« Tout a été déjà dit. Tout est toujours à redire.Ce fait massif, à lui seul, pourrait conduire à désespérer.L’humanité semblerait sourde ; elle l’est, pour l’essentiel. » [1]
Introduction
Cornelius Castoriadis (1922 – 1997) semble devenu, au fil des vingt-cinq années qui se sont écoulées depuis sa mort, une sorte de classique silencieux, connu sans être reconnu – ou l’inverse. Ainsi, un travail universitaire de sciences sociales se doit de citer son opus magnum, au moins, L’institution imaginaire de la société (1975) ; tout journaliste doit savoir prononcer son nom et, grossièrement, placer quelques-unes de ses formules les plus connues comme « l’époque du conformisme généralisé », « le délabrement de l’Occident » ou encore « la montée de l’insignifiance » ou « le monde morcelé », quelquefois à contre-emploi ; et un militant approximativement de gauche aura, a minima, lu ou entendu une fois son entretien avec Daniel Mermet [2] en 1996 ou sa conférence-débat avec Daniel Cohn-Bendit « De l’écologie à l’autonomie » [3] de 1981, voire pour les plus radicaux, son quasi-manifeste « Racines subjectives et logique du projet révolutionnaire » [4] de 1964 permettant d’habiller commodément sa subversion d’auto-institution sociale explicite et d’anti-totalitarisme.
La présence fantomatique de C. Castoriadis hante donc les cercles politico-intellectuels d’une « gauche » plus ou moins militante. À travers articles, revues, livres, radios, conférences, thèses ou mémoires, blogs et causeries diverses, on convoque commodément et sans frais l’engagement de celui-ci pour la démocratie directe, l’autonomie individuelle ou la justice sociale. Permettant de pimenter un peu la litanie des « penseurs » plus conventionnels mais usés jusqu’à la corde, son nom dépayse quelque peu et sonne comme garant d’une profondeur estimée subversive et/ou intellectuelle pour les partisans de cet indéfinissable « autre monde possible » face à leurs ennemis héréditaires proclamés : oligarchie, libéralisme, capitalisme, droite ou extrême droite, xénophobie, racisme et tutti quanti. Et c’est ainsi que l’on croise, inopinément et plus ou moins explicitement, un Castoriadis enrégimenté au service de l’agitation gauchiste ou de la cause des migrants, du néo-marxisme ou du pacifisme et de l’écologisme contemporains, voire de la « déconstruction » et du « décolonialisme »…
Mais ces opérations routinières de récupération, dont la gauche est experte depuis un siècle, se font évidemment au prix de l’escamotage d’un élément de taille : le contenu des textes, dont la simple lecture (il faudrait préciser en cet an de grâce 2023 : une lecture complète, attentive et honnête) évente un procédé que C. Castoriadis a passé sa vie à analyser, dénoncer et contrer. Ce n’est pas seulement qu’il ne reconnaissait plus le sempiternel et dilatoire clivage droite / gauche – « Les gens découvrent maintenant ce que nous écrivions il y a trente ou quarante ans […] à savoir que l’opposition droite/gauche n’a plus aucun sens » écrivait-il… y a également trente ou quarante ans [5] – mais surtout que la gauche, ses extrémités, ses déclinaisons et tous leurs rapiéçages idéologiques faisaient intégralement, fondamentalement et centralement partie du problème. Il écrivait, en 1977 :
« Compilation, détournement et déformation des idées des autres, abondamment cités lorsqu’ils sont « fashionables », tus (ou cités « à côté » : procédé qui se propage) lorsqu’ils ne le sont pas. Dans l’accélération de l’histoire, la nouvelle vague des divertisseurs fait franchir un nouveau cran à l’irresponsabilité, à l’imposture et aux opérations publicitaires. Pour le reste, elle accomplit bien sa fonction. Ces clowneries ne dérangeront pas la « gauche » officielle : elles ne peuvent que la conforter et la rassurer » [6].
Le quart de siècle qui s’est écoulé depuis que sa voix s’est éteinte n’a fait que précipiter une dérive que l’insurrectionnalisme, l’islamo-gauchisme, l’« indigénisme », le « néo-féminisme », « l’écologie décoloniale », le racialisme, le wokisme ou le « sans-frontiérisme » poussent à la caricature. La dissidence de C. Castoriadis vis-à-vis de la bien-pensance contemporaine est totale : non seulement à propos de la « gauche » en général, partis, syndicats, groupuscules ou intellectuels de service (les « divertisseurs »), des mouvements sociaux, de l’héritage des années soixante, du féminisme ou de l’écologie mais plus encore sur la question de l’identité occidentale, du racisme, de la colonisation, de l’islam ou de l’immigration.
I – La gauche et ses excroissances
C. Castoriadis était parvenu, au début des années soixante au sein du groupe-revue « Socialisme ou Barbarie » (1945-1967) fondé avec Claude Lefort, « au point où il fallait choisir entre rester marxistes et rester révolutionnaires » [7] – phrase aujourd’hui redevenue incompréhensible pour beaucoup. Leurs travaux de l’époque auront finalement consisté en une réfutation du marxisme menée de l’intérieur, mettant à nu son caractère clairement idéologique et les tropismes magico-religieux de ceux qui s’en réclament ou qui, de nos jours, et c’est bien pire, en sont imbibés sans même le savoir en en reprenant les schémas les plus messianiques. Il écrivait, en 1959 :
« Tout ce qui a existé et existe comme forme instituée au mouvement ouvrier — partis, syndicats, etc., — est irrémédiablement et irrévocablement fini, pourri, intégré dans la société d’exploitation. Il ne peut pas y avoir de solutions miraculeuses, tout est à refaire au prix d’un long et patient travail. » [8]
Les « révolutionnaires »
Cette ambition n’a pas été relevée, évidemment, et plus de quarante ans après, le constat de celui qui s’est dit révolutionnaire jusqu’à son ultime texte [9] reste cruellement actuel :
« Il y a un paradoxe tragi-comique dans le spectacle de gens qui se prétendent révolutionnaires, qui veulent bouleverser le monde et qui en même temps cherchent à s’accrocher à tout prix à un système de référence, qui se sentiraient perdus si on leur enlevait ce système ou l’auteur qui leur garantit la vérité de ce qu’ils pensent. Comment ne pas voir que ces gens se placent eux-mêmes dans une position d’asservissement mental par rapport à une œuvre qui est déjà là, maîtresse de la vérité, et qu’on n’aurait plus qu’à interpréter, raffiner, etc. (en fait : rafistoler…). » [10]
Les écrits lumineux de C. Castoriadis sur les mois de mai-juin 1968, à la fois enthousiastes et très sévères quant à l’absence de perspectives des émeutiers et leur inévitable récupération [11], semblent écrits pour les insurrectionnalistes actuels, qu’ils soient sur canapé ou Blacks Blocs. Ce qu’il nomme le « révoltisme » – on psalmodie aujourd’hui la « convergence des luttes » – repose en réalité sur la croyance en un « privilège politico-historique des pauvres » repris de l’« héritage chrétien » [12] :
« Comme le réformisme, le « révoltisme » ou bien est totalement incohérent, ou bien est d’une secrète mauvaise foi. Aucun politique, aucun homme qui pense et essaie de faire quelque chose relativement à la société, ne peut jamais proposer ou prendre une disposition sans s’interroger sur les répercussions que cette disposition pourra avoir sur les autres parties du système. […] ou bien [le « révoltiste »] est incohérent, ou bien il est un révolutionnaire qui refuse de s’avouer tel, c’est-à-dire nourrit le secret espoir qu’un jour toutes ces révoltes pourront quelque part se sommer, se cumuler, s’additionner en une transformation radicale. Allons plus loin, puisqu’aussi bien le « révoltisme » semble aujourd’hui gagner du terrain auprès de gens très honorables et fort proches. Quel en est le « fondement » philosophique ? […] [que] toute société est essentiellement aliénée, l’aliénation tient à l’essence du social. (Conséquence immédiate : l’idée d’une société non aliénée est une absurdité.) » [13].
Cette conception, profondément a-politique, n’est finalement que la rationalisation ou l’intellectualisation de la disparition de tout projet de société, y compris et surtout au sein des populations elles-mêmes. Cela aurait engendré, mécaniquement, la contre-offensive oligarchique de la fin des années 70 :
« D’où est donc venue la force de ce pseudo-libéralisme depuis quelques années ? Je pense que, pour une grande partie, elle vient de ce que la démagogie « libérale » a su capter le mouvement et l’humeur profondément anti-bureaucratique et anti-étatique qui remuent la société depuis le début des années 60. […] L’échec des mouvements des années 60 a convergé avec les tendances profondes du capitalisme bureaucratique, poussant les gens à l’apathie et à la privatisation. » [14]
Les mouvements sociaux
La gauche assagie n’est pas plus cohérente : à l’occasion du mouvement lycéen de 1986 qu’il salue tout en déplorant l’absence totale de perspective des manifestants, il pointe
« ‟l’inconsistance des nouveaux républicains”. C’est-à-dire des anciens gauchistes ou communistes reconvertis à des idéaux républicains ou démocratiques, et qui à partir du moment où le mouvement était là, se sont mis à applaudir à tout rompre sans se demander une seule seconde si, dans une république ou une démocratie il est concevable qu’une section particulière de la population impose sa volonté contre ceux qui passent pour être la représentation nationale et même contre la Constitution. Dans le langage de droite, qui a poussé des hurlements horrifiés, « c’est la rue qui fait la loi », etc. ; mais ce n’est pas parce que la droite hurle comme ça, c’est son rôle, que je trouverai moins incohérents les « républicains » qui disent « bravo ». » [15]
Critique qu’il reprend lors du mouvement de novembre-décembre 1995 contre la réforme des retraites initiée par le ministre Alain Juppé, à l’occasion duquel il a refusé de signer tous les textes en circulation :
« Le premier (celui proposé par [la revue] Esprit) approuvait le plan Juppé, en dépit de quelques réserves théoriques, et était inacceptable pour moi. Le second (connu comme « liste Bourdieu ») était imprégné de la langue de bois de la gauche traditionnelle et invoquait la « République » – laquelle ? – comme s’il y avait une solution simplement « républicaine » aux immenses problèmes posés actuellement. Un mélange d’archaïsme et de fuite. » [16].
Il ne s’attarde pas sur la « gauche politique [et] les organisations syndicales [qui] ont encore une fois exhibé leur vide. Elles n’avaient rien à dire sur la substance des questions. Le Parti socialiste, gérant loyal du système établi, a demandé de vagues négociations. Les deux directions syndicales, CGT. et FO., ont sauté dans le train du mouvement après son déclenchement, en essayant de redorer leur blason. À cet égard, rien de nouveau. ».
Son regard sur les manifestants eux-mêmes reste tout aussi désespérément d’actualité :
« Ce qui est neuf, en revanche, et très important, c’est le réveil social auquel on vient d’assister. En surface, les revendications étaient catégorielles et le mouvement semblait se désintéresser de la situation générale de la société. Mais il était évident, à considérer les réactions des grévistes aussi bien que l’attitude de la population dans sa majorité, qu’au cours de cette lutte il y avait autre chose : un profond rejet de l’état de choses existant en général. Ce rejet, les grévistes n’ont pu l’exprimer que par des revendications particulières. Comme celles-ci, par leur nature même, ne tiennent pas compte de la situation générale, on aboutit forcément à une impasse. ».
C. Castoriadis insistera sur le « corporatisme » des grévistes, faisant réagir les animateurs de Radio Libertaire qui l’interviewaient l’année suivante [17], et sera mis en demeure de s’expliquer sur ces positions, jugées « gênantes » par l’auditoire, en 1997 lors de sa dernière conférence publique [18].
« Toute la Gauche occidentale ment »
En réalité, c’est bien toute la gauche qui, pour lui, est devenue l’artisan de l’effondrement politico-intellectuel occidental et fournisseur officiel de sa dénégation en même temps que de sa rationalisation. L’article méconnu « Illusion et vérité politiques » [19], écrit en 1978-1979 mais édité en 2013, contient des pages qui mériteraient d’être reproduites ici in extenso :
« […] ce que l’on appelle aujourd’hui la Gauche est, extérieurement, l’héritier de mouvements et de courants qui s’étaient voulus, et avaient effectivement été jusqu’à un certain point, les protagonistes de la clarification, de la dénonciation des mensonges du pouvoir, du dévoilement des mystifications, de la lutte pour la vérité sociale et politique. Au départ, la Gauche a dénoncé, démystifié, éclairé. Au bout de sa carrière, elle est devenue, dans tous les pays, arracheur de dents politique. […] Pour que l’illusion moderne de la Gauche marche, il faut que le partisan de la Gauche coopère activement à sa propre mystification, y mette du sien, pallie les contradictions flagrantes et les stupidités manifestes de la propagande des partis, s’invente des raisons et des rationalisations, bref : participe. Dans un domaine du moins, on aurait tort d’accuser les partis de Gauche d’être hypocrites lorsqu’ils parlent d’autogestion : ils font ce qu’ils peuvent pour encourager l’autogestion de la mystification, l’auto-mystification de leurs partisans. Impossible, en effet, pour ceux-ci d’être simplement nourris par les mensonges de leurs Partis à l’état cru ; il faut encore qu’ils les métabolisent, il faut aussi et surtout qu’ils transforment périodiquement leurs propres organes de métabolisation, car la nature de la matière première change. On doit constater que, malgré leur étonnante inventivité et créativité, ils auraient difficilement pu, au-delà d’un certain point, continuer de remplir cette tâche surhumaine sans le secours vital d’une foule d’enzymes d’une grande variété occupant les sites successifs de la chaîne métabolique qui va du cerveau des Partis au cerveau des électeurs : les Intellectuels de Gauche, grands, moins grands et tout petits. ».
À l’époque de ce texte, la gauche était passée par le stalinisme plus ou moins déclaré, le trotskisme, le maoïsme ou le situationnisme, le titisme et tous les tiers-mondismes, algérien, cubain, chinois, vietnamien, le régionalisme et l’humanitarisme et s’apprêtait à s’adonner au mitterrandisme, au droit-de-l’hommisme, à l’antiracisme pour aujourd’hui verser sans retenue dans l’immigrationnisme, le multiculturalisme et l’anti-autoritarisme et culminer dans une collaboration de plus en plus explicite avec un nouveau totalitarisme à visée mondiale – le totalitarisme musulman encore appelé islamisme [20]. Plus que jamais, ces lignes de Castoriadis résonnent, sans même évoquer les comportements électoraux où l’électeur de gauche ne s’embarrasse même plus d’auto-mystification : son besoin de croire s’attache seulement à un stimulus pavlovien d’un côté et à un ennemi ontologique souvent inconsistant de l’autre (C. Castoriadis, par exemple, n’a cessé de dénoncer l’ineptie de l’usage du terme « libéralisme » pour décrire un quelconque état de fait économique existant). Bref, : « Toute la Gauche occidentale ment »… L’origine de cette dégénérescence continue qui ne s’embarrasse d’aucun bilan – et s’enfonce derechef aujourd’hui dans une surenchère de radicalité creuse – est à chercher loin.
L’héritage ambigu des mouvements des années soixante
La critique de cette gauche institutionnelle ou pseudo-révolutionnaire, que C. Castoriadis n’a cessé de formuler, n’est donc absolument pas une accusation d’insuffisance ou de manque de radicalité – reposant sur un spontanéisme qu’elle ne quitte que pour se bureaucratiser, sa subversion est vide. Pire, ses idéologues les plus en vue (Lacan, Foucault, Althusser, Bernard-Henri Lévy, etc.) et leur « nihilisme pseudo-subversif » en rationalisent les échecs, comme ce fût le cas pour celui de Mai 68 :
« Ce que les idéologues fournissent après coup, c’est à la fois une légitimation des limites (des limitations, en fin de compte : des faiblesses historiques) du mouvement de Mai : vous n’avez pas essayé de prendre le pouvoir, vous avez eu raison, vous n’avez même pas essayé de constituer des contre-pouvoirs, vous avez encore eu raison, car qui dit contre-pouvoir dit pouvoir, etc. ; et une légitimation du retrait, du renoncement, du non-engagement ou de l’engagement ponctuel et mesuré : de toute façon, l’histoire, le sujet, l’autonomie, ne sont que des mythes occidentaux, cette légitimation sera du reste rapidement relayée par la chanson des nouveaux philosophes à partir du milieu des années 70 : la politique vise le tout, donc elle est totalitaire, etc. (et elle en explique aussi le succès). Avant de se replier sur les « résidences secondaires » et la vie privée, et pour ce faire, les gens ont eu besoin d’un minimum de justification idéologique (tout le monde n’ayant pas, hélas, la même admirable liberté à l’égard de ses dires et actes d’hier que tel ou tel autre, par exemple). C’est ce que les idéologues continuaient à fournir, sous des emballages légèrement modifiés. (…) pour les dizaines ou centaines de milliers de gens qui avaient agi en mai-juin mais ne croyaient plus à un mouvement réel, qui voulaient trouver une justification ou légitimation à la fois à l’échec du mouvement et à leur propre privatisation commençante tout en gardant une « sensibilité radicale », le nihilisme des idéologues, lesquels s’étaient en même temps arrangés pour sauter sur le train d’une vague « subversion », convenait admirablement. » [21]
C. Castoriadis constate :
« En un sens Mai 68 n’est sorti du stade de la fête révolutionnaire que pour entrer dans la décomposition. Cette constatation conduit à l’interrogation, la plus grave de toutes aujourd’hui, sur le désir et la capacité des hommes de prendre en main leur propre existence sociale. » [22].
Il note :
« En cela aussi, le capitalisme est une nouveauté anthropologique absolue, la culture établie s’effondre de l’intérieur sans que l’on puisse dire, à l’échelle macro-sociologique, qu’une autre, nouvelle, est déjà préparée « dans les flancs de l’ancienne société ». » [23]
C. Castoriadis dresse ainsi un bilan calamiteux de ces courants subversifs depuis un demi-siècle, bilan aussi inaudible aujourd’hui que celui du soutien de l’URSS ou de la Chine maoïste pour les générations précédentes :
« Les grands mouvements qui ont secoué depuis vingt ans les sociétés occidentales – jeunes, femmes, minorités ethniques et culturelles, écologistes – ont certes eu (et conservent potentiellement) une importance considérable à tous points de vue, et il serait léger de croire que leur rôle est terminé. Mais actuellement, leur reflux les laisse en l’état de groupes non seulement minoritaires, mais fragmentés et sectorisés, incapables d’articuler leurs visées et leurs moyens en termes universels à la fois objectivement pertinents et mobilisateurs. Ces mouvements ont ébranlé le monde occidental, ils l’ont même changé – mais ils l’ont en même temps rendu moins viable encore. Phénomène frappant mais qui, finalement, n’est pas surprenant : car, s’ils ont pu fortement contester le désordre établi, ils n’ont ni pu ni voulu assumer un projet politique positif. Le résultat net provisoire qui a suivi leur reflux a été la dislocation accentuée des régimes sociaux, sans apparition de nouveaux objectifs d’ensemble ou de supports pour de tels objectifs. […] La société « politique » actuelle est de plus en plus morcelée, dominée par des lobbies de toute sorte, qui créent un blocage général du système. Chacun de ces lobbies est en effet capable d’entraver efficacement toute politique contraire à ses intérêts réels ou imaginaires ; aucun d’entre eux n’a de politique générale ; et, même s’ils en avaient une, ils ne posséderaient pas la capacité de l’imposer. » [24].
Conséquence :
« Jusqu’au début des années 70, et malgré l’usure manifeste des valeurs, cette société soutenait encore des représentations de l’avenir, des intentions, des projets. Peu importe le contenu, et que pour les uns cela ait été la révolution, le grand soir, pour les autres le progrès au sens capitaliste, l’élévation du niveau de vie, etc. Il y avait, en tout cas, des images apparaissant comme crédibles, auxquelles les gens adhéraient. Ces images se vidaient de l’intérieur depuis des décennies, mais les gens ne le voyaient pas. Presque d’un coup, on a découvert que c’était du papier peint – et l’instant d’après même ce papier peint s’est déchiré. La société s’est découverte sans représentation de son avenir, et sans projet – et cela aussi c’est une nouveauté historique. » [25].
C. Castoriadis avait noté, dès 1959, que la contestation de la société pouvait être congruente avec un retrait dans la vie privée, qu’il appelle la « privatisation des individus », débouchant sur un désinvestissement de la vie politique elle-même : « [la privatisation] est d’une certaine façon le rejet en bloc de la société actuelle. » [26]. Il en reprend le constat vingt ans plus tard :
« La désintégration des rôles traditionnels exprime la poussée des individus vers l’autonomie et contient les germes d’une émancipation. Mais j’ai noté depuis longtemps l’ambiguïté de ses effets. Plus le temps passe, plus on est en droit de se demander si ce processus se traduit davantage par l’éclosion de nouveaux modes de vie que par la désorientation et l’anomie. » [27].
Les racines historiques de cette décomposition sociale, C. Castoriadis les explicitera dans de multiples textes [28], les rattachant à des processus civilisationnels de long terme, mais au fond sans « explication » rationnelle univoque et dernière, conformément à sa philosophie de la création et de l’imaginaire, fondamentalement anti-déterministe. Mais les errements de la « gauche », dans ce contexte de délitement généralisé, ne sont pas qu’une de ses conséquences : ils en sont une des causes premières ou plutôt, afin d’être plus fidèle à sa pensée, un des principaux produits / producteurs, éléments auto-catalyseurs.
Ce regard acéré permet à C. Castoriadis d’anticiper : l’analyse de l’échec des mouvements contestataires des années 1960-70 et la rationalisation de cet échec par les idéologues du moment l’amènent à identifier une forme de contestation anomique qui se cristallisera au cours des années 2010, pour prendre finalement la forme du « wokisme » contemporain [29].
II – Une anticipation du wokisme
C’est, par exemple, le cas des mouvements des femmes. C. Castoriadis, incontestablement favorable aux mouvements féministes pluriséculaires, anticipe en 1976 sans difficulté ce qui se donne aujourd’hui pour tel :
« Nous sommes en train de voir et de vivre là quelque chose qui dépasse même de loin la crise de la société capitaliste puisque ce qui est virtuellement détruit, c’est quelque chose – la définition de la « condition féminine », peut-être l’idée même d’une « condition féminine » – qui est antérieur à la constitution des sociétés dites « historiques ». […] Or, moyennant aussi le mouvement des femmes, nous assistons actuellement à une décomposition croissante de cette forme réglée, qui va de pair d’ailleurs avec la disparition de toute une série d’autres repères et pôles de référence des individus des groupes, de la société, relatifs à leur vie. On peut en dire autant des mouvements des jeunes, et même de l’évolution des enfants. » [30].
En 1993, le constat d’une « confusion des genres » – aujourd’hui à son paroxysme – est approfondi :
« Que les citoyens soient sans boussole est certain, mais cela tient précisément à ce délabrement, à cette décomposition, à cette usure sans précédent des significations imaginaires sociales. On peut le constater encore sur d’autres exemples. Personne ne sait plus aujourd’hui ce que c’est que d’être un citoyen mais personne ne sait même plus ce que c’est qu’être un homme ou une femme. Les rôles sexuels sont dissous, on ne sait plus en quoi cela consiste. Autrefois, on le savait, aux différents niveaux de société, de catégorie, de groupe. Je ne dis pas que c’était bien, je me place à un point de vue descriptif et analytique. Par exemple, le fameux principe : « la place d’une femme est au foyer » (qui précède le nazisme de plusieurs millénaires) définissait un rôle pour la femme : critiquable, aliénant, inhumain, tout ce que l’on voudra – mais en tous cas une femme savait ce qu’elle avait à faire : être au foyer, tenir une maison. De même, l’homme savait qu’il avait à nourrir la famille, exercer l’autorité, etc. De même dans le jeu sexuel : on se moque en France (et je pense, à juste titre), du juridisme ridicule des Américains, avec les histoires de harcèlement sexuel (qui n’ont plus rien à voir avec les abus d’autorité, de position patronale, etc.), les réglementations détaillées publiées par les universités sur le consentement explicite exigé de la femme à chaque étape du processus, etc., mais qui ne voit l’insécurité psychique profonde, la perte des repères identificatoires sexuels que ce juridisme essaie pathétiquement de pallier ? Il en va de même dans les rapports parents-enfants : personne ne sait aujourd’hui ce que c’est que d’être une mère ou un père. » [31]
Et il ne serait pas difficile, non plus, de convoquer ici les propos de C. Castoriadis sur ce dernier point (« Il y a […] une usure de l’épreuve de réalité pour les enfants : rien de dur à quoi ils se cognent, il ne faut pas les priver, pas les frustrer, pas leur faire de la peine, il faut toujours les « comprendre » [32]) ou concernant les positions des écologistes (« [dont la] composante politique est inadéquate et insuffisante […] et tend à faire de ces mouvements des sortes de lobbies. Et quand il y a prise de conscience de la dimension politique, elle me semble insuffisante. » [33]), des néo-ruraux (« on assiste actuellement à un renouveau de la mythologie du bon sauvage, de retour à des états naturels, qui sont des comportements de fuite et d’impuissance » [34]), des pacifistes (« moi, petit Européen, je veux survivre – que les autres crèvent si ça les amuse » [35]) ou encore la création artistique (« la culture contemporaine est, en première approximation, nulle. » [36]).
C. Castoriadis s’indignait, il y a aujourd’hui presque cinquante ans, d’une même vacuité sur le terrain politico-intellectuel :
« Qu’est-ce qui se passe actuellement, quel est l’infâme salmigondis qui est à la mode à Paris depuis des années ? À tous les coins de rue, du Bois de Vincennes jusqu’au Bois de Boulogne, on fait de l’iconoclasme. Et évidemment, on fait de l’iconoclasme de l’iconoclasme précédent, et la surenchère de l’iconoclasme, etc. Le résultat final est la nullité, le vide total du « discours subversif » contemporain, devenu simple objet de consommation et par ailleurs forme parfaitement adéquate du conservatisme idéologique « de gauche » [37].
C’est peu de dire que le nec plus ultra de l’intelligentsia de l’époque le laisse de marbre :
« Le « discours dominant » d’un certain milieu « contestataire » aujourd’hui, cet horrible salmigondis qu’est le freudo-nietzschéo-marxisme, c’est rigoureusement le n’importe quoi. » [38].
Ce « n’importe quoi » (la formule est redondante), c’est l’interminable dégradation du marxisme et de ses courants attenant, son hybridation avec la désorientation globale, ce que l’on a nommé le post-modernisme qui débouche aujourd’hui sur l’appel des déconstructionnistes :
« Les « généalogies », les « archéologies » et les « déconstructions », si l’on s’en contente et si on les prend comme quelque chose d’absolu, restent quelque chose de superficiel et représentent en fait une fuite devant la question de la vérité – fuite caractéristique et typique de l’époque contemporaine. La question de la vérité exige que nous affrontions l’idée elle-même, que nous osions, le cas échéant, en affirmer l’erreur ou en circonscrire les limites – bref, que nous essayions de la mettre à sa place. » [39].
Très loin de ces considérations, la critique s’obstine à ne prendre pour objet que l’Occident, et lui seul :
« Je ne discuterai pas ici cette dernière conception, ressuscitée aujourd’hui par différents mouvements (féministe, noir, etc.) qui condamnent la totalité de l’héritage gréco-européen comme produit de « mâles blancs morts ». Je me demande pourquoi ne condamne-t-on pas, sur le même principe, l’héritage chinois, islamique ou aztèque, produits par des mâles morts, respectivement jaunes, blancs ou « rouges » [40]
Cette démission généralisée se retrouve logiquement à des niveaux bien plus profonds, provoquant un « effondrement de l’auto-représentation de la société », un vide identitaire dont la simple évocation de nos jours déclenche un orage d’anathèmes :
« la société présente ne se veut pas comme société, elle se subit elle-même. Et si elle ne se veut pas, c’est qu’elle ne se peut ni maintenir ou se forger une représentation d’elle-même qu’elle puisse affirmer et valoriser, ni engendrer un projet de transformation sociale auquel elle puisse adhérer et pour lequel elle veuille lutter » [41].
C. Castoriadis constatera, des années plus tard et sans réellement de surprise, la persistance par défaut de la nation comme représentation collective :
« L’imaginaire national résiste d’autant plus que toutes les autres croyances s’effondrent. La nation est le dernier pôle d’identification. Encore paraît-il bien fragile. Au début des années 80, alors que la menace russe était encore présente, une majorité de Français pensait qu’il fallait négocier en cas d’invasion. Les « vrais » nationalistes assistent plus ou moins impuissants aux conséquences de la diffusion mondiale du capitalisme. D’abord, les centres de décision peuvent de moins en moins être nationaux. Ensuite, les cultures nationales se dissolvent dans une soupe mondiale, qui pour l’instant est atroce, mais qui pourrait et devrait être autre chose. Les identités nationales se diluent de plus en plus, sans que rien ne vienne les remplacer. Elles se survivent donc dans une affirmation crispée : « nous sommes des Français », « nous sommes des Allemands », etc. La nation est une forme qui en droit est historiquement dépassée, mais qui en fait ne l’est nullement. C’est une grande antinomie de l’époque. » [42]
III – Une anticipation du « décolonialisme »
Tiers-mondisme
Ce « vide occidental » résonne bien entendu avec le devenir des sociétés non-occidentales, et particulièrement avec le « mythe arabe » :
« On dit à peu près aux Arabes : Jetez le Coran et achetez des vidéos-clips de Madonna. Et, en même temps, on leur vend à crédit des Mirages. S’il y a une « responsabilité » historique de l’Occident à cet égard, il est bien là. Le vide de signification de nos sociétés […] ne peut pas déloger les significations religieuses qui tiennent ces sociétés ensemble. » [43].
Mais la critique anti-occidentale épargne bien entendu le tiers-monde, pour tous ces « compagnons de route, qui ont pu se payer le luxe d’une opposition apparemment intransigeante contre une partie de la réalité, la réalité « de chez eux », combinée avec la glorification d’une autre partie de cette même réalité – là-bas, ailleurs, en Russie, en Chine, à Cuba, en Algérie, au Vietnam ou, à la rigueur, en Albanie » [44]. Simple transposition, pour Castoriadis, des réflexes idéologiques hérités : « Opérations dérisoires car elles consistent à simplement reprendre le schéma de Marx, à en enlever le prolétariat industriel et lui substituer les paysans du Tiers-monde. » [45]
Ainsi, et contre le tiers-mondisme de l’époque qui a mué aujourd’hui en anti-occidentalisme aveugle et passionné, les jugements de C. Castoriadis n’épargnent guère les pays étrangers, qu’il a toujours refusé de considérer comme des simples « victimes » de l’Occident :
« Les sociétés non occidentales sont toujours dominées par un lourd héritage de significations imaginaires hétéronomes, essentiellement religieuses, mais pas seulement. Le cas de l’islam est le plus flagrant, mais il est loin d’être le seul ; l’Inde, l’Afrique et même l’Amérique latine en offrent des manifestations frappantes. Toutes ces sociétés assimilent facilement certaines techniques provenant de l’Occident – celles de la guerre, de la manipulation télévisuelle, de la torture policière – mais guère les autres créations de l’Occident : les droits humains, les libertés même si elles sont partielles, la réflexion et la pensée critique, la philosophie. L’Occident a réussi à y ébranler en partie les structures sociales (mais beaucoup moins mentales) traditionnelles, il y a fait pénétrer certaines techniques mais pas du tout la dimension émancipatrice de son histoire. La plupart de ces sociétés sont dans un état hautement instable, à la fois en décomposition et en ébullition, et les États occidentaux sont incapables de « gérer », comme on dit maintenant, leurs rapports avec elles – sauf à les « gérer » comme on l’a fait avec la guerre du Golfe [de 1991]. » [46]
Sur le décolonialisme
À propos du colonialisme occidental des siècles passés, ses positions s’opposent violemment au discours victimaire aujourd’hui si répandu, qui voudrait réduire les non-occidentaux à d’éternelles victimes, en même temps que nourrissant une « […] idéalisation du monde dit sous-développé. Je dis pour ma part : vous êtes comme les autres, ni meilleurs, ni pires. Vous pouvez fort bien vous égorger les uns les autres, et en réalité vous le faites très souvent. En France, j’ai appartenu à la faible minorité qui a tenté de lutter contre la guerre d’Algérie. Mais j’ai toujours été certain que, si les positions avaient été inversées et que les Algériens dominaient la France, ils s’y seraient comportés, en gros, comme les Français se sont comportés en Algérie. » [47].
De même :
« Les Arabes se présentent maintenant comme les éternelles victimes de l’Occident. C’est une mythologie grotesque. Les Arabes ont été, depuis Mahomet, une nation conquérante qui s’est étendue en Asie, en Afrique et en Europe (Espagne, Sicile, Crète) en arabisant les populations conquises. Combien d’« Arabes » y avait-il en Égypte au début du VIIe siècle ? L’extension actuelle des Arabes (et de l’islam) est le produit de la conquête et de la conversion, plus ou moins forcée, à l’islam des populations soumises. Puis ils ont été à leur tour dominés par les Turcs pendant plus de quatre siècles. La semi-colonisation occidentale n’a duré, dans le pire des cas (Algérie), que cent trente ans, dans les autres beaucoup moins. Et ceux qui ont introduit les premiers la traite des Noirs en Afrique, trois siècles avant les Européens, ont été les Arabes.
Tout cela ne diminue pas le poids des crimes coloniaux des Occidentaux. Mais il ne faut pas escamoter une différence essentielle. Très tôt, depuis Montaigne, a commencé en Occident une critique interne du colonialisme, qui a abouti déjà au XIXe siècle à l’abolition de l’esclavage (lequel en fait continue d’exister dans certains pays musulmans), et, au XXe siècle, au refus des populations européennes et américaines (Vietnam) de se battre pour conserver les colonies. Je n’ai jamais vu un Arabe ou un musulman quelconque faire son « autocritique », la critique de sa culture à ce point de vue. Au contraire : regardez le Soudan actuel, ou la Mauritanie. » [48].
L’hétérodoxie de ces propos oblige à préciser un point important : ce que C. Castoriadis exprime, ici comme partout ailleurs dans ces extraits choisis, n’est absolument pas « accidentel », « subjectif » ou « conjoncturel » au sens où un philosophe serait amené à exprimer une opinion personnelle sans rapport direct avec le cœur de son travail intellectuel – c’est précisément le contraire. Ici les positions qu’il dénonce ne sont en rien innocentes :
« On joue sur la culpabilité de l’Occident relative au colonialisme, à l’extermination des autres cultures, aux régimes totalitaires, à la fantasmatique de la maîtrise, pour sauter à une critique, fallacieuse et auto-référentiellement contradictoire, du projet gréco-occidental d’autonomie individuelle et collective, des aspirations à l’émancipation, des institutions dans lesquelles celles-ci se sont, fût-ce partiellement et imparfaitement, incarnées. (Le plus drôle est que ces mêmes sophistes ne se privent pas, de temps en temps, de se poser en défenseurs de la justice, de la démocratie, des droits de l’homme, etc.) » [49].
Ce « projet d’autonomie » qu’il ne voit se constituer que dans la Grèce antique puis repris dans l’Occident moderne est une capacité d’auto-interrogation et d’auto-institution, il ne le retrouve dans aucune autre culture :
« Contrairement à ce que certains ont dit (ou souhaiteraient), la démocratie ne fait pas partie de la tradition chinoise. Ce n’est pas vrai. Il y a eu des mouvements, il y a eu le taoïsme, etc., ce n’est pas ce que nous appelons démocratie. Les Chinois, certains Chinois du moins, manifestent à Tien-Ân-Men, l’un d’eux est là, devant les blindés, il se fait écraser en revendiquant la démocratie. Qu’est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire qu’il y a quand même un appel de ces valeurs, comme il y en a un – bien que les choses soient là très bâtardes, c’est désagréable – dans les pays de l’Est européen après l’effondrement du communisme. Ce que je veux dire, c’est que, à partir du moment où ces valeurs sont réalisées quelque part – ne serait-ce que de façon très insuffisante et très déformée, comme elles l’ont été ou le sont encore en Occident –, elles exercent une sorte d’appel sur les autres, sans qu’il y ait pour autant une fatalité ou une vocation universelle des gens pour la démocratie. » [50]
Racisme et type anthropologique
De la même manière, et bien plus profondément, il précise dans le même texte qu’« un Chinois, un Indien traditionnel ne considère pas comme allant de soi le fait de prendre des positions politiques, de juger sa société. Au contraire, ça lui paraîtrait même inconcevable. Il ne dispose pas des cadres mentaux pour le faire. ». Chaque société forme un individu lui correspondant, les deux notions recouvrant une même chose d’un point de vue collectif ou individuel : un type de société implique un type d’individu ou, pour C. Castoriadis s’inspirant de l’anthropologie culturelle d’une Ruth Benedict (1887-1948) ou d’un Abram Kardiner (1891-1981), un type anthropologique. Banalité pour tout révolutionnaire, psychanalyste ou ethnologue, la chose est aujourd’hui simplement oubliée au nom d’une sorte d’« indifférentialisme » culturel béat et particulièrement pervers.
Ainsi, toutes les gauches contemporaines converties à « l’indigénisme » ou au « décolonialisme » ne peuvent que condamner ce petit texte important, « Réflexions sur le racisme » de 1987 [51], où Castoriadis affirme que « […] l’idée que le racisme ou simplement la haine de l’autre est une invention spécifique de l’Occident est une des âneries qui jouissent actuellement d’une grande circulation. » Après avoir pointé les éléments racistes dans la culture hébraïque, chrétienne, musulmane ou hindouiste pour en pointer le caractère consubstantiel à la psyché humaine, il précise :
« L’idée qui me semble centrale est que le racisme participe de quelque chose de beaucoup plus universel que l’on ne veut bien l’admettre d’habitude. Le racisme est un rejeton, ou un avatar, particulièrement aigu et exacerbé, je serais même tenté de dire : une spécification monstrueuse, d’un trait empiriquement presque universel des sociétés humaines. Il s’agit de l’apparente incapacité de se constituer comme soi sans exclure l’autre – et l’apparente incapacité d’exclure l’autre sans le dévaloriser et, finalement, le haïr. ».
Ainsi, impossible de s’en tenir à « la schizophrénie euphorique des boys-scouts intellectuels des dernières décennies, qui prônent à la fois les droits de l’homme et la différence radicale des cultures comme interdisant tout jugement de valeur sur des cultures autres. Comment peut-on alors juger (et éventuellement s’opposer à) la culture nazie, ou stalinienne, les régimes de Pinochet, de Menghistu, de Khomeini ? Ne sont-ce pas là des « structures » historiques différentes, incomparables, et également intéressantes ? Le discours des droits de l’homme s’est, dans les faits, appuyé sur les hypothèses tacites du libéralisme et du marxisme traditionnels : le rouleau compresseur du « progrès » amènerait tous les peuples à la même culture (en fait, la nôtre – énorme commodité politique des pseudo-philosophies de l’histoire). […] C’est le contraire qui s’est, surtout, passé. Les « autres » ont assimilé tant bien que mal, la plupart du temps, certains instruments de la culture occidentale, une partie de ce qui relève de l’ensembliste-identitaire qu’elle a créé – mais nullement les significations imaginaires de la liberté, de l’égalité, de la loi, de l’interrogation indéfinie. La victoire planétaire de l’Occident est victoire des mitraillettes, des jeeps et de la télévision – non pas du habeas corpus, de la souveraineté populaire, de la responsabilité du citoyen. […] Et que faites-vous à l’égard des cultures qui explicitement rejettent les « droits de l’homme » (cf. l’Iran de Khomeini) – sans parler de celles, l’écrasante majorité, qui les piétinent quotidiennement dans les faits tout en souscrivant à des déclarations hypocrites et cyniques ? »
C. Castoriadis termine par une anticipation des problèmes vertigineux qui pose ce qui est aujourd’hui pudiquement appelé « multiculturalisme » (le « vivre-ensemble », en novlangue) :
« Je termine par un simple exemple. On a longuement parlé il y a quelques années – moins maintenant, je ne sais pas pourquoi – de l’excision et de l’infibulation des fillettes pratiquées comme règle générale dans une foule de pays musulmans africains (les populations concernées me semblent beaucoup plus vastes qu’il n’a été dit). Tout cela se passe en Afrique, là-bas, in der Turkei, comme disent les bourgeois philistins de Faust. Vous vous indignez, vous protestez – vous n’y pouvez rien. Puis un jour, ici, à Paris, vous découvrez que votre employé de maison (ouvrier, collaborateur, confrère) que vous estimez beaucoup se prépare à la cérémonie d’excision-infibulation de sa fillette. Si vous ne dites rien, vous lésez les droits de l’homme (le habeas corpus de cette fillette). Si vous essayez de changer les idées du père, vous le déculturez, vous transgressez le principe de l’incomparabilité des cultures. Le combat contre le racisme est toujours essentiel. Il ne doit pas servir de prétexte pour démissionner devant la défense de valeurs qui ont été créées « chez nous », que nous pensons être valables pour tous, qui n’ont rien à voir avec la race ou la couleur de la peau et auxquelles nous voulons, oui, raisonnablement convertir toute l’humanité. ».
Questions pratiques éminemment actuelles, et qui se destinent à dominer la vie politique future et que l’intense chasse aux sorcières pseudo-« antifasciste » cherche à faire taire :
« Il y a une rhétorique et une mythologie du « fascisme toujours imminent » dans la gauche et chez les gauchistes qui créent un épouvantail pour se masquer les vrais problèmes » [52].
Pour le dire plus clairement :
« Le fascisme […] se réclame désormais de l’antifascisme » [53].
La question musulmane
La fréquente référence à l’islam n’est ici pas accidentelle et la complaisance, déjà à l’époque, de la gauche à son endroit est pour C. Castoriadis un motif d’accablement. Ici encore, il s’agit d’une position qui s’ancre profondément dans sa philosophie où « l’institution hétéronome de la société et la religion sont d’essence identique. Elles visent, toutes les deux, le même et par les mêmes moyens. » [54], c’est-à-dire la dépendance du sujet à une instance mythique fantasmatiquement extra-sociale. Ainsi, « l’énoncé : ’la Loi est injuste’, pour un Hébreu classique, est linguistiquement impossible, à tout le moins absurde, puisque la Loi a été donnée par Dieu et que la justice est un attribut de Dieu et de lui seul. » [55] – ou, pour le dire plus franchement ; « je suis entièrement solidaire des anarchistes dans leur anticléricalisme intransigeant : Ni Dieu, ni maître, ni Dieu ni César ni tribun. » [56]. Si la quasi-totalité des sociétés humaines connues dans l’histoire se sont essentiellement constituées dans l’aliénation religieuse – et il n’en épargne aucune – l’islam contemporain en offre une forme paradigmatique, et de plus en plus caricaturale, un prototype de l’hétéronomie provoquant une confrontation que l’Occident refuse obstinément d’entendre :
« l’intégrisme ou « fondamentalisme » islamique est plus fort que jamais, et s’étend sur des régions que l’on croyait sur une autre voie (Afrique du Nord, Pakistan, pays au sud du Sahara). Il s’accompagne d’une haine viscérale de l’Occident, ce qui se comprend : un ingrédient essentiel de l’Occident est la séparation de la religion et de la société politique. Or l’islam, comme du reste presque toutes les religions, prétend être une institution totale, il refuse la distinction du religieux et du politique. Ce courant se complète et s’auto-excite par une rhétorique « anticolonialiste » dont le moins que l’on puisse dire, dans le cas des pays arabes, est qu’elle est creuse. » [57]
Ainsi l’aspect théorique de cette interrogation, posée il y a trente ans, s’estompe progressivement :
« Quand, il y a dix ou quinze ans, le colonel Kadhafi – on disait « Il est fou », peut-être… – déclarait que la bifurcation catastrophique de l’histoire universelle, ça a été quand Charles Martel a arrêté l’expansion arabe à Poitiers et que ce qu’il faudrait vraiment, c’est islamiser l’Europe…Si on veut être islamisé, c’est très bien. Si on ne veut pas être islamisés, qu’est-ce qu’on fait ? » [58].
La question migratoire
La question renvoyait déjà, quoiqu’en des termes moins dramatiques qu’aujourd’hui, à celle que l’on appelle encore l’immigration, sur laquelle, ici encore, les positions de Castoriadis sont particulièrement hérétiques, mais toujours aussi cohérentes.
À la question « l’immigration ne va-t-elle pas devenir le problème explosif de la France et de l’Europe ? », il répond :
« Cela peut le devenir. Le problème n’est évidemment pas économique : l’immigration ne saurait créer des problèmes dans des pays à démographie déclinante, comme les pays européens, tout au contraire. Le problème est profondément politique et culturel. Je ne crois pas aux bavardages actuels sur la coexistence de n’importe quelles cultures dans la diversité. Cela a pu être – assez peu, du reste – possible dans le passé dans un contexte politique tout à fait différent, essentiellement celui de la limitation des droits de ceux qui n’appartenaient pas à la culture dominante : juifs et chrétiens en terre d’Islam. Mais nous proclamons l’égalité des droits pour tous (autre chose, ce qu’il en est dans la réalité). Cela implique que le corps politique partage un sol commun de convictions fondamentales : que fidèles et infidèles sont sur le même pied, qu’aucune Révélation et aucun Livre sacré ne déterminent la norme pour la société, que l’intégrité du corps humain est inviolable, etc. Comment cela pourrait-il être « concilié » avec une foi théocratique, avec les dispositions pénales de la loi coranique, etc. ? Il faut sortir de l’hypocrisie qui caractérise les discours contemporains. Les musulmans ne peuvent vivre en France que dans la mesure où, dans les faits, ils acceptent de ne pas être des musulmans sur une série de points (droit familial, droit pénal). Sur ce plan, une assimilation minimale est indispensable et inévitable – et, du reste, elle a lieu dans les faits. » [59].
Hormis ce tout dernier point, il est difficile, aujourd’hui, de démentir le diagnostic, tout comme il est impossible d’infirmer les sombres perspectives qu’il dessinait il y a trente ans pour les décennies à venir :
« L’immigration clandestine augmente au fur et à mesure que la pression démographique s’élève, et il est sûr qu’on n’a encore rien vu. Les Chicanos traversent pratiquement sans obstacle la frontière mexicano-américaine – et bientôt ce ne sera plus seulement des Mexicains. Aujourd’hui, pour l’Europe c’est, entre autres, le détroit de Gibraltar. Et ce ne sont pas des Marocains ; ce sont des gens partis de tous les coins d’Afrique, même d’Éthiopie ou de la Côte d’Ivoire, qui endurent des souffrances inimaginables pour se trouver à Tanger et pouvoir payer les passeurs. Mais demain, ce ne sera plus seulement Gibraltar. Il y a peut-être quarante mille kilomètres de côtes méditerranéennes bordant ce que Churchill appelait « le ventre mou de l’Europe ». Déjà, des fugitifs irakiens traversent la Turquie et entrent clandestinement en Grèce. Puis il y a toute la frontière orientale des Douze. Va-t-on y installer un nouveau mur de Berlin, de trois ou quatre mille kilomètres de long, pour empêcher les Orientaux affamés d’entrer dans l’Europe riche ? On sait qu’il existe un terrible déséquilibre économique et social entre l’Occident riche et le reste du monde. Ce déséquilibre ne diminue pas, il augmente. La seule chose que l’Occident « civilisé » exporte comme culture dans ces pays, c’est les techniques du coup d’État, les armes, et la télévision avec l’exhibition de modèles de consommation inatteignables pour ces populations pauvres. Ce déséquilibre ne pourra pas continuer, à moins que l’Europe ne devienne une forteresse régie par un régime policier. » [60]
Il précise en 1992 à propos des dangers que fait peser l’immigration massive en Europe [61] :
« Au-delà du problème des conditions matérielles… Il y a le problème, bien plus important selon moi, de ce que j’appelle les significations imaginaires : « Nous sommes allemands, nous sommes anglais, nous sommes français... Nous avons bâti des cathédrales, nous avons eu Shakespeare ; nous avons eu Goethe, nous avons un mode de vie, un artisanat, etc. Et qui sont donc ces gens qui viennent ?… et ainsi de suite. […] J’espère que la leçon à tirer, si je puis dire, de cette discussion ne sera pas un pessimisme sans bornes mais bien la nécessité de prendre conscience de ces problèmes et de tenter de dire haut et fort ce que nous voyons partout où nous nous trouvons. […] Nous avons donc ce problème terrible, mais les réponses théoriques qui pourraient être données seraient absolument privées de sens et sans espoir en l’absence d’une volonté politique et d’une prise de conscience de ces problèmes par la population laborieuse, ce qui fait aujourd’hui défaut. ».
Dans son article de 1983 « Quelle Europe ? Quelles menaces ? Quelle défense ? », texte méconnu pourtant synthétique et percutant, Castoriadis s’alarme à la fois de l’effondrement interne de l’Occident, des ambitions hégémoniques de l’impérialisme russe, et de la déliquescence du monde non-occidental, chacune faisant peser le danger extrême de l’effacement de l’apport crucial de la modernité occidentale :
« Ce qui est menacé, c’est la composante démocratique des sociétés « européennes », et ce qu’elle contient comme mémoire, source d’inspiration, germe et espoir de recours pour tous les peuples du monde ».
Il précise encore :
« [L’Europe] est ensuite menacée d’être submergée par un Tiers Monde trois fois plus peuplé que les pays « européens » » [62].
Conclusion
« On n’honore pas un penseur en le louantou même en interprétant son travail,mais en le discutant, le maintenant par là en vieet démontrant dans les actes qu’il défie le tempset garde sa pertinence. » [63]
On pourrait aisément multiplier les thématiques et les citations – le problème rencontré ici aura été celui de l’embarras du choix. Elles placent Cornelius Castoriadis résolument hors de la bien-pensance contemporaine, a fortiori de ses franges militantes et médiatiques où il se voit entraîné à l’occasion. Et, a contrario, on trouvera tout le reste de son œuvre pour nuancer, équilibrer, contrebalancer les positions ici décrites, mais qui ne seront pas contradictoires (ainsi, au hasard, ses déclarations favorables à la construction de mosquées [64] ou le vote immigré [65]), et qui l’ancrent définitivement dans la voie de l’émancipation humaine sans compromission et hors schéma préconçu – et c’est, précisément, l’objectif de ce texte. Car il est aussi inepte d’assigner Castoriadis à droite, à l’extrême gauche, au centre, sur Mars ou ailleurs, tout comme de se prévaloir d’une fidélité quelconque à des positions : il a fait œuvre et non doctrine, tentative explicite de penser les basculements de son époque, invitant à faire de même aujourd’hui, à chercher hors de ce qu’il nommait la « pensée héritée », déclinée en idéologies de plus en plus débilitantes tenant lieu de discours savants. La question n’est pas de se placer pour ou contre, avec ou sans Castoriadis, dans une fidélité rigide ou un pseudo-inventaire pro domo, à sa « droite » ou à sa « gauche », mais bien d’essayer de penser – penser la vérité, l’histoire, la réalité – et de le rencontrer dans cette ambition pour entendre ce qu’il a à nous dire. Qui prétendra que ce point de départ ne fait pas écho, de plus en plus dramatiquement, à notre situation ? :
« Je reste toujours, plus que jamais, profondément convaincu que la société actuelle ne sortira pas de sa crise si elle n’opère pas, sur elle-même, une transformation radicale – en ce sens, je suis toujours un révolutionnaire. Et je pense que cette transformation ne peut être que l’ouvre de l’immense majorité des hommes et des femmes qui vivent dans cette société. » [66]
Mais cela est-il encore concevable ? se demandait-il inquiet, bien souvent, nous offrant le mot de la fin :
« Tout ce que nous avons à dire est inaudible si n’est d’abord entendu un appel à une critique qui n’est pas scepticisme, à une ouverture qui ne se dissout pas dans l’éclectisme, à une lucidité qui n’arrête pas l’activité, à une activité qui ne se renverse pas en activisme, à une reconnaissance d’autrui qui reste capable de vigilance ; le vrai dont il s’agit désormais n’est pas possession, ni repos de l’esprit auprès de soi, il est le mouvement des hommes dans un espace libre dont ce sont là quelques points cardinaux. Mais cet appel peut-il être encore entendu ? Est-ce bien à ce vrai que le monde aujourd’hui désire et peut accéder ? Il n’est pas au pouvoir de qui que ce soit, ni de la pensée théorique comme telle, de répondre d’avance à cette question. Mais il n’est pas vain de la poser, même si ceux qui veulent et peuvent l’entendre sont peu nombreux ; s’ils peuvent le faire sans orgueil, ils sont le sel de la terre. » [67]