"Les « Lumières » (ces gens, en plus de l’évocation maçonnique du terme, ne se prennent pas pour de la roupie de sansonnet : ils sont le Soleil dans la nuit de l’intelligence, pas moins) ont capitalisé sur l’humanisme de la Renaissance et l’ont déroulé dans ses conséquences économiques, politiques, scientifiques et sociales. Trois notions président à son ordonnancement : humanisme, rationalisme, libéralisme. L’humanisme est une approche philosophique révolutionnaire consistant à faire de l’homme le centre et le sujet du monde : il détourne pour cela le christianisme, qui soumet effectivement le monde à l’homme, miroir divin, mais où celui-ci reste une créature faillible, marquée par la souillure originelle, et devant tendre à Dieu qui seul permet le salut. Avec l’humanisme, le monde tendu vers Dieu se recentre sur l’homme – l’individualisme corrupteur en surgira – et ce changement de focale qui invite l’homme à se suffire sur Terre est le fondement pratique du mythe du progrès, qui affirme la perfectibilité de l’environnement humain d’abord, de la nature humaine ensuite (l’inspiration chrétienne détournée est là encore prégnante : l’homme jadis ne recevait la récompense de ses efforts que dans l’Au-Delà, les humanistes ont cru pouvoir en recueillir le gage dès la vie terrestre, après quoi ce gage est devenu le but lui-même, le salut étant évacué). Le rationalisme est la posture épistémologique, c’est-à-dire relative à la connaissance, qui affirme que seule la raison dialectique est en mesure d’accéder à la vérité, de fonder le jugement et d’agir sur le monde. Il faut se garder de le confondre avec le simple exercice de la raison ou avec la méthode scientifique, qui ne l’ont pas attendu. Le rationalisme, non seulement exclut de la connaissance les données de la foi ou de la légende (ce qui sera le fondement du matérialisme), mais aussi il impose un examen mathématique du monde qui conduit, d’abord, à le diminuer, ensuite, à le désenchanter, enfin, à l’exploiter. Le rationalisme rejette ce qui n’est pas quantifiable ni praticable, il se force à ignorer, non seulement les mythologies, mais les récits sociaux et les convenances les plus simples, qui font obstacle à la vérité brute : il est parti de la lutte contre la « superstition », on l’a vu ensuite « déconstruire » les récits nationaux et les grands personnages de l’Histoire, on le trouve aujourd’hui à nier le bien et le mal, à questionner la nature de l’homme, la réalité du corps, la distinction entre les sexes ou les races, à mettre de côté comme simples construits sociaux les évidences liées à ces données biologiques de base dans le but d’éviter des biais cognitifs qui nous masqueraient une réalité plus fondamentale. Dans le même temps, ayant réduit notre univers à une somme d’éléments physiques par eux-mêmes sans signification, il lui est facile d’organiser l’optimisation de ces éléments pour qu’ils aient un fonctionnement plus conforme à la logique pure ; de là le progrès technique et ses excès, de là les théories inhumaines (car l’« humain » n’est pas une notion rationnelle) du « capital humain » et de l’exploitation raisonnée de la nature. Le libéralisme enfin est l’organisation sociale tirée de l’humanisme et qui, plaçant l’homme au centre de la pensée politique, le considère comme son propre fondement, sujet de droits inaliénables enracinés dans sa nature, seul apte à déterminer sa vision du monde (y compris son sexe, sa nationalité, sa culture...) et à agir en conformité avec cette vision dans tous les domaines de la vie. Le libéralisme considère que la liberté permet à l’individu de s’accomplir selon la définition du bonheur qu’il a souverainement décidée. Et, puisqu’il y a autant de définitions incompatibles entre elles du bonheur que d’individus, le libéralisme, qui est une idéologie, c’est-à-dire le discours porté sur une idée, postule que c’est l’idée de liberté qui, capable d’organiser le monde matériel, orientera naturellement les individus différents vers un état parfait pourvu qu’on la maximise dans la société. Dans le domaine économique, le libéralisme affirme que la liberté totale des acteurs organise naturellement le marché vers une répartition optimale des ressources selon les besoins en fonction de « lois » bien entendu fictives. Dans le domaine moral, où il est appelé « libertaire » (autre mot, même réalité), le courant libéral brandit le relativisme subjectif (le bien et le mal n’existent pas, les interprétations du réel ne sont ni vraies ni fausses et peuvent coexister) et assigne à l’État la tâche de maintenir les instruments minimaux de bornage des prétentions contraires des individus lorsqu’elles entrent (inévitablement) en collision. Bien sûr, ces collisions ne cessent pas, et l’État, pour conserver en fonctionnement un système opérant la théorie libérale, est paradoxalement obligé d’aller toujours plus loin dans la contrainte, et de supprimer les libertés réelles, c’est-à-dire les prérogatives réelles d’une personne dans son environnement physique et moral, pour préserver la liberté théorique de l’individu propriétaire de lui-même ; et c’est ainsi que le système libéral force sous la menace de poursuites des millions d’hommes à appeler « femme » un homme s’étant mutilé le pénis au nom de la liberté de cet homme à être une femme s’il le veut. C’est évidemment contradictoire de contraindre au nom de la liberté, mais ce n’est pas une erreur d’application : c’est que la thèse centrale du libéralisme, qui dit que la liberté, idée pure, est capable d’organiser le monde réel de façon cohérente et optimale, cette thèse est fausse et ne produit que des incohérences et des monstruosités. Le monde pourri d’aujourd’hui l’est sous l’action de ces trois dogmes des Lumières. Ils n’ont pas immédiatement produit de tels effets, ils les ont développés lentement, au fur et à mesure de la transformation sociale, ils nous ont en passant apporté beaucoup de bonnes choses, notamment dans le domaine scientifique et technique, mais ils étaient voués à engendrer ces effets désolants. La pensée des « Lumières » est venue entamer la société qui lui préexistait et qui a généré en réaction à cette intrusion une affirmation de ses principes antérieurs. Pour cette raison, la doctrine opposée à celles des Lumières est appelée Réaction et ceux qui la pratiquent sont des réactionnaires. Il ne s’agit pas d’une contre-doctrine, et l’on chercherait en vain à identifier en elle un corpus dynamique : ce sont les Lumières qui ont introduit l’idée de progrès et donc de dynamique dans les idées et les événements. Les réactionnaires ne souscrivent pas à cette façon de voir : leur idéal est la Tradition, qui est la permanence d’un ensemble d’objets, de mœurs, de représentations et d’attitudes transmises de génération en génération, où chacun se reconnaît, non pas maître de sa nature et de son destin, mais soumis à un ordre naturel supérieur, physiquement limité et mortel, issu de quelque part et ne touchant dans ce monde l’éternité qu’en recevant, en cultivant et en transmettant à une chaîne d’ascendants et de descendants parcourant l’infini du temps. La Tradition n’est pas immobile, et chaque génération apporte une altération, un enrichissement, un oubli parfois, à ce legs immense, mais le mythe de sa conservation demeure intact (tant qu’aucun rationalisme ne vient le mettre à bas) et les mythes sont souvent plus importants pour la survie des peuples que la subsistance matérielle de ses membres. En termes politiques, le traditionalisme s’incarne dans le nationalisme, qui fait de la nation, c’est-à-dire du corps social mythique, le sujet de le réflexion et de l’action publiques. Il est aisé de voir combien les grandes idées politiques qui s’opposent dans le monde actuel découlent en fait de la même base : le libéralisme économique débridé du XIXème siècle, qui faisait travailler les enfants à la mine, a suscité en réaction le socialisme, qui en combat les excès économiques, mais en agissant selon les mêmes idéaux de liberté humaine et d’émancipation finale des êtres humaines – émancipation des liens de la Tradition qui assignent l’individu à une place fixe dans l’ordre cosmique. Le socialisme, et le communisme qui est sa version aboutie, ont à leur tour suscité le fascisme, qui, proche de la Réaction, est néanmoins contaminé par son origine politique et vise à son tour à proposer un « homme nouveau », à affirmer un « droit du plus fort » qui n’est que le libéralisme appliqué à la vie biologique, et à faire décréter le bien et le mal par l’État. Ce que le fascisme éveille de sympathie dans nos milieux, il le doit à la résonance qu’il fait de la Tradition dont il s’inspire et qu’il veut exalter ; ce en quoi il gâche cette intention et corrompt beaucoup de personnes de bonne foi chez nous, c’est en faisant de la Tradition un moyen vers les autres fins qu’il se propose (puissance, vitalité) plutôt que le contraire – qui n’est pas du tout une exclusion de la vitalité et de la puissance, mais seulement leur usage au service de la transmission, sans laquelle tout est une vanité temporaire qui s’évanouit aussitôt (je n’ai pas besoin de souligner l’importance de la religion pour contrer ce nihilisme)." |
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