Épilégomènes à une théorie de l’âme que l’on a pu présenter comme science

Cornelius Castoriadis
mardi 7 janvier 2020
par  LieuxCommuns

« Épilégomènes à une théorie de l’âme que l’on a pu présenter comme science », in revue L’Inconscient n°8 (intitulé : « Enseignement de la psychanalyse ? »), octobre 1968 repris par les Éditions du Seuil, collection « Esprit », Paris, 1978 (réédition : 1998).

Sources : https://cras31.info/IMG/pdf/castori...


I

Saurions-nous donc aujourd’hui, par la psychanalyse, ce qu’il en est de l’âme ? Nous nous trouvons plutôt dans une situation plus paradoxale que jamais. Des apories qui nous tancent depuis le Timée et le Peri psychès, éponymes des trois traités les plus longs de la quatrième Ennéade, condensées dans le paralogisme psychologique de la Dialectique transcendantale, aucune n’a été, en aucun sens, éliminée par l’œuvre de Freud. Elles s’en trouveraient plutôt multipliées et aggravées. Pourtant, nous avons raison d’y voir une novation radicale, car nous ne pouvons plus réfléchir l’âme que dans cet espace où Freud l’a entraînée, où les problèmes hérités ne retrouvent leur sens qu’à condition de changer de corps.

Cette novation à quoi l’imputer, ce nouvel espace comment le définir ? Payons à la mode l’inévitable tribut minimal, en la reconnaissant pour telle : ce n’est pas une imaginaire scientificité de la psychanalyse ou prétendue coupure épistémologique qui ici, pas plus qu’ailleurs, rendrait compte de quoi que ce soit. Le mirage scientifique a certes servi à Freud d’illusion vitale et même féconde. L’hydraulique de L’Esquisse de 1895 a sous-tendu l’ensemble de son œuvre. À la Science, il croyait autant qu’il pouvait et ses formulations à cet égard, passablement simplistes à première vue [1], ne sonneraient pas bien aux oreilles des tenants les moins naïfs du scientisme contemporain. Aussi ne sont-elles jamais citées, et beaucoup seraient étonnés d’apprendre qu’il signa, en 1911, un manifeste en faveur de la création d’une société pour la diffusion de la philosophie positiviste [2]. S’il a eu, à ce propos, un doute ou un malaise, il aura plutôt été dû à ce que la psychanalyse ne serait pas tout à fait scientifique, au sens des sciences positives. Aussi exprima-t-il souvent son espoir qu’un jour des sciences majeures, en puissance de positivité et d’exactitude -anatomie, physiologie et pathologie du système nerveux -pourraient fournir l’explication du psychisme et la thérapie de ses troubles [3]. Sur ces formulations aussi, les fils de Noé ont jeté un voile, moins pieux peut-être qu’autopréservateur : devraient-ils clamer sur les toits que leur science est en accouchement différé depuis soixante-quinze ans ? Certes aussi, il n’a cessé parallèlement de réclamer et de pratiquer une explication psychologique des phénomènes psychologiques [4]. Mais il faudra attendre 1939, et cet Abrégé interrompu par la mort, pour lire sous la plume du plus grand psychologue de tous les temps qu’une relation directe entre la vie psychique et le système nerveux, « existerait-elle, ne fournirait dans le meilleur des cas qu’une localisation précise des processus de conscience, et ne contribuerait en rien à leur compréhension » [5].

Les problèmes que pose cette localisation – aussi imprécise soit-elle – n’en subsistent pas moins, et j’y reviendrai. Au moins reconnaît-on ainsi qu’il n’y a pas à attendre une incompréhensible réduction de la psychologie à la physiologie et une future naissance de la psychanalyse à la scientificité positive accompagnée de sa mort comme psychanalyse. Mais d’où recevrait-elle alors son statut de science ? Et à quelle science se réfère-t-on ici ?

Depuis des siècles, en Occident, la science n’est pas idée, mais réalité instituée, et descriptible comme telle. Elle se définit comme production et reproduction des phénomènes dans l’expérimentation et l’observation, comme inférence formalisable (serait-ce partiellement) des énoncés, comme correspondance univoque des uns et des autres ; elle constitue ses résultats comme vérifiables et accessibles à tous ceux qui veulent se donner la peine de les étudier. Comment donc serait scientifique un discours qui échappe aux règles communes de vérification et de communicabilité, qui ne peut s’instaurer qu’en se mettant à l’abri de ces règles et progresser qu’en s’y maintenant ? Certes, l’objet de la psychanalyse est, en un sens, observable ; rêves, lapsus et actes ≠manqués, obsessions, angoisse, [folie] sont dans le domaine public, et depuis toujours. L’observable est ici partout, il l’est même littéralement car tout ce qui sera jamais donné aux hommes relèvera aussi de la psychanalyse. Ce serait plutôt l’observateur qui ne serait nulle part. Car il fait, lui-même, partie de l’observable, comme du reste ses observations. Comment s’en extraira-t-il, comment se posera-t-il face à l’objet pour se rendre possible la theoria scientifique ? Dans quel miroir verra-t-il l’autre face de son œil, dans quel appareillage captera-t-il son acte de vision ?

Aussi ne peut-il voir que s’il a déjà vu. Communicabilité et vérifiabilité présupposent ici l’acceptation préalable du résultat final de la recherche psychanalytique – la codétermination de tout phénomène psychique par le sens inconscient. Il faut que le novice accepte d’avoir vu ce qu’il n’a pas encore vu pour pouvoir peut-être un jour le voir. Pas plus que les « critiques du monde scientifique », le malade ne peut « croire » au « contenu intellectuel de nos éclaircissements » ; il ne peut y croire qu’en fonction du transfert [6]. Comment donc y aurait-il vérification, puisque celle-ci ne peut avoir lieu que dans le champ de l’analyse et que celui-ci ne peut se constituer que par le transfert, qui est à son tour essentiellement non-vérité ? Ce n’est que dans et par cette non-vérité que la psychanalyse s’avère pleinement ; c’est cette conversion, non pas du regard, mais de l’être, en fonction d’une relation qui n’est pas ce qu’elle croit être, qui permet à la fois l’existence de quelqu’un pour voir – et de quelque chose à voir. Car si l’objet observable de la psychanalyse est en un sens partout, en un autre sens, il n’est comme tel et en personne nulle part ; il n’est que comme autre face de ce qui apparemment se suffit à soi-même, que les lézardes de cette suffisance permettent à la rigueur de soupçonner mais non de voir. Aussi Freud déclarait-il franchement que ne peuvent discuter d’analyse que ceux qui en ont eu l’expérience personnelle. Rien de comparable dans la science, où il suffit d’accepter que 1 ≠ 0, et d’ouvrir les yeux quand quelque chose est montré. Cette « croyance », peut-être pas un acte de foi mais en tout cas radicalement distincte de la proairesis scientifique et généralement théorique, il ne suffit pas du reste de l’affirmer une fois pour toutes. Elle est à monnayer pendant des années, et en droit perpétuellement, puisqu’il s’agit non pas d’affirmer de façon vide que le sens inconscient est la vérité cachée de toute manifestation psychique, mais de rompre chaque fois la fallacieuse évidence de la donnée de conscience au nom et à la recherche d’une vérité absente et énigmatique – dont pourtant un certain indice, fût-il négatif, fût-il en creux, doit bien être présent à cette conscience comme indice d’une vérité à chercher, sans quoi on ne voit ni ce que, ni pourquoi elle chercherait. Pour le scientifique les évidences sont au centre, les interrogations aux frontières. Pour l’homme de la psychanalyse c’est l’inverse, plus exactement : tout devient frontière du fait même qu’il est venu au centre. La « croyance » fait simplement que la résistance à la psychanalyse change de lieu et de forme (on en a maintenant la démonstration à l’échelle de la société entière). Ce sont les certitudes les mieux ancrées, allant le plus de soi, qui sont à interroger avec le plus d’acharnement et les plus sûres d’être suspectes ; leur évidence témoigne contre elles, et leur acceptation ne les soustrait pas à la présomption d’accomplir une fonction méconnue, elle la renforcerait plutôt. Et cette interrogation se replie sur elle-même et se recouvre elle-même, car rien ne garantit qu’elle ne relève pas, dans chaque cas concret, du doute obsessionnel ou du retour d’une résistance.

Ce discours étrange, étrangement suspendu entre Gorgias et Hegel, qui, sans aberration, l’imputera à la progéniture de Galilée et de Newton ? Que Freud ait voulu parfois le faire, renvoie à cet autre paradoxe de l’histoire, qu’il n’est pas identique de découvrir le vrai et de le reconnaître pour ce qu’il est.

Et quel est son rapport avec le temps ? Diamétralement opposé à celui de la science, et cela dans les deux manifestations de l’analyse. Comme analyse effective, elle connaît un développement indéfini : cet objet déterminé, le ceci quelconque du champ analytique, on n’a jamais terminé d’en parler, on pourra toujours y revenir parce qu’autre chose s’y est d’un coup préannoncé et à cela aucune limite peut être posée (la fin du traitement relève de tout autres considérations). Au lieu que lorsque la science passe à une autre couche de son objet la précédente a été, d’une certaine façon, achevée. Mais comme théorie analytique, elle ne connaît pas de développement et c’est ici que le contraste avec toute science existante apparaît avec éclat.

Le terme de progrès appliqué à la science moderne est certes problématique – sauf au sens du pouvoir-faire technique –, mais son développement écrasant – et auto-écrasant – est manifeste. Mais quel est le développement théorique (et technique) de la psychanalyse ? Plus qu’ailleurs, les comparaisons sont ici critiquables. Que l’on réfléchisse pourtant sur ce que les soixante-dix ans qui nous séparent de L’Interprétation des rêves qui a rendu publique la nouvelle conception, les cinquante ans qui nous séparent de l’Au-delà du principe du plaisir qui l’a essentiellement achevée, ont apporté au développement des disciplines scientifiques. Les données historiques, trop massives, n’ont pas à être évoquées. Les noms, comme symboles des grands apports, pourraient être cités par dizaines ; c’est pourquoi ils n’ont pas à être cités et ne peuvent pas l’être, ils n’évoquent plus rien pour la plupart, à tel point la science contemporaine prolifère, se collectivise et s’anonymise.

Dirait-on que les premiers millénaires sont toujours les plus difficiles, on admettrait du coup qu’il faudrait attendre les prochains pour parler de la psychanalyse comme science.

Dirait-on, plus sérieusement, que l’absorption de la psychanalyse par le système social et sa reprise par le champ historique l’auraient stérilisée ? La question se pose alors de savoir pourquoi cette absorption et cette reprise – nécessairement, tantologiquement vérifiées pour toute activité, scientifique ou autre – ont été ici tellement efficaces et avec ce résultat, pourquoi elles ont pu stériliser la psychanalyse mais non la cosmologie, la biologie moléculaire ou même ce qui passe actuellement pour économie politique ? Pourquoi, si la psychanalyse est science, ne connaît-elle pas le même destin : l’autonomisation du développement, l’impetus incoercible que n’arrivent à entraver ni l’enracinement et l’utilisation idéologiques de ce savoir, ni son institutionnalisation à peu près complète ? N’y aurait-il pas dans la psychanalyse elle-même quelque chose – objet, méthode, les deux certainement – qui serait comptable de son destin unique ?

Unique vraiment ? On connaît d’autres cas où tout se passe comme si une instauration initiale avait d’un coup atteint un indépassable, réussi à soustraire l’objet créé à l’allure du temps culturel, ou plutôt à instituer simultanément un temps qui lui soit propre. La temporalité historique de la psychanalyse rappelle beaucoup plus celle d’une religion, d’une philosophie, d’un grand courant politique, que celle de la topologie ou de la physique quantique. C’est l’Académie, le Lycée, la Stoa – ou bien le marxisme – qui en fournissent une analogie. À la grande instauration, dont le fondateur entouré de quelques compagnons d’armes est l’artisan hors ligne, aux quelques dissidences rapidement dégénérant en sectes, succèdent une unique Rosa que l’orthodoxie regarde en sourcillant, et une large diffusion de la lettre accompagnée de l’oubli de l’esprit. Plus près de nous un propos étrange proclame la découverte de Freud par Lacan. Si cette nouvelle variante de l’Épiménide ne s’annulait pas elle-même – le fait de l’assertion en contredisant ipso facto le contenu – elle confirmerait ce qui est ici avancé. Luther a peut-être découvert le Christ ; mais Dirac n’a pas découvert et n’avait pas à découvrir Planck, mais l’électron positif.

La science ne découvre pas des scientifiques, mais des choses. Les scientifiques n’intéressent que l’histoire de la science – qui n’est pas une science. Mais en effet on découvre et on a besoin de découvrir périodiquement ces textes connus que sont La République, La Métaphysique, la Bible, Critique de la raison pure, Le Capital – et certainement aussi, L’Interprétation des rêves. Et cet étrange rapport au temps prévaut à l’intérieur de l’œuvre considérée elle-même, comme on peut le voir à la façon dont on traite les écrits successifs de Freud. Les brouillons qui ont pu précéder les Principia [de Newton] ou le Zur Elektro-dynamik der bewegten Körper [d’Einstein] n’ont pas d’intérêt pour le physicien (pas plus du reste que les textes eux-mêmes) ; il n’en a pas été de même des Manuscrits de 1844 [de Marx] ou de la correspondance [de Freud] avec Fliess. Personne ne traite la première topique comme si elle avait été effacée par la seconde (et s’il le fait il a tort), et la pulsion de mort n’a ni éliminé, ni complété, ni intégré le narcissisme. L’Abrégé eût-il été achevé, et dix fois plus volumineux qu’il n’était destiné à être, on n’en reviendrait pas moins aux travaux antérieurs, et pas pour y trouver plus de détails. Serait-ce parce qu’on aurait oublié, dans le cas de la psychanalyse, la distinction entre le système et la Problemgeschichte  ? Non, c’est qu’ici – comme en philosophie – l’histoire des problèmes et le système, même s’ils ne sont pas identiques – comme le pensait en un sens Hegel – ne peuvent pas être absolument distingués. La manière dont le problème a été posé, ses approches successives, ses tentatives de solution gardent valeur et vérité quels que soient les développements ultérieurs. Les solutions n’ont pas le sens qu’elles ont dans d’autres domaines, elles ne sont pas des solutions correctes, conditionnellement catégoriques, pouvant donc être dépassées ou annulées si l’on modifie l’ensemble de conditions qui les soutient ; elles sont solutions en tant qu’elles permettent de penser ce qui ne peut pas être ramené à un ensemble défini de conditions.

C’est que les conditions sont ici des conditions de sens – ce qui n’est pas le cas des énoncés scientifiques, sinon aux limites par où ils cessent d’être proprement scientifiques. Non pas que ceux-ci, comme le pensent naïvement beaucoup de scientifiques et à leur suite quelques philosophes, coupent court à l’ambiguïté, ne présentent qu’une seule et transparente couche de sens, ne comportent de conséquence et d’implication qu’ils ne connaissent et ne possèdent au moment et du fait de leur formulation. Il a fallu deux siècles pour désimpliquer les présupposés conceptuels de la vue galiléenne-newtonienne et s’apercevoir de leur incohérence ; il y a cinquante ans que l’on travaille pour unifier conceptuellement relativité et physique quantique sans y parvenir. Mais cette question du sens, la science ne la soulève qu’à sa périphérie ; ce n’est qu’aux points où l’activité du physicien et l’être de son objet deviennent indiscernables – aux limites de l’expérimentation inframicroscopique et de la construction cosmologique, ou bien au niveau de la catégorisation fondamentale – qu’elle se voit obligée de l’affronter. Mais c’est d’un bout à l’autre que la psychanalyse la rencontre. Cela même exclut le procès de cumulation tel qu’il apparaît là où il s’agit de concaténations d’éléments formels ou matériels rigoureusement définissables.

Par là se nouent ensemble ces deux moments descriptifs de la science moderne – vérifiabilité et communicabilité d’une part, temporalité cumulative, d’autre part – en même temps que se dévoile leur commune condition dans la mise à distance, mise entre parenthèses, ou suspension du sens. C’est elle qui permet l’instauration de procédures opérationnelles publiques de vérification et de falsification, à son tour condition de création d’une temporalité cumulative dans le domaine du savoir. La grande invention gréco-occidentale a été ici de poser comme conditions épistémologiques du savoir ce qui était en même temps condition de sa socialisation et historisation. Car vérifiabilité et communicabilité, transcendantalement pures définitions du discours scientifique (plus exactement, notions indéfinissables qui, aziomatiquement, le constituent en le définissant) ont en même temps un autre mode d’existence : elles assurent, dans le monde social-historique effectif, non seulement que la terre du savoir appartient à ceux qui la travaillent, mais que chacun peut en avoir autant qu’il est capable de cultiver entre le lever et le coucher de son soleil. Permettant ainsi un élargissement illimité de la base humaine de la science, cette invention lui rendait aussi possibles l’application raisonnée de la division du travail et l’entrée dans un procès de cumulation non pas de vérités, mais de résultats et de connaissances effectifs. Un immense corps anonyme, socialisé, organisé par son objet même, travaille appuyé sur une masse immense de résultats dont rien, sinon la monstrueuse prolifération, n’entrave l’accessibilité universelle ; et les révolutions les plus explosives dans cette masse en présupposent la continuité et n’existeraient pas sans elle. Rien de comparable dans la psychanalyse, où il suffit de formuler l’idée d’une division du travail pour énoncer un non-sens. Une préoccupation spécifique, pratique ou théorique, ne peut ici consister qu’à privilégier un point de vue (et même comme telle elle est critiquable, comme on l’aperçoit à la lecture de certains travaux), non à découper une portion de domaine. Ici, diviser l’objet c’est le tuer – sans même pouvoir en conserver le caput mortuum.

Il en est ainsi parce que cet objet est sens incarné, signification matérialisée – logo enuloi [7], plus même : logoi embioi, significations vivantes. L’avoir saisi, tel est le sens réel du travail de Freud, la définition de sa rupture profonde avec la science psychologique et psychopathologique de son époque.

II

Cet objet, la psychanalyse le partage pourtant avec toutes les disciplines qui ont affaire au monde social-historique. Qu’est-ce qui en a fait la spécificité et surtout l’immense fécondité, pourquoi la psychanalyse n’a-t-elle pas été simplement une verstehende Psychologie avant la lettre et aussi stérile que celle-ci ?

C’est que l’analyse n’est pas simple théorie de son objet, mais essentiellement et d’abord activité qui le fait parler en personne. Cette essence est plus difficile à saisir aujourd’hui, où l’on pourrait croire que l’activité analytique découle d’une théorie ; elle apparaît clairement lorsqu’on considère l’origine de l’analyse. Car la genèse est ici fondement, le réel est ici transcendantal. Les faits sont connus et partout répétés ; leur signification n’en est que davantage occultée. C’est dans les impasses du traitement des patientes hystériques, à travers leur dire et leur faire, dans leurs découvertes (Anna 0... inventant la talking cure, Emmy von N... demandant qu’on la laisse enfin parler sans l’interrompre), dans le contenu de leurs discours (les scènes de séduction infantile) que la psychanalyse trouve son origine et ses principes. Bien entendu, cela ne suffisait pas : là où les médecins de l’époque ne voyaient que des déchets du fonctionnement psychique produits par la maladie, le génie de Freud a vu le sens, et que ce sens était visée d’un sujet (qui était le patient et qui pourtant n’était pas identique à celui-ci). À quoi cela revient-il, sinon à traiter les sujets comme sujets, même et surtout là où ils n’apparaissent pas et ne s’apparaissent pas comme tels, à leur imputer leurs paroles et leurs symptômes au lieu de les attribuer à des chaînes causales externes, à interroger sérieusement le contenu de leur dire et de leur faire au lieu de le dissoudre dans l’universel abstrait de l’anormal. Le renversement copernicien consistait ici à ne plus poser toute la raison du côté du médecin et toute la déraison du côté du malade, mais de voir dans celle-ci la manifestation d’une autre raison dont celle du médecin ne serait, à certains égards, qu’un rejeton. Que le rejeton puisse comprendre ce dans quoi il est compris n’est qu’un des paradoxes de la dialectique ainsi dévoilée.

Ce renversement, à l’immense portée théorique, ne s’origine pas dans une théorie. Il ne procède pas d’une décision heuristique de Freud, qu’aurait choisi soudain de prendre le contre-pied de l’hypothèse jusqu’alors admise – comme Planck pour le rayonnement du corps noir, ou Ventris pour la langue présumée de la linéaire B ; préparé sourdement par les rapports avec les patients, il ne s’accomplit pleinement que lorsque Freud entre dans le projet de son auto-analyse, projet consistant à se comprendre pour se transformer.

C’est ce projet qui a fondé et continue de fonder l’analyse, et qui la définit comme activité. Activité d’un sujet comme sujet à un sujet comme sujet (leur coïncidence, comme dans l’auto-analyse de Freud, est un sumbebékos – accident, ici, fondateur), non à un sujet comme objet (comme l’objet de la médecine au fur et à mesure qu’elle se technicise). Implication des deux sujets dans le projet, essentielle et non accidentelle ; effet en retour du procès sur les agents, même sur celui qui apparemment le maîtrise ou le dirige. L’analyste est impliqué dans l’analyse tout autrement que le savant, l’ingénieur ou le juge dans leurs activités réciproques, non seulement en tant que son savoir se modifie mais en tant que, ce savoir portant virtuellement tout autant sur lui-même, il ne cesse jamais l’autotransformation commencée avec sa propre analyse. Cela concerne bien entendu l’analyste selon le discours rigoureux, non pas l’analyste pour ainsi dire [8].

Activité définie par une visée de transformation et non par une visée de savoir, malgré certaines interprétations récentes. Définir la psychanalyse à partir du désir de savoir de l’analyste c’est inverser complètement les relations logiques et réelles. En fait aussi bien qu’en droit le désir de savoir de l’analyste présuppose la situation et l’activité analytiques ; hors celles-ci, il n’existerait pas sous un mode autre que le désir de Kant ou de Wundt, d’Hippocrate ou d’Aristote, de savoir ce qu’il en est de l’âme. Ce n’est pas le désir de savoir de l’analyste qui rend possible la situation analytique, mais celle-ci qui rend possible l’existence d’un objet de savoir spécifique, et partant d’un désir qui peut le viser. Si ce désir ne reste pas pur désir, c’est qu’il se mue en projet par sa reprise dans le projet de transformation qui définit la situation analytique. S’il n’en était pas ainsi, si le désir de savoir de l’analyste fondait l’analyse, l’indication d’analyse serait universelle : l’inconscient est partout, et partout différent. Mais en réalité, le fondement de l’indication d’analyse est le jugement (certes faillible) de l’analyste qu’une transformation essentielle du sujet est possible.

Pas plus qu’elle ne procède du désir de savoir de l’analyste, l’activité analytique ne consiste en l’application de ce savoir. Ce n’est pas seulement que la connaissance de la théorie ne suffit pas pour être analyste ; c’est que la manière dont elle intervient dans le procès analytique n’a ailleurs ni modèle ni équivalent, et aucune formule simple ne permet d’en définir la fonction. On peut l’approcher en disant que l’analyste a surtout besoin de son savoir pour ne pas s’en servir, ou plutôt pour savoir ce qui n’est pas à faire, pour lui accorder le rôle du démon de Socrate : l’injonction négative. Comme pour les équations différentielles, aucune méthode générale ne permet ici de trouver la solution, qui est à découvrir chaque fois (sans même qu’il soit garanti que la solution existe). La théorie oriente, définit des classes infinies de possibles et d’impossibles, mais ne peut ni prédire ni produire la solution.

La visée de cette transformation a été définie par Freud lui-même : « où Ça était, Je dois devenir. » Que ce soit bien de transformation qu’il s’agit, et non de savoir l’indique assez le fait qu’il ne suffit pas que Je sache où Ça était pour y devenir. Mais la formule de Freud permet surtout de voir le rapport sui generis de l’activité analytique au vers quoi de la transformation. Indéfinissable sans être indéterminé, le ou eneka [le en vue de quoi] ne se laisse pas ici saisir sous la distinction de la finalité immanente à l’activité et du résultat extérieur à celle-ci [9] L’analyse n’a pas comme fin l’energeia [l’activité] analytique, mais pas non plus une ergon [une œuvre] extérieur à l’agent. L’ergon de l’analyse – comme celui de la pédagogie, ou de la politique – est une energeia inexistante auparavant et cet ergon est de ceux « que la nature est dans l’impossibilité d’accomplir » [10]. Non pas simple mise en œuvre des facultés de l’individu, actualisation d’une puissance qui préexisterait en acte, mais actualisation d’une puissance au deuxième degré, d’un pouvoir pouvoir être, l’analyse, comme autotransformation, est une activité pratico-poiétique.

III

Activité pratico-poiétique – mais née et développée sous la contrainte interne d’un logon didonai, d’un rendre compte et raison. Son projet de transformation qui ne peut s’accomplir que dans un procès d’élucidation est allé de pair, dès l’origine, avec un projet d’élucidation de son objet et d’elle-même en termes universels – à savoir, avec le projet de constitution d’une théorie. Dès lors, tout en renouvelant radicalement le discours de l’âme, elle en retrouve aussi les apories.

Cette théorie voudrait être scientifique ; comment en effet pourrait-elle être autre chose ? Son objet est réel : cette partie, ce segment du monde que forment les actes des hommes et ce que chez eux ils présupposent (jusques et y compris l’organisation matérielle à laquelle ils correspondent). Mais ce principe apparaît aussitôt vide : cet objet réel, saisissable ici et maintenant, diffère radicalement de tout autre réel car son moment spécifique, celui qui le constitue comme ordre propre de réalité est qu’il est sens, sens incarné, sens chaque fois singulier [11] Et il n’est pas de science du sens : du savoir qui porte sur le sens, il n’est pas de formalisation possible. Toute formalisation présuppose au contraire que le domaine considéré a été soigneusement épuré de tout sens qu’il pouvait contenir. Que cette épuration ne puisse jamais être exhaustive, qu’elle ne consiste jamais qu’à reléguer le sens au point d’origine et à l’y comprimer sous forme de notions indéfinissables et d’énoncés axiomatiques est certain et confirme, à un niveau ultime, ce qui est ici avancé. Cela n’empêche que cet assèchement puisse être opéré sur des étendues immenses et se montrer efficace dans ce que nous savons depuis Gödel n’être qu’un provisoire indéfini. Cette Schichtung, ce feuilletage, ce mode d’être stratifié de l’étant total par lequel il se présente à nous comme décomposable, laminable, formalisable – ce en vertu de quoi ordre et multiplicité, par exemple, chair de la chair de ce qui est, peuvent être efficacement traités comme des pellicules diaphanes pour elles-mêmes et même nous reconduire dans son corps –, cette même propriété essentielle de l’étant total qui fait qu’à un certain niveau il se présente comme dépouillé de tout mystère, est tout autant énigmatique et nous renvoie derechef à la question de son sens. Il n’en va pas autrement de cet autre appui depuis toujours offert à la puissance terrible de l’entendement, l’universel immanent, la possibilité de traiter ce qui n’existe que comme un ceci absolu en tant que pure instance ou exemplaire d’une généralité qui en épuiserait l’essentiel. Et ici encore, si la physique ne pouvait entrer dans son enfance qu’en oubliant son objet : la physis, elle, ne pouvait mûrir qu’en le retrouvant sous la forme des apories et des paradoxes qui en ont, depuis cinquante ans, pulvérisé les fondements conceptuels. Il reste pourtant que la séparation formalisatrice y est possible et efficace.

Elle ne l’est pas en psychanalyse. Formaliser le sens, pourquoi ne pas vider la mer avec une épuisette ? Si par formalisation on entend Euclide et Hilbert, et non les tables carrées avec lesquelles les structuralistes se mesmérisent et mesmérisent leur public, ou les laborieuses hilarités de la « sémantique structurale », la signification ne se laisse pas formaliser sinon dans ses aspects non pertinents. On en verra les raisons essentielles plus loin. La meilleure voie pour aborder le sujet est la voie la plus directe, et la plus abrupte, où le rencontre immédiatement l’analyse : la question de l’individu singulier.

Que l’analyse essaye de retrouver dans le ceci individuel ce qui dépasse l’individu et y représente l’universel – qu’il soit de l’ordre du contenu, comme le participable de la représentation et le terme du langage, ou qu’il soit de l’ordre d’une organisation générique, comme l’ « appareil psychique » et ses lois de fonctionnement – cela est légitime et nécessaire (contrairement à ce que croyait Politzer) ; comment pourrait-elle parler, sinon dans l’universel ? Mais traiter le ceci comme pur exemplaire de la généralité, considérer l’individu comme simple combinatoire d’éléments substituables et permutables, c’est éliminer l’objet réel de l’analyse au nom d’une rêverie pseudo-théorique. Elle ne peut de toute façon pas le faire lorsqu’elle est en fonction : cet individu, ce patient, est un ceci irréductible. Pourtant, sur cet irréductible elle peut – et elle doit – tenir un discours qui n’est pas seulement universel par la forme du langage, qui essaie de l’être profondément en ramenant le ceci individuel à des éléments universels, en y retrouvant ce qui – soit comme terme, soit comme organisation – vaut pour tous. La tentation est alors grande – et il semble, de plus en plus irrésistible – d’identifier l’individu exhaustivement à l’ensemble de ces éléments, de n’y voir qu’un ceci de la désignation, puisque tout ce qui le compose est élément générique, que ce qui le différencie du reste n’est qu’ arrangement – comme ce qui différencie 01 de 10 ou de 101 – et que l’on peut ainsi produire un nombre illimité de ceci différents. Reste cependant à savoir pourquoi cet arrangement-ci, et non un des innombrables autres possibles, se présente à cet endroit-ci. Le raisonnement formel – l’entendement, répond : en principe, cela aussi est réductible. Mais l’entendement est ici dans l’illusion, et cela sur son propre terrain. Car – s’agirait-il même du simple physique – ce principe ne pourrait jamais se réaliser que par la totalisation immédiate, ici et maintenant, de toutes les déterminations du monde en extension et en compréhension. C’est la même chose de dire que l’entendement ne peut pas connaître la totalité, et de dire qu’il ne peut connaître l’individu : en un sens, le paralogisme psychologique n’est que l’autre face des antinomies cosmologiques, ou plutôt les deux ont le même fondement d’impossibilité. Cela ne signifie pas que l’individu soit un inconnaissable absolu. Mais « des termes premiers et des derniers, il y a compréhension directe et non connaissance discursive » [12]. Reste aussi à savoir pourquoi ces arrangements semblent ne jamais produire les mêmes résultats, et ne nous font pas rencontrer des sosies psychiques. Ces arguments peuvent paraître abstraits. Ils traduisent simplement en termes généraux des interrogations aussi évidentes, et aussi fréquentes, que celle-ci par exemple : pourquoi cet enfant, seul parmi ses frères et sœurs, est-il devenu psychotique ? Certes, dans l’abstrait on peut toujours invoquer des conditions différentes ; mais cette invocation est vide, c’est un demain on expliquera gratis. L’allusion à des conditions non spécifiées et non spécifiables de façon pertinente ne peut pas éliminer le problème que pose la distance beaucoup plus grande entre deux frères dont l’un est psychotique et l’autre non, qu’entre deux normaux de pays et d’époques différents. Le terme de choix de la névrose dit bien ce qu’il veut dire, autant que les retours répétés de Freud au problème qu’il dénote.

Plus généralement, si l’individu n’est que la combinaison d’éléments permutables et substituables, ou bien ces éléments sont vraiment universels et alors le fait d’une histoire devient un inintelligible absolu : il ne servirait à rien en effet de dire que l’histoire est simplement apparente, que rien d’essentiel ne sépare Apollo VIII d’un boomerang, la Ve République de l’Égypte sous Ramsès III et les psychanalystes des chamanes ; il faudrait encore rendre compréhensible pourquoi ce même apparaît chaque fois comme autre, et comme cet autre-ci. Ou bien ils sont simplement sociaux ou culturels, donc historiques, et la psychanalyse (se laissant alors résorber par certaines conceptions sociologiques) n’aurait fait que déplacer le lieu de l’individuel vers la spécificité irréductible de cette époque, cette société, cette culture (spécificité tout autant incontestable et tout autant problématique).

En tout cas, on ne voit pas comment on pourrait, dans ces conditions, éliminer ce qui apparaîtrait comme une équivoque et même une duplicité radicale de la psychanalyse, qui parlerait avec deux langues selon les circonstances. Dans son activité, si elle continuait de viser une désaliénation du patient, elle ne pourrait pas s’abstenir de le poser comme un individu singulier : vous n’êtes pas ce que vous pensez être, et vous êtes ce qui n’est pas vous, et il vous reste à être ce que vous voudrez et pourrez être. Ce vous à la fois affirmatif et interrogatif, passé et à venir, effectif et suspendu, liant une illusion réelle et une vérité à faire à travers un présent indéfinissable, ce vous, serait-il pur non-lieu, qu’il fonderait encore dans son illocalité toute l’analyse qui existe, selon le mot de son fondateur, pour qu’il puisse devenir. Mais dans son discours théorique, elle devrait expliquer l’idée des patients qu’ils sont eux-mêmes et non n’importe qui comme une illusion tenace et en fait inexpugnable (aucune analyse n’ayant jamais pu en venir à bout), dont il n’y a qu’à interpréter l’origine : l’individu ne peut se vivre que comme objet de l’autre, et cette quasi-substance réelle-imaginaire, le langage le force à la désigner par Je (ou la flexion grammaticale qui en tient lieu). L’émergence du Je dans le langage découle à son tour de la nécessité de marquer le point de départ (on ne peut dire le sujet, puisque celui-ci n’est rien et ne parle pas mais est parlé) de l’énonciation. Soit dit incidemment, parler dans ces conditions d’aliénation devient un tic de langage (lequel, en tant que manque de sens apparent, exigerait une interprétation) : l’aliénation d’outis est un non-sens, si le sujet n’est rien que discours de l’autre il n’est ni aliéné ni non aliéné, il est ce non-être qu’il est (ou qu’il n’est pas). Il n’y a pas non plus à demander pourquoi l’on traite telles personnes et non telles autres, ainsi et non autrement, etc. À qui le demanderait-on en effet ? Celui qui traiterait ou ne traiterait pas, ainsi ou autrement, et en fin de compte énoncerait cette théorie, n’est bien sûr rien d’autre à son tour que ce produit particulier de la combinatoire universelle ; participerait-il de l’illusion commune et se prendrait-il pour quelqu’un, cela est kata sumbebékos, [accidentel], pour ce qui est de la teneur du discours. Il suffit de comprendre ce qui est dit. Celui qui le dit, loin qu’il parle, est évidemment parlé et n’est pour rien dans ce qu’il dit : comment pourrait-on an-être dans un endroit particulier ? Alors, il est vrai, on ne peut même plus parler d’équivoque : tout est simple comme simple absence de sens et il n’y a qu’un prix modeste à payer, accepter la suppression du discours comme discours significatif. Curiosum banal, connu depuis vingt-cinq siècles : ce prix, les sophistes ont toujours été les derniers à accepter de le payer.

Enfin, si cette réduction de l’individu était possible, on ne voit pas pourquoi il n’y a pas et il ne peut pas y avoir en analyse de prévision au sens propre du tenue. Il ne s’agit pas de la faillibilité des analystes ou de l’imperfection provisoire de leur savoir (encore moins évidemment de ce que des prévisions n’ont pas à être formulées dans une analyse). Tout ce qui peut être dit sur l’avenir d’une analyse – et d’un individu en général – est contingent par nécessité essentielle. Car ici le raisonnement d’Aristote, retrouvant sa racine, atteint sa puissance pleine : si tout énoncé était nécessairement vrai ou faux même lorsqu’il s’agit de l’avenir, il n’y aurait plus rien de contingent, et pas davantage de vérité, puisque nous ne pourrions plus (penser à un discours autre, et donc) nous penser comme arc hé ton esomenon, origine de ce qui sera [13]. On ne peut sortir l’homme de ce qui l’a fait tel qu’il est, ni de ce que, tel qu’il est, il fait. Mais on ne peut non plus l’y réduire. Effet qui dépasse ses causes, cause que n’épuisent pas ses effets, voilà ce que la psychanalyse est obligée de retrouver constamment dans son activité comme dans sa théorie.

Ce ne sont pas là des réponses, mais des apories, qui ne se laissent pas éliminer. Ce qui vient d’être dit ne réfute pas, par exemple, le discours réducteur qui peut être, qui est même nécessairement, celui de la théorie psychanalytique. Si celle-ci doit, en effet, rendre compte de son objet, elle ne peut pas se limiter à en dire qu’il est chaque fois singulier, un « drame » ou un « processus en première personne » ; le singulier redevient immédiatement universel abstrait, et compte n’est rendu de rien. Pas plus qu’elle ne peut se contenter de parler d’histoire personnelle. Le mot histoire s’entend multiplement, et dans ce contexte ne renvoie qu’à une concaténation d’événements ou d’incidents qui n’ont de spécifique que la place que chaque fois ils occupent dans une configuration – singularité combinatoire, fausse singularité. Ce que l’individu singulier est en vérité ; cet ici maintenant constant perpétuellement transporté dans un ici maintenant variable, origine mobile de tout système de coordonnées qui puisse avoir un sens, liaison particulière à ce corps et à ce monde de quelque chose qui n’est ni eux ni sans eux, façon de vivre soi, autrui, le désir, le faire, sa propre obscurité et sa propre lucidité, de retenir son enfance en marchant vers la mort, cette vrille qui s’enfonce dans le continuum et y crée la lumière certaine qu’à la fin, cassée, elle retombera dans la nuit – tout cela qui, en étant dit, s’est déjà renversé dans le langage puisque, si c’est vrai, chacun peut s’y reconnaître et donc il a manqué sa vérité essentielle, de tout cela, qu’est-ce que la psychanalyse peut bien en faire ? Tout et rien. Tout dans son activité, puisqu’il n’y a pas de traitement analytique méritant ce nom qui n’ait comme présupposé, l’ignorerait-il, la primauté absolue du point de vue du patient sur sa propre vie (point de vue qui, autre paradoxe, résiste par ailleurs à toute définition et ne peut en tout cas pas être simplement confondu avec l’opinion manifeste que le patient s’en fait). Rien dans sa théorie, puisque l’individu, loin de pouvoir expliquer quoi que ce soit, est ce qui est à expliquer, et on ne l’explique pas en renvoyant à son individualité. À quoi donc ? À des éléments universels. L’individu proprement sera alors l’irréductible, le résidu que laisse toute explication de ce type. La difficulté est qu’en droit la théorie ne peut pas reconnaître l’existence d’un tel résidu comme vraiment irréductible ; son travail n’a de sens que par le postulat contraire, comme réduction perpétuelle, et s’il n’en était pas ainsi, elle aurait pu écouter Cineas et se reposer dès le premier jour. Apparemment, c’est sur un dernier millimètre que tout se joue. Que la théorie transforme l’hypothèse nécessaire de son travail en thèse nécessairement arbitraire et vide, elle aboutira à des conceptions mythologiques (comme les hypothèses « organiques » et « constitutionnelles » de Freud, ou les « premières chaînes signifiantes » de certains contemporains) en même temps qu’à l’équivoque décrite plus haut. Mais en réalité, il s’agit de beaucoup plus, le tact et les bonnes manières ne suffisent pas au théoricien pour sortir de l’impasse. Le postulat pratique de la singularité de l’individu dans la cure s’y accompagne de l’évidence harassante de sa non-singularité, en même temps que l’hypothèse de sa réductibilité dans la théorie rencontre constamment l’évidence ironique de son irréductibilité.

IV

Si l’objet de la psychanalyse sont les logoi embioi, les significations matérialisées dans la vie d’un individu, et si cet objet n’est pleinement donné que dans la situation analytique, il résulte déjà qu’il est assignable mais non proprement observable. Au-delà des trivialités, son observation ne peut avoir lieu qu’à l’intérieur de la situation analytique, n’est pas fongible, n’est donc pas observation scientifique. C’est pourquoi toute communication est tronquée nécessairement.

Mais cela est encore, en partie, empirique (en partie, car l’expérience fictive d’analyses en parallèle ne se heurte pas seulement à des impossibilités pratiques ou déontologiques, mais surtout aux limites de ce que peut voir celui qui n’est pas en fonction et en activité d’analyste engagé dans une analyse). L’essentiel est l’inexhaustivité et l’insegmentabilité de la signification. Les significations n’ont pas une structure d’ensemble, elles ne sont pas des objets « distincts et bien définis » comme disait Cantor. Chaque signification, unité d’un terme et d’une indéfinité de renvois, se vide dans toutes les autres et est aussi par ce qu’elle n’est pas. Il serait faux de dire, comme l’a fait à peu près Saussure, qu’elle n’est que ces renvois ; ceux-ci ne peuvent évidemment être que des renvois de... à... Mais il est certain qu’elle n’est pas sans eux. Isoler la signification pour la formaliser n’est possible que si on joue littéralement avec les mots, c’est-à-dire si l’on prend la matérialité du signifiant pour la signification entière, le dénotant pour le dénoté qui est ici essentiellement une indéfinité de connotations.

En psychanalyse, cette impossibilité est élevée, si l’on peut dire, à une puissance supérieure, car ici il s’agit de significations incarnées, à savoir : de représentations portées par des intentions et solidaires d’affects. Je ne parlerai pas des affects, dont Freud disait qu’ils « sont peu connus » [14], sinon pour regretter que ses héritiers n’aient pas été fidèles à son vœu d’en explorer davantage la nature. Des intentions, je noterai seulement que déjà par elles chaque ceci qui peut se présenter en analyse communique avec (et est porté par) l’ensemble de la vie de l’individu considéré, y compris ce qui sera son avenir. Il n’y a pas en effet d’intention isolable essentiellement ; au-delà du réflexe, toute intention repérable surgit dans le champ intentionnel du sujet et n’a d’existence et de sens que dans et par ce champ (largement inconscient, bien entendu). Or ce champ est pour une part essentielle suspendu sur le vide de ce qui est à venir.

Mais la représentation est de façon manifeste le fini-infini, le ceci concret par excellence solidement donné à tous et qui pourtant fuit de tous ses côtés et échappe à tout schème conceptuel même le plus élémentaire. Combien de représentations y a-t-il dans « l’ami R … est mon oncle, il porte une longue barbe jaune...  » ? Qu’est-ce que le père du petit Hans pour le petit Hans ? C’est cette nature de la représentation qui caractérise de part en part l’inconscient et qui est au fondement du fait que celui-ci ignore les lois de la logique ordinaire – que le conscient, au sens psychanalytique du terme, essaye d’imposer à la représentation par le moyen du langage réduit à sa fonction de code, de la structure des ensembles, de l’entendement qui sépare et définit. C’est elle aussi qui permet, certes non d’« expliquer » la singularité de l’individu, mais de mieux cerner le problème qu’elle constitue. L’individu n’est pas seulement un premier enchaînement de représentations – ou mieux, une première « représentation totale » –, il est aussi et surtout, de ce point de vue, surgissement ininterrompu de représentations et mode unique de ce flux représentatif, façon particulière de représenter, d’exister dans et par la représentation, de se fixer sur telle représentation ou tel terme d’une représentation, de passer de l’une à l’autre, de tel type de terme représentatif à tel autre et ainsi de suite.

Pour le voir il suffit de réfléchir sur la signification de ce type d’enchaînement, soupçonné déjà avant Freud mais dont la psychanalyse a été la première à montrer avec éclat l’importance : la causation symbolique, telle qu’elle apparaît non seulement dans la plupart des symptômes, mais dans l’association des représentations chaque fois que celle-ci est libre c’est-à-dire soustraite au contrôle conscient (et même dans ce dernier cas, mais cela est une autre histoire), et qui est le fondement de leur concaténation inconsciente. Je dis exprès causation, et non motivation ou équivalence symbolique, pour des raisons que la suite fera mieux comprendre. Il y a dans cet enchaînement à la fois un post hoc et un propter hoc, et il faut affirmer à l’encontre de divers délayages récents de la psychanalyse que le symptôme est un effet et non une manière de s’exprimer ou un texte incomplet ; l ’incomplétude du texte, cette manière de parler, ne reposent pas sur elles-mêmes, elles ont une condition antérieure logiquement et chronologiquement. Mais cette causation est absolument sui generis, et contredit ce que l’on pense habituellement comme l’essentiel de la causation : elle ne peut pas se réduire à des relations biunivoques, elle ne constitue pas un déterminisme définissable. C’est pourquoi on peut tout aussi bien l’appeler création symbolique [15]. Il n’y a pas moyen en effet de dire quel procédé de symbolisation sera chaque fois utilisé, sur quoi il va être appliqué ou vers quoi il va entraîner. Dans le magma de la représentation du départ, la causation symbolique peut prélever une partie réelle ou un élément formel et passer de là à des éléments formels ou des parties réelles d’une autre représentation par des procédés assimilatifs (métaphoriques ou métonymiques), oppositifs (antiphrastiques ou ironiques), ou autres. Rien ne permet de définir d’avance, pour tel individu ou pour tel acte psychique, le procédé et les termes qui seront mis à contribution. Ex post, il est possible de décrire telle formation pathologique en fonction du procédé utilisé, comme l’a fait Freud dans le Manuscrit M [16] – et d’autres à sa suite – en caractérisant l ’hystérie comme « déplacement par voie associative », la névrose obsessionnelle comme « déplacement par similarité », la paranoïa comme « déplacement d’ordre causal », ou en fonction du type de phantasmes (« systématiques » ou non). Mais c’est là une description, non une explication (sauf à postuler dans l’inconscient, à la place des « processus chimiques » dont parle Freud dans le même contexte, un métaphoriston et un métonymiston, dont ces malades auraient reçu plus que leur part) ; elle n’aide nullement à comprendre ni pourquoi ces tropes ont été prédominants (ils ne peuvent jamais être exclusifs), ni pourquoi ils se sont instrumentés de telle façon particulière (n’importe quelle représentation se prête à une indéfinité d’enchaînements tropiques immédiats, encore plus médiats, à une indéfinité d’autres représentations).

Il y a donc non seulement sur-détermination mais aussi et en même temps sous-détermination du symbole – de même qu’il y a à la fois sur-symbolisation et sous-symbolisation du symbolisé. Ces mélanges d’économie et de prodigalité symboliques (qui nous apparaissent comme des mélanges d’économie et de prodigalité logiques) montrent que la trajectoire de l’intention inconsciente dans l’espace des représentations ne satisfait pas au principe de Fermat, et renvoient à l’essence du symbolisme. Tout découle de ce fait dont l’évidence semble avoir empêché qu’on le pense : le symbole est (pour) ce qu’il n’est pas, donc nécessairement à la fois en excès et en défaut par rapport à toute homologie et à toute relation fonctionnelle. Cet excès-défaut n’est approximativement maîtrisé que dans le fonctionnement lucide ; le moment de la réflexion y signifie, essentiellement, le retour sur le pour du symbole, le désinvestissement ou la déréalisation du symbolique, qui commence avec le ti legeis, ti sémaineis otan touto legeis  ? [que dis-tu, que veux-tu signifier en disant cela ?]

Il n’en est pas et ne peut pas en être de même pour la pensée inconsciente au sens strict, qui est bien, en un sens, pensée puisqu’elle est mise en relation de représentations guidée par une intention (et pour autant matrice de tout sens du sens pour l’homme), mais non pensée réfléchie ; pour elle il n’y a pas d’autre de la représentation, et donc le quid pro quo symbolique ne peut être qu’un quiproquo tout court, et ce quiproquo immédiatement réalité et vérité, la seule qu’elle connaisse. Il ne peut être demandé ici si la représentation est ou non adéquate, elle l’est nécessairement du moment qu’elle a surgi ; à partir d’un presque rien, le symbole qui n’en est pas un est rendu obligatoirement adéquat, parce que l’intention (et, derrière elle, la pulsion) doit passer, elle doit s’instrumenter ; elle ne peut pas faire feu de tout bois qui se présente, mais dans ce qui se présente se trouvent toutes les espèces de bois. On ne peut guère, du reste, démêler ici les rôles respectifs de l’intention et de la représentation, car l’initiative passe constamment de l’une à l’autre. C’est l’intention qui enchaîne les représentations, mais ce sont aussi les représentations qui éveillent, activent, inhibent ou dévient les intentions. Derrière cette idée, on retrouve une des apories essentielles de la théorie psychanalytique et de son objet. En un sens, l’intention pourrait être dite rien qu’enchaînement de représentations, c’est là-dessus que nous la lisons, non seulement nous n’en connaîtrions rien autrement, elle n’a pas d’autre mode d’existence. Mais si nous en faisions simplement le sens, plus exactement le fait de liaison du groupe de représentations réunies dans une série ou une scène, nous ne perdrions pas seulement ce qui anime cette série, ce qui met en scène, nous perdrions aussi l’ancrage dans la réalité corporelle, la poussée de la pulsion – qui en est l’essence, das Wesen dit Freud [17] – nous n’aurions plus affaire qu’à une âme désincarnée. Si, d’autre part, nous voulions ignorer le rôle propre de la représentation, le fait qu’elle n’est pas simple véhicule mais principe actif, que cette ambassade ou délégation de la pulsion dans l’âme (Vorstellungsrepräsentanz des Triebes) n’a guère d’instructions précises à remplir ni même à interpréter, mais doit en inventer pour le compte de son mandant, muet de naissance, alors ce ne serait plus la peine de parler de psychisme, tout serait réglé au niveau somatique par la pulsion qui trouverait toujours les représentations qui lui conviennent, et nécessairement toujours les mêmes, car elles appartiendraient à la « généricité muette de l’espèce ». Alors, ni individus, ni histoire individuelle, ni histoire tout court.

C’est dans la représentation qu’on trouve le moment de création dans le processus psychique (je parle évidemment de création ex nihilo), d’abord dans son surgissement même, et tout autant dans son déploiement et ses produits. C’est ici qu’apparaît avec éclat l’irréductible à toute combinatoire, à toute formalisation. Les formalisateurs se sont astreints depuis des années à cette gageure, parler de psychanalyse sans parler de représentation. Aussi ce n’est pas de psychanalyse qu’ils parlent, pas davantage du reste qu’ils ne formalisent quoi que ce soit. Leur cas a été déjà décrit : « Un auteur de Mémoires d’aujourd’hui, voulant, sans trop en avoir l’air, faire du Saint-Simon, pourra à la rigueur écrire la première ligne du portrait de Villars : ’C’était un assez grand homme, brun… avec une physionomie vive, ouverte, sortante’, mais quel déterminisme pourra lui faire trouver la seconde ligne qui commence par : ’et véritablement un peu folle’ ? » [18]. Ce que Proust dit de la création de l’art et du style, vaut tout autant, et pour cause, de l’inconscient ; en en éliminant la représentation, on substitue au texte un anémique et maladroit pastiche [19].

Le mot de création étonnera ceux qu’on a habitués depuis quelque temps à voir dans la psychanalyse une démarche exclusivement régressive, dans son matériel un ensemble fixé à jamais par une origine. C’est qu’on ne réfléchit pas assez sur ce que ces mots signifient. On n’a besoin de remonter à l’origine que lorsque et parce que l’origine est création, lorsque et parce qu’un sens ne peut pas être dissous dans les déterminations d’un système présent. Et, si on essaie de rendre compte de ce sens originaire en oubliant son caractère essentiel d’instauration ou création, on ne peut que le ramener à des déterminations qui en découlent et le présupposent ; le discours sur l’origine devient alors irrésistiblement mythique et incohérent. L’exemple le meilleur en a été donné par Freud lui-même avec le mythe du meurtre du père de Totem et Tabou qui n’a de sens qu’en présupposant l’essentiel de ce dont il veut rendre compte ; le comporte­ ment du père de Totem et Tabou n’est compréhensible que si son meurtre a déjà eu lieu (réellement ou phantasmatiquement, peu importe). Si le passé n’était pas création, on n’aurait pas besoin d’y revenir, et c’est de ce point de vue que se laisse le mieux voir l’aspect peut-être le plus important de la cure. C’est parce que l’histoire de l’individu est aussi une histoire d ’autocréation, que tout ne peut pas être retrouvé dans le présent ; c’est parce que l’individu est toujours porté au-devant de ce qu’il est qu’il ne peut se retrouver qu’en revenant en arrière d’où il est actuellement. L’efficace de la cure ne découle pas de ce qu’on retrouve le passé dans le présent, mais de ce que l’on peut voir le présent du point de vue du passé à un moment où ce présent, encore à venir, était de part en part contingent, où ce qui allait le fixer était encore in statu nascendi. S’il s’agissait simplement de retrouver un élément pareil dans sa nature à tous les autres, on ne comprendrait pas pourquoi la situation du patient pourrait en être modifiée. De même, l’intensité de l’affect qui accompagne cette reprise féconde du passé comme présent, et la distingue de toute remémoration banale, n’est pas simple signe ou indice de ce que quelque chose d’important est ante portas, mais le travail même de l’âme qui en permet le retour ; ce qui est reproduit par là, c’est la haute température sous laquelle s’est opéré le premier alliage, la première fusion des éléments pulsionnels et représentatifs, et qui maintenant en permet la dissociation. (Le transfert lui-même, refusion-défusion, appartient ici bien évidemment, et c’est ainsi que l’on peut comprendre pourquoi il est à la fois l’instrument essentiel de l’analyse et l’obstacle le plus formidable que sa terminaison rencontre.) Plongé dans la reviviscence parenthétique du passé, l’individu vit son présent comme contingent non pas dans l’irréalité répétitive de la rêverie qui re-écrit l’histoire à vide, mais dans le retour à ce qui a été instauration réelle et qui se révèle ainsi fixation autant solide qu ’arbitraire. L’essence pratique de la cure psychanalytique est que l’individu se retrouve comme origine partielle de son histoire, fait gratuitement l’expérience du se faire non su comme tel la première fois, et redevient origine des possibles comme ayant eu une histoire qui a été histoire et non fatalité.

La confusion résulte aussi de la complaisance avec laquelle on tire dans le sens « régressif » l’archéologie historico-sociale mythique de Freud (de Totem et Tabou, ou de Moïse et le Monothéisme). Telle n’était pas assurément l’intention de Freud [20], mais, l’eût-elle été, la discussion ici est superflue. On fabrique de toute évidence une superstructure idéologique sur une base qui ne peut pas la supporter. On peut se cantonner dans la voluptueuse (pour qui ?) contemplation du retour du refoulé et ignorer le reste. Mais ce reste est tout aussi et même plus important, car c’est là-dessus que s’appuie ce discours même. La psychanalyse est-elle un retour du refoulé, simpliciter ? De même, on peut se limiter à répéter le thème de la répétition, oubliant que la répétition ne serait même pas repérable comme telle si elle n’émergeait pas dans un procès de non-répétition, à savoir de création continuée.

V

Tout cela ne concerne qu’un aspect de la théorisation psychanalytique. Celle-ci prend son point de départ dans la tentative d’élucidation d’une histoire singulière, d’un ceci, mais elle y rencontre nécessairement l’universel sous deux espèces. D’une part, comme universalité, ou quasi-universalité, de ce qui vient dans le traitement, plus généralement dans le phénomène, comme contenu : le participable de la représentation, le langage, l’acte ou l’événement. C’est de cette quasi-universalité des contenus concrets, que l’on peut appeler universalité psychologique qu’il a été question jusqu’ici. D’autre part, la théorisation psychanalytique est conduite irrésistiblement et légitimement vers une autre universalité : celle de concepts, constructions et hypothèses qui ne sont pas donnés comme tels dans l’expérience, qui doivent en être inférés et sont destinés à composer une théorie de l’âme. C’est l’universalité métapsychologique. Ce que font ou disent les individus n’est jamais absolument singulier ; mais aussi, ce qui fait qu’ils font ou disent ceci ou cela, ainsi plutôt qu ’autrement, leur est largement commun [21]. La théorie métapsychologique est ainsi conduite à s’interroger sur ce qui fonctionne pour produire ce qui apparaît – donc sur l’ organisation d’un « appareil psychique » et les « forces » qui y agissent – et sur la façon dont il fonctionne – donc sur les « lois de fonctionnement » du psychisme.

C’est alors qu’elle prend ces allures naïves, grossières, réalistes qui chagrinent parfois les philosophes les mieux disposés à son égard. Parler d’un « appareil psychique », de « lois de fonctionnement », d’une topique, d’une énergétique, n’est-ce pas fabriquer des entités et réaliser les significations ? Comme si on avait attendu la psychanalyse pour réaliser les significations, comme si la nature à un niveau, l’histoire à un autre, n’avaient pas et depuis toujours réalisé les significations. Il n’empêche, on revient à la charge contre l’absurdité de l’inconscient, ce sens qui ne serait pas sens de soi. Étrangement, ce reproche qui aurait pu être adressé à Hegel aussi bien qu’à Aristote, à Platon ou à Marx, ce n’est qu’à propos de Freud qu’il est formulé sur un ton scandalisé. Mais ce sens qui n’est pas sens de soi, présent dans toute grande philosophie sous une forme ou une autre, est oublié au nom de la version la plus appauvrie, la plus tautologique d’un cogitatum est, ergo cogito. Les infiltrations se font sentir même en milieu psychanalytique, où certains essayent de camoufler en douceur ce scandale de l’inconscient, le présentant comme la somme des lacunes du contenu manifeste, le facteur intégrant permettant d’en compléter le sens. Comme si on pouvait ainsi se soustraire à ces questions impérieuses : qu’est-ce qui règle cette répartition des segments de sens, qu’est-ce qui, surtout, s’oppose avec un tel acharnement à leur réunification, peut-on « compléter » un sens conscient par un sens inconscient, est-ce bien des variétés de la même espèce ? Là où Freud – si l’on prend non pas la métaphore de la traduction qu’il a souvent utilisée, mais sa pensée sur le fond de la question [22] – voyait non pas même deux langues différentes, mais le langage et l’autre du langage, on essaie de voir un seul texte dont l’analyse corrigerait les fautes d’impression ou fournirait les mots manquants.

Ces infiltrations se produisent du reste sur tout le front métapsychologique. On parle ainsi sur un ton condescendant de la « métaphore énergétique ». Peut-être le terme de métaphore permet-il d’éliminer le petit problème que pose celui qui lève à peine la tête en vue de certains objets et va à la mort en vue d’autres ? Les inéliminables concepts économiques semblent ne plus hanter que les ruines abandonnées de l’édifice à moitié détruit par Freud lui-même avec Le Problème économique du masochisme. La topique n’est pas davantage prise au sérieux : ces régions qui étaient aussi des instances ne sont plus utilisées que comme des mots, les problèmes posés par les différences de lieu des phénomènes psychiques, qui tracassaient tellement Freud, ne semblent préoccuper personne [23].

Si la psychanalyse n’a pas été simplement une autre théorie philosophique ou psychologique, c’est parce qu’elle a été activité. Et si elle n’a pas été littérature ou activité dramatique qui s’écrit au fur et a mesure qu’elle se joue, c’est parce qu’elle a attaqué de front le problème de la conceptualisation théorique de ce qu’elle découvrait. Ce que Politzer, et d’autres à sa suite, reprochent en somme à Freud, c’est de ne pas avoir voulu être le Sophocle, le Shakespeare, le Proust de ses patients et de soi-même. Étrange demande, qu’il suffit de délarver pour rejeter.

C’est parce que la psychanalyse a affronté sérieusement le problème de l’âme comme telle, de son organisation, des forces qui s’y manifestent, des « lois » de son fonctionnement, qu’elle a pu conduire à la novation radicale que nous connaissons. Car c’est sous cet angle que son objet apparaît dans sa dureté irréductible : comme signification vivante, logoi embioi. Le royaume des ombres a pu être abandonné parce que Freud a essayé de penser jusqu’au bout cette évidence énigmatique du psychique : le sens incarné, la signification réalisée, et ses conditions. Cela, il ne pouvait le faire que dans un langage réaliste, soumettant autant que possible la nouvelle région aux catégories disponibles de l’entendement visant le réel, puisque c’est comme réel que cet objet se donne. Refuser cela, serait revenir aux mauvaises abstractions d’une mauvaise philosophie. L’accepter n’était pas revenir aux mauvaises abstractions d’une mauvaise psychologie pour une raison autour de laquelle Politzer a tourné sans jamais la voir vraiment, bien que Freud l’ait explicitement formulée [24]. Ces abstractions l’étaient non pas en tant qu’elles posaient l’universel, ni même en tant qu’elles postulaient des lieux, des mécanismes, des facultés (tout cela étant inéliminable) ; mais en tant qu’elles opéraient par abstraction réelle, séparaient et brisaient l’objet pour n’en retenir qu’une partie qui, de ce fait même, n’était plus partie de cet objet-là. Des enchaînements qui ne sont pas des enchaînements de sens ne sont pas des enchaînements psychiques. Des facultés dont l’usage n’est pas codéterminé par le ce que, le qui, le d’où et le vers quoi ne sont pas des facultés psychiques. L’abstraction de la vieille psychologie était l’oubli du contenu et du sens des phénomènes psychiques. La psychanalyse serait tombée dans une abstraction symétrique – c’est à présent de plus en plus le cas – si elle avait oublié à son tour que sens et contenus ne sont que dans et par la vie d’un corps sans être réductibles à elle, et qu’ils se manifestent avec des différences de niveau, de qualité, d’intensité, de temps qui renvoient irrésistiblement à une organisation, à des forces ou tendances, à des régularités repérables Organisation de quoi, forces agissant où, régularités portant sur quoi ? Du quelque chose ici présupposé ou impliqué – l’âme précisément – la façon la plus franche de parler, est d’en parler comme d’une chose [25]. Certains philosophes s’en irritent et protestent contre le réalisme. Mais il est de leur côté. N’ayant jamais pu penser la chose autrement que dans la perspective réaliste, ils croient que la chose est le réalisme. En fait, hors les préemptions philosophiques naïves, on ne sait pas ce qu’est une chose ; on sait seulement ce qu’est l’idée de la chose dans une philosophie réaliste – idée dont on n’a jamais trouvé le référé réel. Parler de l’âme comme d’une chose c’est porter au maximum de l’acuité le problème que chacune de ces deux notions pose.

Langage métaphorique ? Tout langage théorique l’est nécessairement et au second degré. Mais les métaphores ne sont pas ici de simples images. Certes les termes n’ont pas le même sens qu’en physique, ou dans la vie quotidienne. Mais cela n’épuise pas la question.

La topique peut passer pour métaphorique puisqu’une localisation anatomique des parties de l’appareil psychique échoue, et semble même ne pas avoir de sens [26]. Cela n’élimine cependant guère la question qui se pose avec insistance aux deux extrémités du discours. La topique ne peut pas être simple métaphore si l’on se place au point de vue le plus primitif, le plus catégoriel. L’espace habituel n’existe que comme modalité d’un autre espace plus originaire, la possibilité de coexistence ordonnée du multiple [27]. Or, on ne peut éviter de penser les termes dont il s’agit en psychanalyse dans un certain ordre de coexistence, donc de se demander quel est ce type d’ordre et quel y est le lieu des différents termes. Si l’on dit que les termes ne se distinguent pas par leurs lieux, mais par leurs fonctions, qualités, ou degrés de latence, ou bien on ne réfléchit pas sur les mots employés et l’on ne fait vraiment que changer de métaphore ; ou bien on s’aperçoit que chacun de ces mots exige un approfondissement tout aussi problématique. Mais la topique ne peut pas davantage être simple métaphore si l’on se place au point de vue le plus concret, le plus matériel. Les difficultés et les échecs des premières conceptions de la localisation n’effacent pas l’évidence de la localisation in toto du psychisme ni même d’une série de localisations particulières. Le in vina veritas millénaire comme les neuroleptiques les plus récents ne posent pas d’autre question ; ou bien les molécules d’alcool et de largactil ne seraient-elles dans l’espace vulgaire que métaphoriquement ? Et ce qu’elles rencontrent lorsqu’elles agissent, où le rencontrent-elles ?

Vieilleries de l’âme et du corps, certes ; vieilleries plus jeunes que les modes d’aujourd’hui, moribondes de naissance. Les savants ne sont pas curieux, disait Freud. Ceux qui se réclament de lui auraient-ils cessé de l’être ? Que des médicaments ou des opérations chirurgicales aient des actions spécifiques sur telles manifestations, tels symptômes psychiques – ces faits ne semblent pas spécialement soporifiques pour un psychanalyste. Moins que jamais peut-on traiter la topique comme métaphorique à une époque où l’on commence à intervenir topiquement.

Il en est de même pour ce qui est de la problématique énergétique. La force est le produit de la masse par l’accélération – comme telle, elle doit être mesurable. Que sont donc les « forces psychiques », sinon des métaphores fallacieuses ? Mais est-ce là le concept le plus primitif de force ? La force a affaire avec les modifications du mouvement – et les « mouvements de l’âme » sont métaphoriques. Le sont-ils ? Nous avons réduit tout mouvement au mouvement local, à la phora kata tapon, et semblons avoir oublié l’altération, l’al­oiosis [28] simplement parce que la physique a réussi à ramener la plupart des altérations dont elle s’occupe à des mouvements locaux. Or, que sont les forces que l’on rencontre en psychanalyse sinon ce qui pousse à une telle altération et résiste à telle autre ? Et ici encore, la question surgit aussi à partir des considérations les plus concrètes, les plus matérielles ; car les différences d’intensité entre les tendances psychiques sont une évidence quotidienne.

Ces exemples pourraient être facilement multipliés ; car il n’y a pas un seul concept psychanalytique qui ne participe de cette problématique, qui ne conduise à des questions analogues. Ils suffisent pour montrer que l’effort d’une conceptualisation psychanalytique de ce type est légitime, et qu’à vouloir ignorer les problèmes inévitables et pressants auxquels Freud s’efforçait ainsi de répondre, on transforme la psychanalyse en littérature ou en une pseudo-philosophie du sujet.

Mais cette conceptualisation légitime est en même temps impossible comme conceptualisation scientifique. Car aucun des concepts proposés n’est univoque, aucun n’est opératoire. Ce sont des concepts dialectiques et philosophiques. Ils sont de la tribu de la puissance et de l’acte, de la substance et du conatus, de la monade et de la perceptio, de la négativité et de l’aliénation, ils habitent près des topiques platonicienne et kantienne, leur raison opère surtout par ruse ; leur parenté avec les constructa scientifiques est beaucoup plus lointaine .Freud ne s’y était pas trompé, qui en avait nommé les principaux : Éros, Thanatos, Anankè, Logos. Le cygne s’est peut-être pris parfois pour un canard, mais c’est bien des œufs de cygne qu’il a couvés.

L’aporie ainsi manifestée est véritable, à savoir insoluble. La nécessité et l’impossibilité d’une conceptualisation scientifique de la psychanalyse ne sont ni accidentelles ni provisoires ; elles sont d’essence. La conceptualisation freudienne peut être amendée, améliorée, modifiée de fond en comble. Elle gardera à jamais son noyau d’atopie. Car tel est son objet, avec ses deux faces inséparables réellement et incompossibles théoriquement. Par l’une de ses faces, il nous met en demeure de le saisir sous la logique des ensembles et nous permet de le saisir ainsi. Ici il se présente comme collection d’éléments distincts et définis, le système nerveux est bien une multiplicité spatio-temporelle, une molécule n’est jamais à deux endroits à la fois, une charge électrique ne peut se déplacer sans parcourir tous les points intermédiaires, tout est déterminé catégoriquement (avec une probabilité assignable). Mais là, il est une « multiplicité inconsistante » [29], la logique des ensembles n’y a pas de prise, la représentation est à la fois une et plusieurs et ces déterminations ne sont pour elle ni décisives ni indifférentes, les relations de voisinage ne sont pas définies ou sont constamment redéfinies, l’impossible et l’obligatoire, loin d’épuiser le champ, en laissent l’essentiel hors de leur prise.

Certes, le réel dépasse infiniment la logique des ensembles – comme la physique, nucléaire et cosmologique, est à la veille de le redécouvrir – mais par cette complaisance qui nous a permis d’être des hommes il s’y prête aussi, presque indéfiniment. Il en va tout autrement pour une de ses régions, qui se trouve être précisément celle où nous sommes, ce que par excellence nous sommes : signification ou représentation. À tous égards pratiques, et presque à tous égards théoriques, deux chèvres et deux chèvres font quatre chèvres. Mais que font deux représentations et deux représentations ? Certes aussi la logique des ensembles conduit à des résultats étonnants et même incompréhensibles pour le sens commun.

Chacun des points de la courbe de Brouwer est arbitrairement près de points situés sur une infinité d’autres courbes du même plan ; et cette sphère que Banach a décomposée en un nombre fini de morceaux au moyen desquels on peut reconstituer deux sphères égales à la première, semble inquiéter même les mathématiciens. Mais je doute qu’une multiplicité dont tout point est à la fois arbitrairement près et arbitrairement loin de tout autre point puisse jamais être traitée par les ressources de la mathématique présente ou prévisible.

Mais ce qui ne se laisse pas calculer, se laisse encore penser.

VI

Dans sa théorisation, la psychanalyse rencontre donc des problèmes en un sens éternels, qu’elle renouvelle radicalement, mais qu’elle ne résout pas. Ce qui interdit toute confusion avec la théorisation de la science n’est pas qu’elle ne les résolve pas, mais qu’elle n’instaure pas des procédures objectives pour ce faire, et que du reste on ne voit pas en quoi de telles procédures pourraient consister.

Par là, elle est certes philosophique – mais non philoso­phie comme on pourrait être tenté de le dire. Philosophique, elle l’est pour autant qu’elle doit rester attelée à ces rochers de Sisyphe que sont le sens, les conditions du sens et le sens de ces conditions, le sujet comme objet et l’objet comme subjectif, la réalité de la parole et la vérité de l’acte ; pour autant aussi que, d’une façon qui lui est propre et désormais inéliminable, elle éclaire d’autres faces de ces significations inépuisables. Mais elle n’est pas philosophie, parce qu’elle disparaîtrait si on la dissociait de l’activité pratico-poiétique qui la définit essentiellement, parce qu’aussi son discours théorique prend sa valeur et son sens universels et philosophiques de ce qu’il s’acharne sur un objet particulier et spécifique, la réalité psychique. De cet objet étrange entre tous, elle ne peut pas faire la science et elle n’a pas à faire la phiosophie ; elle en fait l’élucidation aporétique et dialectique [30]. Par là, elle peut contribuer aussi à un renouvellement de la problématique philosophique. C’est ce que je voudrais montrer, pour terminer, sur un exemple capital.

La psychanalyse pose dans tous les actes de l’individu – et y montre à l’œuvre – la codétermination inconsciente. Celle-ci est étrangère à toute vérité de l’énoncé, à toute valeur de l’acte – plus exactement, il paraîtrait qu’elle ne leur laisse aucune place. Car à cette codétermination, rien ne peut échapper et à cet égard Socrate et Hérostrate, le président Schreber et Sigmund Freud sont logés à la même enseigne. Tout acte qui se veut juste, tout discours qui se prétend vrai sont portés par les intentions inconscientes de leur sujet, autant qu’un crime ou un délire. Et cela vaut bien entendu également des actes et de la théorie psychanalytiques eux-mêmes. Rien n’y change lorsqu’on souligne, comme cela a été fait plus haut, que le moment d’indétermination et le procès de création sont tout aussi essentiels ; indétermination et création en elles-mêmes ne portent pas la valeur.

Ce n’est certes pas là-dessus que la psychanalyse innove philosophiquement. Il faut la néobarbarie de cet âge hypercivilisé, le néoanalphabétisme qui sous-tend son hyperinformation, pour croire que, du point de vue philosophique, le « clivage » du sujet fait bouger d’un pouce la problématique du savoir et de l ’agir. La nouveauté n’est que dans la naïveté avec laquelle certains psychanalystes ferment les yeux devant l’antinomie qui éclate ainsi, ou croient l’éliminer en parlant de « désir de savoir » ou de « désir d’analyser ». La psychanalyse, de ce point de vue, ne fournit qu’une variante de contenu concret à ce que Kant appelait la psychologie empirique, qu’un autre exemple de l’antinomie entre le point de vue empirique et le point de vue transcendantal clairement formulée depuis Platon [31]. Dans le discours kantien, pris rigoureusement, il y a beaucoup plus qu’un « clivage » puisque l’homme effectif se trouve tout entier du côté des déterminations empiriques et ne saurait une seconde prétendre, sans illusion, qu’il agit (ou juge, puisque le jugement est un acte psychologique pris dans ces déterminations) hors leur emprise. Dans ces déterminations, on ne saurait faire entrer un nanogramme de vérité, de valeur ou de « liberté ». Et qu’elles soient libidinales, socio-économiques ou autres, cela est parfaitement indifférent à ce niveau de discussion. L’homme effectif est pris dans les déterminations du monde effectif, où il n’y a que causes et effets, ni vérité et valeur ni leur contraire. Pourtant cette assertion prétend être vraie -tout en étant effective.

Comment la philosophie a fait face à cette antinomie, c’est une autre histoire, tissée à toute son histoire. La plupart du temps elle a eu l’illusion de l’avoir résolue. En réalité, elle n’a jamais fait plus que poser un postulat de la raison tout court : nous ne pouvons parler qu’en admettant qu’un point de vue transcendantal nous est accessible, que nous pouvons poser la question quid juris et y répondre indépendamment de toute détermination psychologique effective. Ce postulat, les psychanalystes l’utilisent nécessairement sans nécessairement le savoir chaque fois qu’ils affirment ou nient la vérité d’un énoncé, et même lorsque, comme certains parmi eux dans le comble de la confusion, ils placent toute la « vérité » du côté de l’inconscient.

Ce n’est pas en exacerbant à nouveau cette antinomie, mais en fournissant – dunamei – une nouvelle façon de la poser que la psychanalyse innove. Car elle indique une voie possible pour penser la genèse du sens et la genèse de la vérité pour des hommes effectifs.

La psychanalyse montre en effet non seulement que l’homme doit tout vivre comme sens, mais aussi que l’acception de ce sens doit subir une torsion radicale au cours du développement de l’individu -et même de l’histoire, à en croire du moins Freud lui-même [32] ; j’y reviendrai -si cet individu doit devenir normal [33] Cette torsion peut être décrite de diverses façons, mais pour la problématique présente cette diversité importe peu. Que l’on parle d’instauration du principe de réalité, de résolution du complexe d’Œdipe, de sublimation des pulsions – expressions certes partielles, nullement équivalentes et dont chacune renvoie à des problèmes considérables – une chose est certaine : la psychanalyse serait un bruit insensé en tant que discours et une escroquerie en tant qu’activité si elle ne posait pas une différence radicale entre la psychose et la non-psychose. Différence dont dépend, chaque fois, l’accession au réel, au vrai, à autrui, à soi-même et à sa propre finitude et mortalité ; et qui, à son tour, dépend de, ou revient à, l’instauration d’un certain rapport de l’individu à lui-même, mise à raison de l’imaginaire ou transformation des relations entre l’intention inconsciente et l’intention consciente.

De cette mise à raison, de cette transformation, la psychanalyse met en lumière, en partie, les conditions de possibilité. En partie seulement, parce qu’elles ont une double existence, une autre racine au-delà du champ psychanalytique, dans le champ social-historique. La psychanalyse ne peut pas rendre compte de l’interdit de l’inceste, elle doit le présupposer comme institué socialement. Elle peut décrire l ’instauration chez l’individu d’un principe de réalité, mais cette réalité, dans sa nature générale et dans son contenu chaque fois spécifique, elle ne peut pas et n’a pas à en rendre compte, elle est pour elle une donnée définie ailleurs : la réalité, disait Freud, c’est la société [34]. Son apport à l’élucidation de plusieurs aspects du langage pourrait être immense, mais elle n’a rien à dire sur l’existence d’un langage institué. Elle montre comment l’individu peut accéder à la sublimation de la pulsion, mais non comment peut apparaître cette condition essentielle de la sublimation, un objet de conversion de la pulsion : dans les cas essentiels, cet objet n’est que comme objet social institué. L’institution, le champ social comme présence partout dense d’un collectif anonyme, le champ historique comme irruption toujours possible d’un nouveau que personne n’a voulu comme tel, présupposent l’individu dont parle la psychanalyse, mais sont en même temps présupposés par elle.

Il n’empêche que, ces présupposés reconnus pour ce qu’ils sont, la psychanalyse permet d’approcher d’une façon neuve cette énigmatique et antinomique coalescence de l ’empirique et du transcendantal que constitue déjà l’énoncé le plus rudimentaire du moment qu’il se prétend vrai. Dire que la sublimation est un destin possible de la pulsion, c’est dire que l’existence de fait de l’individu psychique est de droit ouverture à la possibilité de la vérité. Cela n’élimine pas la problématique kantienne, mais permet de la convertir en une autre, peut-être plus fondamentale. Il ne devient pas pour autant possible de chercher, chez l’homme effectif, des déterminations pures, la possibilité de la vérité et de l’agir juste dépendent toujours de procès inconscients, en tout cas psychiques, et notamment de cette conversion de la pulsion, de cet investissement d’autres objets que peuvent être le savoir, la création, le juste. Mais ces objets peuvent être déterminants. Le purisme éthique ou transcendantal ne peut pas en être satisfait, puisqu’ils ne le sont que pour autant qu’ils sont investis. Mais ce purisme, dans son abstraction rigoureuse, est à la limite incohérent : si le fondement absolu et dernier qu’il cherche était pur, il ne pourrait fonder rien d’effectif. Le fondement est ici un pur fait : nous sommes ainsi, en tant qu’hommes nous avons le vrai comme objet possible d’investissement (plus exactement, nous avons cette possibilité d’investissement de quelque chose qui dépasse tout objet). Kant appelait heureux hasard ce fait, que la raison comme telle ne peut ni produire ni garantir : que le monde effectif soit pensable. Il y en a un autre : que l’individu effectif puisse penser le vrai.

Ce discours ne démontre rien ; mais il peut se réfléchir, il ne contrevient pas à ce qu’il pose. Il ne clôt rien non plus, au contraire. Il ouvre d’abord, à nouveau, et dans le domaine même de la psychanalyse, le problème de la sublimation, dont Freud savait bien qu’il « fallait y réfléchir davantage » [35], Car bien évidemment on ne peut en rester à un concept indifférencié de la sublimation, ni oublier que les objets dont il s’agit dans le présent contexte ne sont pas des objets psychiques habituels, qu’ils sont même des non-objets par excellence : il n’y a pas de vrai définissable et possédable comme objet, pas plus que de juste comme type fixe des rapports entre hommes ou ordre tranquille de la cité ; posés comme tels ils se sont déjà transformés en leur contraire, ils sont devenus objets imaginaires. Rien n’est pour nous hors de la représentation, tout doit passer par elle ; pourtant, la vérité n’est ni l’existence de la représentation, ni une propriété de celle-ci -son simple mouvement, sa correspondance à une autre représentation, tel mode de son organisation. Du point de vue psychique, la vérité est ce qui s’annonce constamment dans la représentation comme l’autre de la représentation. Cet autre de la représentation, c’est encore à son tour comme représentation qu’il doit se réaliser. La différence critique est définie par le moment où cette réalisation est prise comme effective, où donc elle n’a plus d’au-delà, où l’objet imaginaire qu’elle est devenue capte comme tel l’investissement psychique. Mais qu’est-ce qu’une énergie psychique qui investit un non-objet ? Peut-être est-elle un avatar du narcissisme le plus fort qui n’a pas besoin de dire « Je », encore moins« Je a dit cela », qui s’investit comme source d’un discours nouveau toujours possible infiniment plus que comme origine d’un discours déjà révolu. S’il en est ainsi, l’alchimie de la conversion y est toujours présente et montre aussitôt l’autre face de l’affaire : car cet avatar pré­ suppose que l’individu a accepté comme un destin possible de son discours qu’il puisse être dépassé, sans pour autant dire n’importe quoi ou fuir dans le silence.

Il ouvre aussi, aux frontières de la psychanalyse, des questions trop longtemps esquivées. L’objet de la sublimation -objet imaginaire ou non-objet -est essentiellement social ; il n’y a pas plus d’argent individuel que de religion individuelle, de langage individuel que de savoir individuel. La réalité même, à laquelle la psychanalyse ne peut pas ne pas se référer, théoriquement et pratiquement, est une réalité sociale. C’est par des faux-fuyants pitoyables que, de nos jours, on essaie de tourner cette question -à laquelle Freud [36] faisait face beaucoup plus courageusement – que ce soit dans une perspective empiriste ou dans une perspective pseudo-philosophique. L’idéologie de l’adaptation à ce qui est ne vaut pas mieux que des phrases sur la « Loi », aveugles au fait que la Loi n’existe jamais que comme positive, et vides de ce qui permettrait de penser la différence entre la loi d’Auschwitz et une autre. La possibilité de penser cette différence, autant que d’échapper aux contradictions naïves de toute idéologie de l’adaptation, ne peut être fournie que si l’on reconnaît à la fois la contingence historique de ce qui se présente comme nécessité sociale et la différence radicale entre une sublimation qui conduit vers un objet imaginaire social et une sublimation qui le dépasse. Cela ne fait d’ailleurs que transposer, dans le champ pratique, l’exigence qui surgit de la psychanalyse même dans le champ théorique : ce qui vaut pour le savoir érotisé, vaut autant pour les relations sociales dominées par l’imaginaire. Cependant, on est alors conduit vers une dialectique historico-sociale rien moins que simple ; car ces relations, précisément parce que conditions de la réalité, et lourdement instituées, ne peuvent pas être traitées – même théoriquement – de la même façon que les objets imaginaires, fussent-ils sociaux, dans le champ individuel. On peut, si l’on veut, écrire que « de l’investissement des fèces à celui de l’argent il n’y a pour le sujet pas le moindre progrès, dans la mesure où cet investissement témoigne de la perpétuation de la chaîne inconsciente. Que sur d’autres points le sujet ne soit plus le même, c’est ce qui n’importe absolument pas au psychanalyste » [37] ; mais à condition de ne pas se masquer les problèmes que les « dans la mesure où » et les « sur d’autres points » contiennent. Dans les faits, il y a entre l’investissement des fèces et celui de l’argent quelques minces différences : un manieur d’excréments risque généralement l’internement, un manieur d’argent non. Jusqu’à preuve du contraire, la psychose reste un concept psychanalytique, et dire que ce qui s’y rapporte n’importe absolument pas au psychanalyste, c’est parler non pas en psychanalyste mais en dilettante de la théorie, qui transforme précisément l’analyse en « pure » interprétation, du reste vide (à savoir, incapable d’interpréter même la différence entre psychose et névrose). Une autre mince différence est qu’une société de manieurs d’argent peut exister – et éventuellement donner naissance à une autre société – , et qu’une société de manieurs d’excréments est une fiction incohérente. Et la psychanalyse n’aurait rien à traiter ni à penser s’il n’y avait pas société, production, travail. Faire abstraction de cette considération, c’est reproduire « l’abstraction qui sépare et oppose l’individu et la société » [Marx]. Le fait essentiel est que l’excrément ne peut être qu’ objet de l’inconscient, tandis que l’argent, ou l’outil, est aussi objet social – et cela fait toute la différence au monde, aussi bien concernant l’individu que concernant la société. Qu’il y ait « perpétuation de la chaîne inconsciente » est une chose ; qu’on puisse sous ce prétexte oblitérer la distinction entre aliénation mentale, aliénation sociale et un au-delà possible de l’aliénation ne montre que la confusion qui résulte nécessairement d’une intention d’isoler un point de vue psychanalytique pur. Intention d’autant plus insoutenable, qu’il n’y a rien dans l’inconscient qui puisse engendrer et faire exister l’objet argent ou l’objet outil ; la conversion de la pulsion

, présuppose que l’outil existe, donc qu’il a été créé ailleurs. On est ainsi conduit vers le problème de la création social-historique et l’étrange dialectique du réel et de l’imaginaire que celle-ci instaure, exprimée dans ce que l’organisation et la survie effectives d’une société ne sont possibles qu’en fonction d’un système de significations sociales imaginaires, à travers et par lesquelles a cependant lieu l’émergence lente, heurtée, contradictoire, d’une capacité de l’homme à la vérité – son auto-création comme zoon lagon poion perpétuellement médiatisée par l’imaginaire individuel et social. Mais voir cela ne signifie pas seulement préférer l’histoire et la société au rien, mais aussi accepter d’affronter la dialectique historique, ses obscurités, ses indéterminations ; s’assumer aussi comme sujet social et historique, dans un projet de transformation qui ici encore pourrait se formuler : où Personne n’était, Nous devons devenir, et qui ici encore sait que, pas plus que le Ça, il ne peut être question d’éliminer ou de maîtriser Personne – le champ social-historique – mais d ’instaurer un autre rapport de la collectivité à son destin.

Mais à ces questions, que la psychanalyse ne peut pas ignorer, elle ne peut pas non plus, comme psychanalyse, répondre. De ce point de vue aussi, bien que d’une autre façon, la psychanalyse apparaît comme essentiellement inachevée et inachevable.


[1Des pages entières de L’ Avenir d’une illusion, de Malaise dans la civilisation, des Nouvelles Conférences pourraient être citées à ce propos.

[2V. Gerald Holton, « Où est la réalité ? Les réponses d’Einstein », in Science et synthèse, Colloque de l’UNESCO. Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1967, p. 102. Le manifeste était signé, entre autres, par J. Petzold, David Hilbert, Félix Klein, George Helm, Albert Einstein.

[3Les citations abondent ; on en trouvera dans des textes aussi tardifs que Die Widerstiinde gegen die Ps. ( 1925), G. W., XIV, 10 l : à la découverte des « matières hypothétiques » qui sont importantes pour la névrose « ... ne conduit encore pour l’instant (vorlâufig noch) aucune voie ». D’après Jones (La Vie et l’Œuvre de Sigmund Freud, I, trad. fr., PUF, 1958, p. 286), quelques années après 1925, Freud lui avait « mysérieusement ... prédit que dans une époque à venir, l’on parviendrait à guérir l’hystérie (sic) par l’administration de produits chimiques et sans l’aide de quelque traitement psychologique que ce soit ». Aussi, dans la Laienanalyse (trad. fr. in Ma vie et la psychanalyse, Gallimard, 1949, p. 209 : G.W., XIV, 264) : « D’après l’intime rapport existant entre les choses que nous séparons entre psychiques et corporelles, on peut entrevoir le jour où des chemins nouveaux s’ouvriront à la connaissance et, souhaitons-le aussi, au traitement, chemins menant de la biologie des organes et de leur chimisme aux phénomènes de névrose. Ce jour semble encore éloigné ... »

[4V. par exemple les critiques adressées à la vieille psychologie, Ma vie et la psychanalyse, trad. fr., p. 82, 134-137. Aussi. G.W., XIV, 101-103.

[5Abriss, G.W., XVII p. 67.

[6Ma vie et la psychanalyse, trad. fr., l.c., p. 193.

[7Aristote, De anima, I,1 , 403 a 25 : ta pathé logoi en halé eisin, les passions ou affections de l’âme sont des discours dans la matière.

[8Freud a continué son auto-analyse jusqu’à la fin de sa vie, y consacrant tous les jours une demi-heure (Jones, l.c., I, 359-360, trad. fr.).

[9Aristote, Éthique à Nicomaque, A, r. 2, 1094 a 3.

[10Aristote, Physique, II, 8, 199 a 15-16.

[11Le behaviourisme « ... se vante dans sa naïveté d’avoir entièrement éliminé le problème psychologique » (Ma vie et la psychanalyse, l.c., p. 82). La question de savoir si c’est au physicien ou au philosophe de parler de l’âme, soulevée par Aristote dès le début du De anima (I, 1, 403 a 27-403 b 16), y est laissée ouverte.

[12Kai gar ton proton oron kai ton eschaton nous estin kai ou logos. Aristote, Éth. Nic., VI, 12, 1143 a 35 s.

[13De Interpretatione, 9, 18b31-19a7.

[14Le Moi et le Ça, trad. fr. (éd. Payot, 1951), p. 175 (G.W., XIII, 245). – Freud louait Schopenhauer d’avoir reconnu « le primat de l’affectivité » (G.W., XIV, 86).

[15En fin de compte, mode et moment de la création imaginaire.

[16Accompagnant la lettre à Fliess du 25 mai 1897. V. La Naissance de la psychanalyse. trad. fr., Presses Universitaires de France, 1956, p. 181.

[17Triebe u. Triebschicks., G.W., X, 214.

[18Proust, éd. de la Pléiade, I, 551.

[19C’est à cela que renvoie la phrase de Freud : « Tout rêve a au moins une place où il est insondable, comme un ombilic par où il est lié à l’inconnu » (L’interprétation des rêves, G.W., II, 116, n. 1). Aussi, ibid., p. 530 : « Dans les rêves les mieux interprétés on est souvent obligé de laisser dans l’obscurité une place, car on remarque pendant l’interprétation qu’il s’y soulève une pelote de pensées de rêve qui ne se laisse pas démêler et qui aussi n’a pas non plus fourni d’autres contributions au contenu du rêve. C’est cela l’ombilic du rêve, la place où il repose sur l’inconnu. Les pensées du rêve, auxquelles on parvient au cours de l’interprétation, doivent même obligatoirement et de façon tout à fait universelle, rester sans aboutissement, et fuient de tous les côtés dans le réseau enchevêtré de notre monde de pensées. D’un endroit plus dense de ce lacis se lève alors le souhait du rêve, comme le champignon de son mycélium. » Les traductions de ce dernier passage, aussi bien dans la Standard Edition (V, 525) que dans la traduction française (éd. de 1967, p.446), outre l’aplatissement coutumier du texte de Freud, contiennent un contresens flagrant. [Cf. aussi L’ institution imaginaire de la société, éd. du Seuil 1975, p. 378-380.]

[20Il n’y a pour se convaincre qu’à relire Malaise dans la civilisation ou L’Avenir d’une illusion. Freud ne s’est jamais interdit de parler du « progrès social et technique de l’humanité » (G.W., IX, 4) ; de même a-t-il souligné que la psychanalyse ne peut examiner qu’une des sources de l’institution religieuse, et qu’elle ne demande pour son point de vue ni l’exclusivité, ni le premier rang : ibid., 122.

[21La méconnaissance de la présence de l’universel à chacun de ces niveaux et la confusion des deux constituent la substance de l’argumentation de Politzer. Ce n’est pas seulement, comme l’écrivent Laplanche et Leclaire (« L’inconscient », in L’Inconscient, VIe Colloque de Bonneval, Paris, éd. Desclée de Brouwer, 1966, p. 99) qu’il se refuse à « réaliser » la « loi construite par les savants pour rendre compte des faits ». C’est qu’il nie qu’elle puisse, dans ce cas, être construite, et oppose naïvement à l’énoncé « la pierre est tombée à cause de la loi de la gravitation », l’énoncé « la pierre est tombée parce que je l’ai lâchée », oubliant que le second est essentiellement incomplet et que le premier n’est nullement réductible à une simple sommation d’énoncés du type du second.

[22On sait que pour Freud une représentation inconsciente ne peut pas être assimilée à une représentation verbale, et que les représentations inconscientes sont des représentations « de choses ». Cf. Le Moi et le Ça, trad. fr., l.c.., p. 173 ; G.W., XIII, 247. [Aussi G.W., X (Das Unbewusste), 300.]

[23On ne peut confondre le problème de la topique dans la perspective de Freud et les illustrations « topologiques » que J. Lacan fournit de ses propres conceptions.

[24Ma vie et la psychanalyse, trad. fr., l.c., p. 135-137 : la psychologie de l’École ne fournit rien « ... qu’une liste de divisions et de définitions », elle « n’a jamais pu fournir... le sens des rêves ».

[25« ... esprit et âme sont objets de la recherche scientifique exactement de la même façon que n’importe quelles choses étrangères à l’homme. » « Nouvelles Conférences », G.W., X, 171.

[26Freud écrira en 1925 : « …instances ou systèmes ... des relations réciproques desquels on parle selon une façon de s’exprimer spatiale, sans pour autant chercher ainsi une liaison avec l’anatomie réelle du cerveau » (G.W., XIV, 58). Il suffit cependant de lire le chapitre Le Moi et le Ça, écrit quelques années auparavant, pour s’apercevoir que les « propagations » des charges psychiques n’y sont pas des simples façons de s’exprimer— tout aussi peu que la phrase étonnante : « Le moi est avant tout une entité corporelle, non seulement une entité tout en surface, mais une entité correspondant à la projection d’une surface » (trad. fr., l.c., p. 179). Il y dit aussi que la « p roximité spatiale » de la conscience au monde extérieur « doit être entendue non seulement au sens fonctionnel, mais aussi au sens anatomique » (p. 172) – pour évoquer, il est vrai quelques lignes plus loin les difficultés auxquelles on se heurte lorsqu’on prend la représentation spatiale, topique, « trop au sérieux ». (G.W., XIII, 246-247, 253.)

[27Comme le lieu du Timée, « de toute genèse réception et comme nourrice » (49 a),« sorte d’eidos invisible et informe, qui reçoit tout, qui participe de l’intelligible de la façon la plus embarrassante (apo­rotata pé), et qui est le plus insaisissable ... » (51 a-b) ; « et il y a tou­jours un troisième genre, le lieu (chora), incorruptible, fournissant siège à toutes choses qui naissent, lui-même tangible hors toute sensa­tion à une réflexion bâtarde, à peine croyable, que nous visons comme en rêve en disant qu’il est nécessaire que tout l’être soit quelque part, en un certain lieu et possédant une certaine place, et que ce qui n’est pas quelque part, ni sur terre ni dans le ciel, n’est rien » (52 a-b). [Cf. L’institution imaginaire de la société, I.e., p. 260-279.]

[28Aristote Physique, III, 1, 201a9-15 ; V, 2, 226 a 26-28 ; VII, 3, 248 a 6-9. « L’imagination et l’opinion paraissent être des sortes de mouvement » : Vlll, 3, 254 a 29. Cf. aussi De anima, III, 3, 428 b12

[29Cantor, Lettre à Dedekind du 28 juillet 1899, Ges. Abh., p. 444.

[30Dialectique au sens d’Aristote : exetastikè (Topique, I, 2, 101 b 3), erotésis antiphaseos (An. pr., I, 1, 24 a 24) et de Kant : logique de l’apparence et critique de l’apparence.

[31Voir par exemple les discours de Glaucon et d’Adimante dans le Livre II de La République, 358 e-368 e.

[32« Mais certes, l’infantilisme est destiné à être surmonté. Les hommes ne peuvent pas rester, pour toujours, des enfants ; ils doivent à la fin sortir dehors, dans ’la vie hostile’. Nous pouvons appeler cela ’éducation à la réalité’ ... En retirant leurs espoirs de l’autre monde, et en concentrant toute leur énergie libérée sur leur vie sur terre, ils réussiront probablement à réaliser un état de choses où la vie sera tolérable pour chacun et la civilisation n’opprimera plus personne » (L’ Avenir d’une illusion, G.W., XIV. 373-374). Aussi : « Le temps est venu, comme il vient dans un traitement analytique, de remplacer les effets du refoulement par les résultats de l’opération rationnelle de l’intellect » (ibid., 368).

[33Les problèmes que ce terme peut soulever n’ont jamais conduit Freud à le mettre entre guillemets.

[34Totem et Tabou, G.W., IX, 92.

[35G.W., XIV, 457.

[36Il suffit de rappeler son attitude à l’égard de la religion, comme ses formulations répétées sur l’excès (« injustifié ») de répression des pulsions par la société, et la demande souvent exprimée d’un changement de la société à cet égard (dont il voyait clairement les implications globales) : par exemple « la psychanalyse dévoile les faiblesses de ce système (i.e. de la répression des pulsions telle qu’elle est instituée à présent) et conseille qu’il soit modifié », G.W., XIV, 106-107. V. aussi la critique de la propriété privée, ibid. 504, et l’espoir d’une « pathologie des collectivités culturelles », ibid. 504-505.

[37M. Tort, « De l’interprétation ou la machine herméneutique », Les Temps modernes, mars 1966, p. 1641. Les mots soulignés le sont dans l’original.


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