L’isolement croissant des élites signifie entre autres choses que les idéologies politiques perdent tout contact avec les préoccupations du citoyen ordinaire. Le débat politique se restreignant la plupart du temps aux « classes qui détiennent la parole » [1], comme on a eu raison de les décrire, devient de plus en plus nombriliste et figé dans la langue de bois. Les idées circulent et recirculent sous forme de scies et de réflexes conditionnés. La vieille querelle droite- gauche a épuisé sa capacité à clarifier les problèmes et à fournir une carte fiable de la réalité. Dans certains secteurs, l’idée même de la réalité est mise en cause, peut-être parce que les classes qui détiennent la parole habitent un monde artificiel dans lequel des simulations de la réalité remplacent la réalité proprement dite.
En tout cas, les idéologies, de droite comme de gauche, sont à présent tellement rigidifiées que les idées nouvelles ne font que peu d’impression sur leurs partisans. Une fois qu’ils se sont hermétiquement fermés aux arguments et aux événements qui pourraient remettre en question leurs convictions, les fidèles n’essaient plus de provoquer leurs adversaires dans un débat. Pour l’essentiel, ils ne lisent que des ouvrages écrits d’un point de vue identique au leur. Au lieu d’affronter des arguments qui ne leur seraient pas familiers, ils se satisfont de les catégoriser en arguments orthodoxes ou hérétiques.
Des deux côtés, la dénonciation des déviations idéologiques absorbe une énergie qui pourrait mieux s’investir dans l’auto-critique, et cette disparition de la capacité à l’auto-critique constitue le signe le plus certain du caractère moribond d’une tradition intellectuelle.
Au lieu d’affronter les évolutions politiques et sociales qui tendent à remettre en cause les idoles conventionnelles, les idéologues de droite et de gauche préfèrent s’envoyer des accusations de socialisme et de fascisme — ceci en dépit de la réalité évidente que ni le socialisme ni le fascisme ne représentent le mouvement de l’avenir Leur vision du passé est tout aussi déformée que celle des chose à venir. Ils se sont appliqués à fermer leurs oreilles aux analyses sociales pénétrantes façonnées à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, lorsqu’il est devenu évident que la petite propriété disparaissait et que les gens commençaient à se demander si les vertus associées au statut de petit propriétaire pouvaient être sauvées, sous une autre forme, dans des conditions économiques qui semblaient rendre ce statut intenable. Avant la Guerre de Sécession, il y’avait généralement accord dans un large éventail de l’opinion politique pour dire que la démocratie n’avait pas d’avenir dans une nation de travailleur à gages. L’émergence d’une classe permanente de salariés après la guerre fut un développement profondément dérangeant, qui troubla les commentateurs de la vie politique américaine bien plus largement que nous ne nous en sommes rendus compte. Les mouvements agrariens qui connurent leur apogée dans le parti du peuple (ou parti populiste) n’étaient pas les seuls à tenter de sauver la petite production par le biais de coopératives d’achat et de vente. Des libéraux comme E. L. Godkin, rédacteur en chef influent de The Nation du New York Evening Post, soutinrent aussi les mouvements coopératifs jusqu’à ce qu’ils s’aperçoivent que ces mouvements avaient besoin pour réussir de réglementation par l’État du crédit et des banques. Dans les premières années du XXe siècle, en Europe, le syndicalisme révolutionnaire et le socialisme des guildes proposaient des solutions hardies et imaginatives (même si elles s’avéraient en définitive inapplicables) au problème du salariat, à un moment où la social-démocratie capitulait devant la « logique de l’histoire » — le mouvement réputé inexorable vers la centralisation et la réduction correspondante du citoyen à un consommateur.
Même aux États-Unis où ne s’est jamais développé un puissant mouvement syndicaliste-révolutionnaire, les questions que soulevaient les syndicalistes révolutionnaires engendrèrent néanmoins beaucoup de réflexions au cours de l’époque dite progressiste [1900- 1916]. Si la pensée progressiste était vivante et suggestive, c’est précisément parce que, pour une si large part, elle s’opposait aux orthodoxies politiques associées à l’idée de progrès. Un certain nombre de progressistes importants refusaient d’accepter que le prix à payer pour le progrès soit la division de la société entre une classe cultivée et une classe laborieuse. Et ils n’adhéraient pas non plus à l’assistanat d’État comme unique moyen de protéger les intérêts des travailleurs. Ils reconnaissaient la force de l’objection des conservateurs, pour lesquels les programmes d’assistance allaient promouvoir un « sentiment de dépendance », selon la formule d’Herbert Croly, mais ils rejetaient leur affirmation selon laquelle « le seul espoir du salarié est de devenir propriétaire ». Croly soutenait qu’une partie des responsabilités du « fonctionnement du mécanisme économique de la vie moderne » devrait être transféré à la classe ouvrière — ou plutôt, arraché par les ouvriers à leurs employeurs, puisque leur « indépendance... ne serait pas grand chose », si elle leur était « remise par l’État ou par les associations patronales ».
La sagesse conventionnelle, commune à la gauche aussi bien qu’à la droite, veut que nous vivions dans une société inter-dépendante, dans laquelle la vertu d’autonomie et de confiance en soi est devenue tout aussi anachronique que la production artisanale. La tradition populiste, telle que je la comprends du moins, s’en prenait à cette vision des choses. Le mot de passe populiste était indépendance et non pas inter-dépendance. Les populistes considéraient l’autonomie et la confiance en soi (qui bien sûr n’empêchent pas la coopération dans la vie civique et économique) comme l’essence de la démocratie, une vertu qui n’a jamais cessé d’être requise. Ce qu’ils reprochaient à la production de masse et à la centralisation politique était qu’elles affaiblissaient l’esprit d’autonomie et la confiance en soi, et dissuadaient les gens d’assumer la responsabilité de leurs actions. Ce qui suggère que ces critiques sont plus convaincantes que jamais, c’est le culte de la victime et sa prédominance dans les campagnes récentes en faveur des réformes sociales. Par contraste, la force du mouvement pour les droits civiques, que l’on peut comprendre comme appartenant à la tradition populiste, c’est justement qu’il s’est toujours refusé à revendiquer une position morale privilégiée pour les victimes de l’oppression. Martin Luther King était un libéral dans sa théologie de l’évangile social, mais c’était un populiste quand il soutenait que les Noirs devait assumer la responsabilité de leur vie et quand il faisait l’éloge des vertus petites-bourgeoises : travailler dur, rester sobre, chercher son progrès intérieur. Si le mouvement pour les droits civiques a été un triomphe pour la démocratie, c’est parce que sous la direction de King un peuple rabaissé s’est métamorphosé en citoyens actifs, fiers d’eux-mêmes, qui, tout en défendant leurs droits constitutionnels, ont atteint une dignité nouvelle.
King avait une compréhension plus intégrale de la démocratie que bien des démocrates, et cette compréhension élargie fait aussi partie de l’héritage populiste. Lorsqu’au début des années 1920, Walter Lippmann commença à soutenir l’idée que l’opinion publique est nécessairement mal informée et qu’il vaut mieux laisser le gouvernement entre les mains des spécialistes, c’est à juste titre que John Dewey a contredit cette conception. Pour Lippmann, la démocratie ne signifiait rien de plus que l’accès universel aux bonnes choses de la vie. Pour Dewey, il fallait qu’elle repose sur « la prise de responsabilité » par les hommes et les femmes ordinaires, sur un « développement stable et équilibré de l’esprit et du caractère ». Ce qu’il n’expliquait pas, c’est comment exactement dans un monde dominé par des organisations géantes et les communications de masse, l’esprit de responsabilité pouvait prospérer. Les théoriciens classiques de la démocratie doutaient que le gouvernement direct du peuple par lui-même puisse fonctionner de manière très efficace au-delà du niveau local — ce qui est la raison pour laquelle ils voulaient conférer autant de pouvoir que possible au niveau local. Dewey lui-même espérait « un mouvement de retour... dans les patries locales de l’humanité », mais il ne pouvait dire à ses lecteurs comment devait se produire ce retour, puisqu’il tenait pour admis que la centralisation était inévitable, et aussi « la désintégration de la famille, de l’église et du quartier ».
L’échange Dewey-Lippmann pose la question dérangeante de savoir si la démocratie présuppose des normes élevées de conduite personnelle. À la différence de beaucoup de libéraux contemporains, Dewey pensait clairement que où. Dans The Public and Its Problems (1927), il remarquait avec inquiétude que « les allégeances qui tenaient autrefois les individus, qui leur apportaient appui, direction et unité de vision sur la vie, ont pour ainsi dire disparu. » Le problème auquel renvoyait son titre était la manière de les reconstituer, Comme d’autres penseurs progressistes, particulièrement Charles H. Cooley, Dewey avait à cœur de réfuter ceux qui accusaient la démocratie d’encourager la médiocrité, l’auto-satisfaction, un amour excessif du bien-être, le laisser-aller dans le travail et un conformisme timoré avec l’opinion dominante. L’idée qu’il y a incompatibilité entre démocratie et excellence, que les critères élevés sont élitistes (ou, comme nous dirions aujourd’hui, sexistes, racistes, et ainsi de suite) de manière inhérente à toujours été le meilleur argument contre la démocratie. Malheureusement, de nombreux démocrates partagent cette opinion secrètement (ou moins secrètement) et sont donc incapables d’y répondre. Au lieu de cela, ils se replient sur l’affirmation que les hommes et les femmes d’une démocratie compensent par la tolérance ce qui leur manque en caractère.
La toute dernière variante de ce thème familier, qui le pousse jusqu’à l’absurde, est que, par respect de la diversité culturelle, nous n’avons pas le droit d’imposer les critères des groupes privilégiés aux victimes de l’oppression. Cette idée est si clairement le sûr moyen d’arriver à l’incompétence universelle (ou du moins à une fracture désastreuse entre les classes compétentes et les classes incompétentes) qu’elle est rapidement en voie de perdre le peu de crédibilité qu’elle a pu avoir quand notre société (à cause de son abondance de terre et d’autres ressources naturelles jointe à son déficit chronique de main-d’œuvre) laissait une marge plus généreuse à l’incompétence. Les signes croissants qu’inefficacité et corruption sont largement répandues, le déclin de la productivité américaine, la recherche de profits spéculatifs aux dépens de l’activité industrielle, la détérioration des infrastructures matérielles de notre pays, les conditions de vie misérables dans nos centres urbains accablés de criminalité, la montée inquiétante et honteuse de la pauvreté, et la disparité qui s’élargit entre richesse et pauvreté, disparité à la fois moralement obscène et politiquement explosive — ces évolutions dont on ne peut plus ignorer ou dissimuler qu’elles représentent une menace dangereuse ont rouvert le débat historique sur la démocratie. Au moment où elle triomphe avec éclat du communisme, voici que la démocratie se trouve soumise chez nous au feu de violentes critiques, critiques qui ne manqueront pas de s’aggraver si la situation continue de se dégrader au rythme actuel. Des institutions de forme démocratique ne garantissent pas un ordre social qui fonctionne, comme nous l’apprennent les exemples de l’Inde et de l’Amérique latine. Les conditions de vie dans les grandes villes américaines commençant à se rapprocher de celles du Tiers Monde, la démocratie va devoir entièrement refaire ses preuves.
Les libéraux ont toujours eu comme position que la démocratie pouvait se passer de la vertu civique. Dans cette manière de penser, ce sont des institutions libérales, et non pas le caractère des citoyens, qui font fonctionner la démocratie. La démocratie est un système juridique qui permet aux gens de vivre avec leurs différences. Toutefois, la crise de la compétence et de la confiance civique qui nous menace jette un doute particulièrement terrible sur le postulat com- mode selon lequel les institutions, par opposition au caractère, apportent toute la vertu qu’il faut à la démocratie. La crise de la compétence suggère que nous avons besoin d’une interprétation révisionniste de l’histoire américaine, qui mette l’accent sur la mesure dans laquelle la démocratie libérale a vécu sur le capital emprunté aux traditions morale et religieuse antérieures à l’avènement du libéralisme. Un second élément de ce révisionnisme est un respect accru pour des traditions de pensée jusqu’à présent négligées, qui découlent du républicanisme classique et de la théologie protestante des origines où il n’y a jamais eu d’illusions sur le peu d’importance de la vertu civique. Plus nous en viendrons à mesurer la valeur des allégeances qui autrefois apportaient aux individus « appui, direction et unité de vision sur la vie », plus il nous faudra nous retourner comme guides vers des penseurs — Ralph Waldo Emerson, Walt Whitman, Orestes Brownson, Nathaniel Hawthorne, Josiah Royce, Charles H. Cooley, John Dewey, Randolph Bourne — qui avaient compris que la démocratie doit représenter quelque chose de plus exigeant que l’intérêt personnel éclairé, « l’ouverture d’esprit » et la tolérance.
La question n’est pas simplement de savoir si la démocratie peut survivre. Cela seul suffit à donner une urgence nouvelle aux problèmes que nous avons toujours mis tellement de zèle à éviter. Mais il est évident que la question en profondeur est de savoir si la démocratie mérite de survivre. Quels que soient ses attraits intrinsèques, la démocratie n’est pas une fin en soi, Elle doit être jugée à l’aune de sa réussite à produire des biens supérieurs, des œuvres d’art et de savoir supérieures, un type de caractère supérieur. Walt Whitman écrivait dans ses Democratic Vistas (1871) : « La démocratie ne pourra jamais faire ses preuves à l’excès de toute argutie que quand elle aura fondé et fera croître avec luxuriance ses propres formes d’art », son propre « caractère religieux et moral », les « personnalités parfaites » qui feront de « notre monde occidental une nationalité supérieure à toutes celles connues jusque là ». Whitman croyait que le test de la démocratie était de savoir si elle pourrait produire un « agrégat de héros, de caractères, d’exploits, de souffrances, de prospérité ou de malheur, de gloire ou d’infamie, communs à tous, typiques de tous. »
Pour ceux à qui est cher l’idéal d’un esprit ouvert (même s’il s’avère que c’est un esprit vide), ces propos où il est question de héros, d’exploits, de gloire et d’infamie sont automatiquement suspects — de fait, ils sont effrayants. L’appel à des modèles d’héroïsme « communs à tous » semble menacer le pluralisme des engagements éthiques que la démocratie est obligée de protéger. Toutefois, faute de normes communes, la tolérance devient indifférence, et le pluralisme culturel dégénère en spectacle esthétique où l’on savoure avec le plaisir du connaisseur les étranges coutumes de nos voisins. Cependant, en tant qu’individus, nos voisins eux-mêmes ne sont jamais exposés au moindre type de jugement. La suspension de tout jugement éthique, dans la compréhension, ou l’’incompréhension, du pluralisme qui a cours aujourd’hui, rend même déplacé de parler simplement d’« engagements éthiques ». Dans les définitions de la diversité culturelle qui sont aujourd’hui en vigueur, tout ce à quoi on peut prétendre, c’est à de l’appréciation esthétique. Les questions qui sont censées nous diviser au-delà de tout espoir de compromis s’avèrent être des questions de mode de vie, selon la phraséologie actuelle. Comment dois-je m’habiller ? Que dois-je manger ? Qui dois-je épouser ? Qui dois-je choisir comme ami (e) s ? Dans ce contexte, la question qui compte véritablement --- Comment dois-je vivre ? — devient aussi affaire de goût, de préférence personnelle, d’idiosyncrasie, au mieux d’identification religieuse ou eth- nique. Mais si elle est bien comprise, cette question plus profonde et plus difficile demande que nous parlions de vertus impersonnelles comme le courage physique, l’amour du travail bien fait, le courage moral, l’honnêteté et le respect pour les adversaires. En outre, si nous croyons à ces choses, nous devons être prêts à les recommander à tout le monde comme conditions morales préalables au bonheur. Renvoyer tout le monde à une « pluralité d’engagements éthiques » signifie que nous n’exigeons rien de personne et ne reconnaissons à personne le droit d’exiger rien de nous. Logiquement, suspendre tout jugement nous condamne à la solitude. À moins d’être prêts à exiger des choses les uns des autres, nous ne pourrons connaître que la forme la plus rudimentaire de vie commune.
Même si nous ne pouvons tomber d’accord sur la définition du bonheur — et on pourrait soutenir que nous n’en avons pas encore sérieusement fait l’effort — nous pouvons sans doute l’être sur des normes minimales de savoir-faire, de culture élémentaire et de compétence générale. Sans ces normes, nous n’avons pas de base à partir de laquelle exiger ou accorder le respect. Des normes communes Sont absolument indispensables à une société démocratique. Ce sont des sociétés organisées autour d’une hiérarchie du privilège qui peuvent se permettre des normes multiples, mais pas une démocratie. Des normes à géométrie variable signifient une citoyenneté à deux vitesses.
La reconnaissance de l’égalité des droits est une condition nécessaire mais non suffisante de la citoyenneté démocratique. Si tout le monde n’a pas accès également aux moyens de compétence (comme nous pourrions les désigner), l’égalité des droits ne confère pas le respect de soi. C’est pourquoi c’est une erreur de fonder la défense de la démocratie sur la fiction sentimentale qui veut que les gens soient tous pareils. En fait, les gens n’ont pas tous les mêmes capacités (ce qui, bien sûr, ne nous empêche pas de pouvoir entrer par l’imagination dans la vie des autres). Comme l’a fait remarquer Hannah Arendt, les Lumières ont compris les choses à l’envers. C’est la citoyenneté qui confère l’égalité et non pas l’égalité qui crée un droit à la citoyenneté. L’identité n’est pas l’égalité et, ajoute Hannah Arendt, « pour cette raison, légalité politique est le contraire même de l’égalité devant la mort. ou de l’égalité devant Dieu. » L’égalité politique — la citoyenneté — met à égalité des gens qui autrement sont inégaux dans leurs capacités, et l’universalisation de la citoyenneté doit donc être accompagnée non seulement par une formation théorique dans les arts de la citoyenneté mais par des mesures conçues pour assurer la distribution la plus large de la responsabilité économique et politique, dont l’exercice est encore plus important qu’une formation théorique pour enseigner à bien juger, à parler de manière claire et convaincante, à avoir la capacité de décider et à être prêt à accepter les conséquences de nos actions. C’est en ce sens que la citoyenneté universelle implique tout un monde de héros. La démocratie a besoin d’un tel monde si la citoyenneté ne veut pas devenir une formalité vaine.
La démocratie demande aussi une éthique plus stimulante que la tolérance. La tolérance, c’est bien joli, mais ce n’est que le commencement de la démocratie, non sa destination. De nos jours, la démocratie est plus sérieusement menacée par l’indifférence que par l’intolérance ou la superstition. Nous sommes devenus bien trop experts en bonnes raisons pour nous-mêmes — pire encore, en bonnes raisons pour les « défavorisés ». Nous sommes si occupés à défendre nos droits (droits pour l’essentiel conférés par décision judiciaire) que nous accordons peu de réflexion à nos responsabilités. Nous disons rarement ce que nous pensons, par crainte de blesser ou de choquer. Nous sommes résolus à respecter tout le monde, mais nous avons oublié que le respect doit se gagner. Le respect n’est pas synonyme de tolérance ou de prise en compte de « modes de vie ou communautés différents ». Il s’agit là d’une approche touristique de la morale. Le respect est ce que nous éprouvons en présence de réussites admirables, de caractères admirablement formés, de dons naturels mis à bon usage. Il implique l’exercice d’un jugement discriminant et non d’une acceptation indiscriminée.
Notre société peine, en proie à deux grandes peurs paralysantes : le fanatisme et la guerre raciale. Ayant tardivement découvert la contingence de tous les systèmes de croyance et de toutes les idéologies, nous sommes hantés par les terreurs qui naissent quand on tient pour universelles des vérités partielles. En un siècle qu’ont dominé le fascisme et le communisme, cette peur est compréhensible, mais il est sans aucun doute possible actuellement de soutenir que la menace totalitaire recule sans être accusé d’un excès de confort intellectuel. Il n’est pas vrai non plus, comme on nous l’affirme si souvent, que le fondamentalisme islamique soit un danger équivalent. Ceux qui se font trop de soucis à propos du fanatisme idéologique tombent souvent dans un conformisme intellectuel qui leur est propre, ce que nous voyons particulièrement chez les intellectuels libéraux. Tout se passe comme s’ils étaient les seuls à comprendre le danger de l’universalité mal placée, la relativité de la vérité et le besoin d’une suspension du jugement. Ces intellectuels qui font profession de leur ouverture d’esprit se voient comme une minorité civilisée dans un océan de fanatisme.
S’enorgueillissant de s’être émancipés de la religion, ils la comprennent à tort comme un ensemble de dogmes arrêtés et absolus, qui résiste à toute espèce d’évaluation intelligente. Ils ne voient pas la discipline contre le fanatisme que constitue la religion elle-même, La « quête de la certitude », comme disait Dewey, n’est nulle part condamnée avec une passion aussi implacable que dans la tradition prophétique commune au Judaïsme et au Christianisme : elle nous met en garde encore et encore contre l’idolâtrie, y compris contre l’idolâtrie de l’église. De nombreux intellectuels supposent que la religion satisfait le besoin de sécurité morale et émotionnelle — idée qui serait anéantie par la connaissance la plus passagère de la religion. Il semble qu’il y ait des limites même à l’ouverture de l’esprit ouvert, limites qui se révèlent vite quand la conversation en vient à la religion.
Le problème de l’intolérance raciale est étroitement lié au fanatisme. Ici encore, il y a une bonne dose de complaisance et de pharisaïsme qui se mêlent dans la peur de l’intolérance. Les classes intellectuelles semblent souffrir de l’illusion qu’elles sont les seules à avoir triomphé des préjugés raciaux. Selon elles, le reste du pays demeure incorrigiblement raciste. Leur zèle à ramener bon gré mal gré toutes les conversations à [a question de la race suffit en soi à inciter au soupçon que l’investissement qu’elles ont dans cette question va au-delà de tout ce qui est justifié par l’état réel des rapports entre les races. La monomanie n’est pas un symptôme de bon jugement. Mais qu’il naisse du pharisaïsme, de la panique ou des deux mélangés, le postulat selon lequel la plupart des Américains demeurent racistes au fond d’eux-mêmes ne saurait résister à un examen attentif. L’amélioration des attitudes raciales est l’une des quelques évolutions positives de ces dernières décennies. Non pas que le conflit racial se soit apaisé, mais c’est une grave erreur d’interpréter tous les conflits comme des indices de la vision rétrograde de l’Américain ordinaire, comme un retour de l’intolérance historique qui à joué un si grand rôle dans l’histoire de notre pays. Le nouveau racisme est réactif plutôt que résiduel, et je ne dis même pas résurgent. C’est une réaction, même si elle est incorrecte et choquante, aux critères inégaux de justice raciale qui apparaissent, aux yeux de la plupart des Américains, comme déraisonnables et injustes. Puisque l’on rejette banalement comme raciste toute opposition à l’inégalité « positive » des normes, une des réactions à cette insulte, de la part des ouvriers, des gens modestes, accablés par la discrimination positive et le busing [2] et à présent de la part des étudiants harcelés par les tentatives pour imposer une langue et une pensée politiquement correctes est d’accepter comme un titre de gloire l’étiquette de « raciste », de s’en targuer, avec un sens raffiné de la provocation, devant ceux qui veulent faire du racisme et des droits des minorités le seul sujet de débat public.
Du point de vue des gens qui sont obsédés comme d’une idée fixe par le racisme et le fanatisme idéologique, la démocratie ne peut vouloir dire qu’une seule chose : la défense de ce qu’ils appellent la diversité culturelle. Mais il y a des questions bien plus importantes qui sont posées aux amis de la démocratie : la crise de la compétence ; la diffusion de l’apathie et d’un cynisme étouffant ; la paralysie morale de ceux qui mettent au-dessus de toutes les valeurs « l’ouverture d’esprit ». Dans les années 1870, Walt Whitman écrivait : « Jamais peut-être n’y eut-il plus de vide dans le cœur qu’il n’en existe à présent et ici aux États-Unis. La croyance authentique semble nous avoir quittés. » Ces mots sont toujours aussi actuels. Quand donc serons-nous prêts à les écouter ?
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