qui nous fait nous révulser devant un enfant affamé alors que le spectacle était banal, voire provoqué, pendant des millénaires. Non seulement l’Occidental consomme comme un roi ou un empereur, mais il voudrait que tout le monde puisse en faire autant… Sur ces seules bases, le bilan écologique de l’Occident, ou plutôt de l’occidentalisation du monde, ne peut être que dramatique – mais la limitation des naissances ou de la consommation sont des sujets encore tabous pour beaucoup et particulièrement hors Occident, précisément…
Il faudrait évidemment aussi invoquer les mécanismes capitalistes auxquels beaucoup voudraient réduire les « problèmes écologiques ». Nous en reparlerons ultérieurement, mais ils sont moins le fruit de l’obsession immémoriale pour le profit et l’accumulation, constants dans toutes les grandes sociétés – auri sacra fames –, que de leur rationalisation accompagnée du développement technique et de la démarche scientifique. Or c’est cette démarche, qui a démesurément enrichi nos connaissances tous azimuts, inventant ce qu’on appelle aujourd’hui l’écologie. Il est toujours très étonnant de voir des écologistes militants condamner sans discernement cet Occident, cette Modernité ou ces Lumières dont ils sont le pur produit et dont ils savent si bien mobiliser les ressources culturelles puisque l’écologie politique, rencontre d’une science et d’une politique, est occidentale à ce double titre… De ce fait la civilisation occidentale, dont les caractéristiques les plus délétères s’étendent à la totalité de la planète, est loin de faire partie des civilisations ignorantes des catastrophes écologiques qui les guettent ; nous en sommes la preuve vivante, mais pensez également à cette Europe qui frôla l’effondrement au XIVe siècle (guerre de Cent Ans et peste noire), ou aux États-Unis des années 1930 avec le Dust Bowl ravageant un pays en pleine crise économique, et, plus proches de nous, aux mesures contre les pluies acides ou la destruction de la couche d’ozone, etc. Réactions certes démesurées depuis un demi-siècle au regard des ravages en cours, mais témoins néanmoins irréfutables de l’existence d’une capacité de réflexivité et, déjà plus discutable, d’auto-transformation qui devrait empêcher tout jugement étroit ou condamnation sans appel. Je ne prêche pas l’optimisme – je n’aurai pas à le répéter – mais l’Occident n’est pas, ou n’a pas toujours été, ce géant myope qui titube aujourd’hui. Et ce au-delà même d’un utilitarisme purement gestionnaire : on discute de changement climatique depuis des siècles, et c’est en pleine révolution industrielle que les premières mesures « écologiques » furent prises pour des raisons esthétiques – pensez au célèbre parc de Yellowstone aux États-Unis, fondé en 1872, au Drachenfels près de Bonn, zone naturelle protégée instaurée dès 1836, ou à la forêt de Barbizon préservée par Napoléon III sous la pression de l’École des peintres du même nom. Tout cela n’a fait que se multiplier depuis, nous aurons largement l’occasion d’en reparler.
J’évoque enfin, pour clore cette partie comme je l’ai commencé, l’explosion méconnue mais exceptionnelle des variétés animales et végétales domestiques à partir du XVIe siècle, rappelée par Claude et Lydia Bourguignon, pour en rester à ce critère discutable de biodiversité : l’écrasante majorité des milliers de variétés de pommes, de céréales, de bétail, de vignes ou de céréales que vous connaissez en provient, prolongement de cette fabuleuse création de biodiversité qui a débuté avant même le néolithique. Que cela se fasse aujourd’hui par l’entremise des OGM au détriment, depuis quelques décennies, des innombrables variétés « traditionnelles » tout autour du monde fait comprendre la folie scientifico-techno-bureaucratique dans laquelle nous sommes entrés.
Remarques en conclusion
J’arrête ici ce survol planétaire des millénaires passés. Que peut-on en tirer ?
D’abord, bien sûr, que les deux mythes que j’évoquais en introduction ne correspondent à rien, ou alors s’annulent mutuellement : il n’y a ni « bons sauvages » peuplant le passé ou des ailleurs idylliques, ni humanité intrinsèquement « mauvaise ». Les relations des sociétés humaines avec la biosphère sont changeantes, précaires et multifactorielles, d’une complexité affolante, comprenant aussi bien ravages et dévastations qu’intimités miraculeuses, coadaptations, coévolutions et enrichissement continu d’espèces, de milieux, d’écosystèmes, de paysages.
Deuxième point, central, qui découle de ce qui précède : nous ne vivons pas sur une planète abritant une nature originelle, native, spontanée, qu’il faudrait préserver d’une néfaste influence humaine, il y a un entrelacs indémêlable et immémorial de relations entre les sociétés et les écosystèmes, chacun modelant l’autre selon des modalités insondables. La scène est toujours la même : le touriste, où qu’il soit, s’émerveille de la beauté de la « nature » si « vierge » et si « sauvage » qu’il a sous les yeux, avant qu’un indigène ne lui explique comment le travail de ses ancêtres paysans depuis des millénaires a transformé le paysage, sans d’ailleurs que lui-même se doute de l’ampleur et de la profondeur du processus à l’échelle du globe. Réalité difficile à intégrer moins par l’aspect lacunaire de nos connaissances que par nos a priori idéologiques, et pourtant réalité incontournable, pour qui veut penser une véritable écologie politique, et que nous travaillerons à chaque séance : impossible de séparer clairement l’univers humain de l’univers biologique mais tout aussi impossible de rabattre l’un sur l’autre, de nier leur dualité comme de prétendre à l’inexistence foncière de l’un ou de l’autre. Physis – la nature – et nomos – l’institution humaine –, tels ces astres binaires en rotation l’un autour de l’autre, semblent tantôt distincts, tantôt confondus, tantôt indépendants et tantôt coproduits.
Peut-être est-il possible de proposer dès maintenant un modèle, ou plutôt une métaphore de cette relation, celle du vivant et du minéral. La différence évidente pour le sens commun entre une montagne et une souris (et bêtise de l’expression, comme le relève Hubert Reeves, qui ne verrait rien de miraculeux à ce que la première accouche de la seconde) masque l’interpénétration des deux « règnes ». Il n’existe pas, vous le savez, de « matière organique », mais des agencements très particuliers d’éléments chimiques universels qui donnent à l’ensemble les caractéristiques propres aux processus vitaux – auto-organisation, auto-conservation, auto-reproduction. La naissance de ce processus ne repose que sur une articulation moléculaire dont l’origine, inconnue mais très concevable, semble requérir la présence de situations géologiques et de minéraux précis – l’argile, matière mythique, appartient d’ailleurs à cet entre-deux. L’apparition des premières formes de vie massives sur la Terre primitive – les célèbres stromatolites, des bio-sédiments – l’a rapidement métamorphosée par le dégagement massif d’oxygène, changeant la composition des océans, puis de l’atmosphère, créant la couche d’ozone, rendant possible la respiration et la « sortie des eaux » et décuplant la diversité minérale (oxydes de fer, de soufre…). Minéraux intégrés en retour dans les organismes eux-mêmes – exosquelettes, carapaces, os, cornes, griffes, dents… – circulant et se transformant sans cesse dans les grands cycles biophysiques – carbone, azote, phosphore… –, intégrés dans les roches d’origine biotique – sédiments, calcaires, pétroles… –, vie géologique que l’on ne saurait aucunement confondre avec le vivant biologique mais impossible à penser séparément. Autrement dit, la montagne n’est pas la souris, mais l’un comme l’autre sont impensables pris isolément. Cette question nous occupera toutes les séances, mais il me semble que nous avons déjà là une imbrication qui peut nous dire quelque chose de la relation que nous tissons avec l’élément naturel.
Une remarque corollaire : il est beaucoup fait mention, depuis quelque temps, du terme d’Anthropocène, c’est-à-dire de l’entrée dans une nouvelle ère géologique marquée par l’impact planétaire des actions humaines, qui débuterait il y a seulement quelques siècles. Je laisse à d’autres le soin de décider de la pertinence du concept et de la datation mais il me semble que d’un point de vue écologique, la chose est claire et je crois l’avoir rappelé : l’influence humaine à grande échelle commence il y a plusieurs dizaines de milliers d’années. On peut lister tous les problèmes environnementaux actuels : surexploitation, pollution, destruction, démographie, énergie, etc., il n’y en a finalement aucun de nouveau depuis des millénaires. Bien sûr, nous changeons d’échelle de temps ou d’espace, de degré de toxicité ou d’ampleur des épuisements, mais s’il existe une rupture, écologiquement parlant, qui sépare une forêt décimée d’une plaine salinisée et stérilisée par l’irrigation, et celle-ci d’un site d’enfouissement de déchets nucléaires, elle ne peut pas nous servir à délimiter la frontière entre une planète « naturelle » et une planète « anthropisée » – je pense que tout ce qui précède le montre. Au fond, cet aveuglement est pleinement idéologique et, en un sens, psychologique : il sous-tend l’existence d’une humanité antérieure « innocente », d’avant la faute originelle, que l’on pourrait ou devrait essayer de retrouver en nous débarrassant simplement qui « du capitalisme », qui de la techno-science, qui de l’Occident, etc. Je crois avoir donné ici quelques éléments de réflexion à cet égard, et nous en verrons d’autres.
Précisément, et dernier point que je voudrais souligner : non seulement cette humanité passée n’est en rien innocente, mais aucune culture humaine présente ou surtout future ne peut se réclamer porteuse d’une quelconque « solution » définitive au problème des relations entre une collectivité humaine et son environnement « naturel ». Aussi loin que nous puissions remonter, nous contemplons des sociétés qui ont pu, à un moment précis de leur histoire, élaborer des pensées, des savoirs et des pratiques en adéquation étroite avec une réalité biophysique, tantôt après et/ou tantôt avant destruction, dévastation et effondrement. Cela ouvre une réflexion abyssale, fuie comme la peste mais qui ne nous quittera plus à partir de maintenant : il n’existe aucune solution universelle à l’écologie humaine, à la fameuse « place de l’Homme dans la nature » ; essentiellement, cette question ne peut recevoir que des réponses circonstanciées, relatives, passagères, à chaque fois particulières, singulières, non transposables. Une banalité, en réalité, déjà formulée par Héraclite : le monde humain, le monde naturel et leurs interactions sont en perpétuel mouvement, indécelable ou fracassant, en même temps que structurés par des ordonnancements qui semblent immuables. Il y a une histoire authentique, une multitude d’histoires mêmes, à la fois humaines et biosphériques, donc des crises, transformations, stases ou basculements, dans lesquelles s’entrecroisent croissances démographiques et changements climatiques, migrations massives et innovations agricoles, plafonds de ressources « naturelles » et évolutions des mœurs, évolution des écosystèmes et colonisations… Nous voici projetés à la fois dans le monde proprement humain, autonome, avec ses particularités, et dans l’univers auto-constitué de la biosphère, le premier appartenant en plein, qu’il le veuille ou non, au second, et ce dernier n’étant plus le même depuis que le premier a surgi…
Tout cela soulève une foule d’interrogations, dont une nous retiendra la prochaine fois : quelle est la singularité de cet animal si bizarre, ce primate Homo sapiens que nous sommes, capable d’établir des relations aussi antagoniques, contradictoires, complémentaires et si nouvelles avec la vie organique dont il fait pourtant incontestablement partie et au sein de laquelle il demeure incapable de trouver sa place une bonne fois pour toutes ? Nous tenterons alors de cerner la « nature » de cet humain si « contre-nature », que nous aborderons avec les ressources de la biologie, de l’anthropologie et de la psychanalyse. Cela devrait nous permettre, par la suite, d’explorer la manière dont notre espèce s’est représentée, au fil des millénaires et jusqu’à aujourd’hui, cette « nature », qui recouvre autant le phénomène de la vie que l’ensemble de la biosphère terrestre ou même l’univers entier.
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Chapitre suivant : II – Nature humaine et humaines natures
Éléments bibliographiques
La bibliographie ci-dessous a été réduite au minimum : il y manque d’un côté tous les « classiques » de l’écologie politique et des disciplines abordées, largement connus, ainsi que, de l’autre, les ouvrages aux thématiques apparemment trop éloignées, sans même parler de tous ceux dont l’apport, loin d’être nul, n’a pas été significatif. N’ont donc été retenus que les titres ayant expressément servi à l’élaboration des séances à divers degrés, et regroupés grosso modo selon leur ordre, même si beaucoup sont transversaux.
En gras les livres dont la lecture est vivement recommandée.
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Bahuchet Serge, Les Jardiniers de la nature, Odile Jacob, Paris, 2017
Bourguignon Claude et Lydie, Le Sol, la terre et les champs, Sang de la Terre, 2015
Braudel Fernand, Grammaire des civilisations, Flammarion, 1993
Broswimmer Franz J., Une brève histoire de l’extinction en masse des espèces, Agone, coll. « éléments », 2010
Deléage Jean-Paul, Une Histoire de l’écologie. Une science de l’homme et de la nature, La Découverte, coll. « Histoire des sciences », 1991
Diamond Jared, Effondrement. Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, Gallimard, 2009
Keeley Lawrence H., Les Guerres préhistoriques, Du Rocher, 2002
Maquet Jacques Jérôme, Afrique. Les civilisations noires, Horizons de France, 1962
Mazoyer Marcel et Roudart Laurence, Histoire des agricultures du monde. Du néolithique à la crise contemporaine, Seuil, 1997
Osborn Fairfield, La Planète au pillage, Payot, 1949
Quenet Grégory, Qu’est-ce que l’histoire environnementale ?, Champ Vallon, 2014
Rostain Stephein, Amazonie, un jardin naturel ou une forêt domestiquée. Essai d’écologie historique, Actes Sud/Errance, coll. « Thesaurus », 2016
Ruddiman William F, La Charrue, la peste et le climat, Randall, 2009
Scott James C., Homo domesticus. Une histoire profonde des premiers États, La Découverte, 2019
Testot Laurent, Cataclysmes. Une histoire environnementale de l’humanité, Payot & Rivages, coll. « Histoire Payot », 2017